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Maîtres et témoins...(II) : Jacques Bainville.

L'hommage de Paul Valéry

L'hommage de Paul Valéry

(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - Dernière rencontre avec Jacques Bainville, par Paul Valéry, de l'Académie française.)


Le jeudi 6 février, avant-veille de sa mort, j'ai trouvé Jacques Bainville à la Bibliothèque de l'Institut. Il demandait quelques livres qu'il désirait emprunter; ce qui me parut admirable et me serra le coeur.

Nous sommes allés ensemble en séance. Il s'assit au bureau, à cette place du chancelier que l'Académie voulut qu'on laissât vide, le jeudi suivant. Il montrait, face à la lumière, l'extrême de la pâleur et de la maigreur. Il ne restait de lui que ce qu'il fallait pour affirmer l'étrange autorité de la conscience de soi-même. La présence extraordinaire de ce mort lucide au regard noir et profond semblait manifester à notre petite assemblée toute la vertu du courage dû à l'esprit.

Je l'ai vu encore une fois, vers le soir de ce même jour, chez lui, à sa table de travail. Nous avons causé comme si l'idée d'un abîme tout proche n'existât pas.

Son médecin étant entré, la conversation s'égara bientôt vers la thérapeutique et ses diverses théories. Le sujet était dangereux; ma visite, d'ailleurs, devenait importune. En le quittant, je me flattai de le revoir. Il paraissait toucher à sa fin; mais je crois naïvement à je ne sais quelles ressources de l'intelligence, et la sienne, fort loin d'être troublée ou exténuée, mais, au contraire, aussi nette et aussi prompte que jamais, me semblait pouvoir tenir la mort en respect pendant quelques jours, peut-être.....

Plus j'ai connu Bainville, que j'ai connu assez tard, plus je me suis senti gagné. Cette parfaite et sobre courtoisie, la liberté remarquable de sa pensée, l'élégance qu'il avait de dissimuler l'énormité du travail qu'il accomplissait chaque jour, une absence charmante d'illusions et le goût de la vraie valeur dans les oeuvres et dans les hommes, me le rendaient toujours plus désirable à voir et à entretenir. J'en suis bientôt venu avec lui de l'estime à la sympathie et de celle-ci à l'amitié.

On sait assez que je n'ai point qualité pour parler de l'historien qu'il fut. D'autres définiront l'excellence de son art et l'abstraite beauté de son travail. Je n'exprimerai que ma peine et je m'inclinerai avec le plus grand respect devant celle qui a tant lutté devant l'horrible mal et défendu jusqu'à la dernière heure, au-delà de l'espoir, une vie très précieuse et toute noble.