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Maîtres et témoins...(II) : Jacques Bainville.

1756 : le divorce entre Royauté et opinion (II)

1756 : le divorce entre Royauté et opinion (II)

Du Chapitre III, "La France entre la Prusse et l'Autriche", pages 142 à 160 (extraits, suite et fin du document précédent) :

"...C'est un bien singulier phénomène qu'une opération diplomatique conçue et exécutée par des esprits aussi calculateurs et aussi froids ait pris dans l'imagination populaire le caractère d'une conjuration entre les ténébreuses puissances du fanatisme, de la corruption et de l'immoralité. Plusieurs causes ont contribué à ce résultat. La première de ces causes c'est que les foules n'aiment pas les idées neuves. Elles préfèrent les routes toutes tracées. Elles sont pour la tradition, celle qui s'impose par la force de l'habitude, au hasard, que cette tradition soit bienfaisante ou non, ou qu'elle ait cessé de l'être. La monarchie française, en adaptant son système de politique extérieure à des conditions nouvelles, se montrait manoeuvrière et novatrice. Le grand public ne la suivit pas, resta paresseusement dans l'ornière, attaché à un passé mort. Peut-être eût-il fini par comprendre et par suivre le pouvoir si les conducteurs de l'opinion (c'étaient les "philosophes") avaient été capables de l'éclairer, Mais ils se trouvaient engagés dans la même erreur par leurs idées, par l'amour-propre et par la position qu'ils avaient adoptée. Fut-ce rencontre ou calcul ? Il se trouva que le Hohenzollern, dont la politique tendait à la destruction du système européen établi par le XVIIème siècle, fut un ami et un protecteur pour les adeptes d'idées qui elles-mêmes tendaient à renverser l'ordre de choses existant. L'ambition des rois de Prusse ne pouvait être satisfaite qu'au prix d'un bouleversement total de l'Europe. L'alliance de leur politique avec le mouvement émancipateur d'où la Révolution devait sortir s'explique par là. Dès qu'un calculateur aussi pénétrant que Frédéric eut compris les avantages que comportaient pour lui les sympathies du libéralisme français, il les cultiva assidûment par des avances, des flatteries, où les arguments trébuchants et sonnants ne manquaient pas de renforcer la doctrine. D'ailleurs protestants, grand titre auprès des adversaires de l'Église, les Hohenzollern devinrent ainsi les champions du libéralisme européen. C'est plus qu'une grande ironie, c'est le scandale de notre histoire que le militarisme et l'absolutisme prussiens aient été adulés en France pendant cent cinquante années comme l'organe et l'expression de la liberté et des "idées modernes" avant d'être proposés à l'horreur et à l'exécration du monde civilisé au nom des mêmes principes.

Ce culte insensé de la Prusse grandit encore quand les principes un peu secs de l'Encyclopédie se furent mouillés de ceux de Rousseau. L'idée du droit naturel présentait les constructions de la politique, les modestes abris de la diplomatie comme autant d'entraves monstrueuses à la souveraine bonté de l'homme tel qu'il vient au monde, encore pur des corruptions de la société. C'étaient les traités, les combinaisons, les inventions des rois et des aristocrates qui entretenaient les conflits, engendraient les guerres détestables. Ainsi parlaient le Contrat social et la doctrine roussienne, dont Voltaire disait qu'elle donnait envie de marcher à quatre pattes. Qu'on laissât faire les peuples, les races se former en nations dans les limites fixées par la nature, et l'humanité connaîtrait enfin la paix. Frédéric, qui avait profité de la vogue de l'Encyclopédie comme champion des lumières, eut le bénéfice du Contrat social comme champion du germanisme. Des contemporains, des disciples de Rousseau, Raynal, Mably, dont les livres eurent un succès immense (Napoléon 1er devait s'en nourrir), répandirent le principe qui allait devenir fameux sous le nom de principe des nationalités. Dès lors, en France et hors de France, la cause du libéralisme et de la révolution et la cause des Hohenzollern furent liées. Et ainsi les philosophes flattaient les goûts misonéistes et la naïveté des foules. Ils paraissaient "avancés", ils figuraient le progrès en face des forces réactionnaires (Bourbons, Habsbourg) alors qu'en servant la cause de la Prusse leur pensée enfantine et sommaire préparait un retour de la barbarie et ménageait à la civilisation et aux générations à naître les plus sombres destinées.

