Thiers, vrai fondateur de la République (II/III)
(Illustration : la Commune écrasée, exécution de "communards" par les "versaillais"...).
....Il importe du reste assez peu de savoir à quel moment Thiers se convertit à l'idée républicaine. Quand il s'y rallia, ce fut résolument.
Cependant, avec une Assemblée monarchiste, la République de fait, celle qui existait depuis le 4 septembre, durait toujours. Et cette Assemblée eût été bien empêchée de proclamer un roi. Il eût fallu savoir lequel. Légitimistes et orléanistes formaient deux camps depuis la scission de 1830 dont Thiers lui-même avait été l'un des principaux artisans. Cette division avait déjà condamné l'Assemblée de 1849 à l'impuissance et ouvert la voie à l'Empire. Elle devait l'ouvrir à la République.
Ce ne fut pas sans le concours des évènements. D'abord il sembla que la République était rendue impossible par les républicains eux-mêmes. Restés fidèles au mot d'ordre de Gambetta, la "guerre à outrance", à celui de Jules Favre, "pas un pouce de notre territoire", ils refusaient de ratifier les préliminaires de la paix que Thiers venait d'arrêter avec Bismarck....
...un jeune révolutionnaire, Gaston Crémieux, jetait aux ratificateurs cette injure : "Majorité de ruraux !"
Des hommes tels que Thiers et Grévy n'avaient pas besoin de ce mot, qui fit fortune, pour comprendre la situation. Comment la majorité ne serait-elle pas rurale au Parlement puisqu'elle l'est dans le pays ? Les campagnes venaient de voter en masse pour la paix. Elles ne devaient accepter qu'un régime pacifique. Le cri méprisant de Gaston Crémieux était un trait de lumière pour les républicains sagaces. Il ne fut pas perdu. Les autres, plus passionnés, ne découvrirent pas tout de suite leur erreur.
Si les élections de 1871 avaient envoyé à Bordeaux une majorité de gauche et d'extrême-gauche, la guerre eût recommencé. Alors les chances de la République étaient compromises pour très longtemps. C'était déjà trop qu'elle reparût avec le visage martial de la Convention et se confondît avec la revanche. Les républicains, en restant fidèles aux traditions de 1792, s'étaient aliéné le suffrage universel et se l'alénaient encore. Pour faire oublier cette faute, il fallut une puissante diversion.
Le 18 mars, une révolution éclate à Paris. Qu'est-ce que la Commune ? A son point de départ, elle est encore une manifestation exaspérée du patriotisme, une protestation contre l'Assemblée qui vient de souscrire aux conditions du vainqueur et de lui céder l'Alsace-Lorraine. Paris s'insurge contre l'humliliation de la défaite et contre la majorité monarchiste, cléricale et rurale qui accepte le traité de Francfort.
Su un évènement était capable de perdre la République, il semblait que ce fût celui-là. En six mois, qu'avait-elle donné ? Après l'entêtement d'une lutte sans espoir dans la confusion et l'anarchie, venait maintenant la guerre civile, la guerre sociale en présence de l'ennemi qui occupait encore le sol français. Selon le précédent de 1848, où pourtant les journées de juin avaient été bien moins graves, on devait attendre une violente réaction. Non par miracle, mais par l'action et l'intelligence d'un homme, Thiers, la République sortit plus forte de ces convulsions de Paris.
Une accusation a été lancée contre Thiers. Il lui a été reproché d'avoir laissé, à dessein, grandir la Commune pour mieux l'écraser, et, du péril conjuré, se faire un piédestal. Il est peu vraisemblable que Thiers ait nourri un pareil calcul et, de propos délibéré, joué une partie aussi chanceuse. Il était devenu prudent, pariait peu et n'aimait pas les aventures. Instruit par l'histoire, et surtout par l'évènement auquel il avait eu part en 1830, il savait que la première chose à faire, quand Paris s'insurgeait, était de ne pas s'y laisser enfermer. Il raisonnait comme Henri III abandonnant la ville à la Ligue après la journée des barricades, comme Louis XIV fixant sa résidence à Versailles pour ne pas être exposé aux accidents d'une nouvelle Fronde. C'est aussi de Versailles que Thiers, comptant sur la province, entreprit de vaincre la révolution.
La guerre civile survenait après la guerre étrangère, en présence de l'ennemi. Le massacre des otages, les pétroleuses, les monuments incendiés par les communards, ce spectacle, que les soldats prussiens regardaient "assis au premier rang", produisit sur la France un effet d'horreur. Les idées de Taine et de Renan en furent changées. On voyait de près un autre 93. On avait touché l'abîme. Pour tout dire, on eut peur.
Et parce qu'on avait eu peur, on se rassura quand la Commune fut vaincue. La répression avait été terrible. Elle ne faiblit pas. L'armée de Versailles était entrée dans Paris le glaive au poing. Les chefs du mouvement étaient morts ou en fuite, Delescluze et Dombrowski tués dans les combats, Millière et Rigault exécutés sommairement. Les arrestations en masse continuèrent après la défaite de l'insurrection. Les tribunaux militaires rendirent des sentences capitales. On fusilla Rossel et Ferré. Rochefort fut envoyé à Nouméa, des milliers de coupables et de suspects au bagne et en prison. Jamais peut-être la France n'avait vu sédition plus rudement punie. Exterminé, le parti révolutionnaire cessait d'être dangereux, gage d'une République sans émeutes. Quel roi, quel empereur avaient rétabli l'ordre avec autant d'énergie et de décision que le petit homme à lunettes, le vieillard en redingote à qui l'Assemblée avait confié le pouvoir éxécutif ? Et comment, après cette lutte farouche, conduite sans défaillance, soutenir que la République c'était l'anarchie ? Dans la défense sociale, elle surpasait les régimes d'autorité. Thiers l'avait relevée de l'accusation d'être complice du désordre. Dès lors, elle rassurait plus qu'elle n'alarmait.
Et sa contradiction intérieure était résolue pour la seconde fois. La Commune couvait depuis le 4 septembre. Déjà, le 31 octobre, il s'en était fallu de rien qu'elle n'éclatât. Après le 28 mai 1871, quand les insurgés eurent tiré leurs dernières cartouches dans le cimetière du Père-Lachaise, la tradition insurrectionnelle fut bannie comme l'était la tradition belliqueuse depuis le silence de Gambetta, réfugié à Saint-Sébastien. La République n'effrayait plus. Elle commençait à prendre un aspect décent, raisonnable et pour tout dire "conservateur", celui que la personne de Thiers lui donnait.
Lui-même, jusque-là si prévenu contre elle, avait entièrement changé. On ne peut faire abstraction d'un certain contentement de soi ni d'une certaine suffisance. Thiers, qui avait le sentiment de l'histoire, jouissait pleinement d'être devenu le chef de l'Etat français à la place des Bourbons et des Bonaparte. Il était le premier qui ne dût le poste suprême ni à l'héritage du nom, ni à la gloire des batailles, ni à la force des baïonettes. Il montait sur une sorte de trône bourgeois, parce que, depuis quelques années, il était celui qui avait toujours eu raison. Maintenant, il tendait à se croire infaillible.