L'hommage de Daniel Halévy
(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - Regret, par Daniel Halévy).
Chaque regret a sa qualité propre, quelle est cette qualité de regret que me laisse Jacques Bainville ?
N'est-ce que la rupture d'une habitude de l'esprit et de la vie, l'interruption d'une lecture et l'extinction d'une voix ? Cette voix, si pareille à ce style, comme lui dénuée d'éclat matériel, douée d'une précise puissance intérieure.
C'est cela, c'est autre chose encore. Autant, plus même que ce que j'ai connu, c'est la tristesse de ce que je n'ai pas connu, de ce qui me restait à connaître. Ou à comprendre. C'est le sentiment qu'un secret restait lié à cette pensée apparemment si claire, et que d'aucuns trouvaient sèche. Un secret qui lentement se laissait deviner, qui commençait d'être visible. (je pense, en écrivant ceci, à la récente page de Brasillach, une des plus émouvantes plaintes juvéniles qui soient dans notre littérature).
Chaque personnalité humaine a son âge de maturité, je dirai presque de jeunesse. Tel est jeune à vingt ans. Tel autre à soixante ans. Tel, pour le printemps. Tel autre, pour l'arrière-saison. Or je pense que Jacques Bainville, si étonnamment précoce, si constamment capable, était destiné à donner tout son éclat dans l'âge qui lui est refusé;
Cela se devinait à maints signes, au foisonnement de plus en plus fécond, harmonieux, de sa vaste expérience. Ce qu'il commençait d'être, qu'eût-ce été ?
De tout temps, nous décelâmes en lui une tristesse, un sentiment de la précariét des choses. Par exemple (il suffira d'un seul), dans ce Napoléon où un art merveilleux ne cesse d'indiquer, à travers les triomphes, le tremblement de l'avenir.
Sentiment aigu qui laissait Jacques Bainville sans repos. Et ce que de plus en plus nous voyions apparaître, c'était, lié à ce sentiment même, une pitié pour les peuples, pour leur destin difficile, pour la foule des humains qui composent les peuples. Un de ses amis nous rapporte qu'en ses derniers jours, écoutant lire les nouvelles, il murmura : "Pauvres gens !" Pauvres gens, ces mots-là se lisent dans la marge de chacun de ses livres.
"La triste et sauvage histoire des hommes",écrivait le vieux Michelet. Mais Michelet ne savait ajouter à son expérience que le désordre de ses espérances obstinées. Bainville ajoutait à la sienne, parlant à son pays, aux hommes de sa tradition et de son sang, a ces français auxquels son oeuvre est dédiée, le conseil de recourir, pour leur salut, à cette même règle qui pendant tant de siècles leur avait été bienfaisante. Et, s'ils n'y recouraient, de n'en jamais oublier les leçons.
De plus en plus instruit, indulgent, attentif, quelle virile sagesse, quel utile doyen perd en lui un temps qui s'annonce de plus en plus ignorant, pressé, futile et dur ! De plus en plus égaré.
Pas assez de temps, écrit douloureusement notre jeune confrère Brasillach, nous n'avons pas eu assez de temps pour connaître Jacques Bainville. Pas assez de temps, cela vaut pour toutes circonstances; Bainville n'a pas eu assez de temps pour mûrir toute sa sagesse, tous ses fruits.
Le passé rompu, ce n'est qu'une blessure. Et les souvenirs et les livres restent. L'avenir perdu c'est pire : une perte d'autant plus grave que nous ne la sentirons même pas.