Le fait que les écrivains émancipateurs du XVIIIème siècle, en dépit de leurs prétentions à représenter les "lumières", n'ont pas vu, ont refusé de voir le péril prussien, est écrasant pour leur philosophie politique. Non seulement de pareils esprits devaient exposer la France à des catastrophes le jour où ils en auraient le gouvernement, mais leur erreur même prouvait leur inaptitude à comprendre la marche des choses et à servir le progrès dont ils s'étaient réclamés. En se retournant contre la Prusse et en se rapprochant de l'Autriche, la monarchie française avait représenté qu'il importait de "s'élever au-dessus d'un préjugé de trois siècles". Les philosophes n'ont eu ni la vigueur ni la liberté intellectuelle nécessaires pour rejeter le poids de ce préjugé. Ils ont montré la servitude de leur pensée, leur goût de la routine. Ils ont été au niveau de la foule ignorante et sans critique. Et c'est cette foule qui devait expier plus tard ce péché contre l'esprit. Les Français du XVIIIème siècle, qui méprisaient l'oeuvre de nos rois et de nos ministres, qui reconstruisaient le monde sur des "nuées", n'ont pas assez apprécié le bienfait de vivre en un temps tel que le leur. Ils n'ont pas connu le service obligatoire et universel. Ils n'ont pas su ce que c'était que l'invasion. A tous les égards, lettres, arts ou commerce, ils ont même profité, dans "l'Europe française", du prestige politique, de l'ascendant conquis par les travaux de la royauté. Et c'étaient eux qui se plaignaient ! Nous aimerions à les voir dans l'Europe de fer et de sang qu'ils nous ont léguée !..."

Et, un peu plus loin (Chapitre IV, "La Révolution et l'Empire préparent l'unité allemande", pages 176 à 179) :

"...C'est en ce sens qu'il faut entendre le "principe de continuité" dont, Albert Sorel, dans le grand ouvrage historique qui a fait sa réputation, a établi qu'il était la loi et le principe directeur de la Révolution française. À la vérité, la Révolution, dans son oeuvre européenne, n'a pas continué l'ancien régime : elle a prétendu le continuer en le corrigeant. Elle a voulu, par le plus curieux des phénomènes, revenir aux pures traditions de la politique française, altérées par les deux derniers rois depuis le renversement des alliances. En ce sens, la Révolution a été réactionnaire. À quel point la date de 1756 en domine le cours, c'est ce qui apparaît nettement par le texte fameux où le Comité de Salut public déclarait :
"Depuis Henri IV jusqu'à 1756, les Bourbons n'ont pas commis une seule faute majeure".
C'est en 1756, par le traité de Versailles et l'alliance avec la maison d'Autriche, que la "faute majeure" avait été commise. Cette "faute", la Révolution triomphante prenait à tâche de la réparer.

Il importe de se représenter que la France, en 1792, était officiellement l'alliée de l'Autriche comme elle était en 1914 l'alliée de la Russie. Mais cette alliance était impopulaire. Elle était attaquée de toutes parts et réunissait contre elle les forces de sentiment. Bien entendu, des raisonnements politiques ne manquaient pas de venir justifier les répugnances sentimentales. Pour engager la guerre contre l'Autriche, les Girondins se servirent d'arguments présentés par des hommes du métier. Les écrits de Favier fixèrent la doctrine, et Favier, sous Louis XV, avait appartenu à la diplomatie, il avait même fait partie du personnel employé par "le secret du roi". Une certaine connaissance des choses européennes, un habile emploi du langage diplomatique conféraient de l'autorité à Favier lorsqu'il parlait de l' "aberration de notre système politique de 1756", lorsqu'il exposait que, quelles qu'eussent été les défections et les déloyautés de Frédéric, un "intérêt commun" assemblait la France et la Prusse contre les Habsbourg. Ce sont les arguments de Favier que Michelet reproduit purement et simplement dans son Histoire lorsqu'il écrit, après avoir raconté le renversement des alliances, "dès lors l'Autriche aura l'Allemagne". Où était l'aberration véritable, c'est ce que l'événement a montré, puisque l'Allemagne, après n'avoir été si longtemps à personne, a fini par tomber, en suite des erreurs de la Révolution, sous la domination de la Prusse..."