L'hommage de François Mauriac
(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - La vertu de Jacques Bainville, par François Mauriac, de l'Académie Française, extrait).
Souvent nous traitons de sceptiques des hommes scrupuleux qui, lorsqu'ils écrivent, redoutent d'aller au-delà de leur pensée. Jacques Bainville possédait éminemment cette vertu de ne rien avancer dont il ne fût sûr....
....Aucun écrivain n'a eu dans sa génération un rôle aussi défini que le sien. Nous avons tendance à croire qu'un Bainville nie ce dont il ne parle pas; nous interprétons comme un signe d'incrédulité le silence qu'il garde sur tout ce qui n'est pas l'objet de son étude. Mais bien avant qu'il n'eût commencé de vivre dans la familiarité de la mort, je me souviens d'une conversation où il réservait l'hypothèse d'un monde invisible.
Seulement, c'était sur le visible qu'il raisonnait. Cette belle âme, cette triste et chère Cassandre n'attendait rien des dieux pour voir clair et ne se fiait qu'à la connaissance de l'histoire. D'une science conjecturale, Bainville avait fait une science exacte. Maintenant qu'il est mort, l'écheveau de nouveau va s'embrouiller.
Il pouvait, dans le secret du cabinet, se gorger de poésie; et à la fin de sa vie, au long de cette interminable confrontation avec la mort, nous savons qu'il n'a pas détourné son coeur de l'espérance chrétienne; mais, en public et dans l'exercice de sa profession, rien ne devait s'interposer entre son intelligence et le réel. Les vérités qu'il avait le pouvoir d'atteindre appartenaient au temps.
Était-il triste, comme on l'a écrit, de n'être pas cru de ceux qu'il voulait éclairer ? En cela très différent de la Cassandre troyenne, je doute qu'aucun écrivain politique ait joui d'un crédit égal à celui de Bainville. Il est difficile de mesurer l'action de cette vigie debout pendant tant d'années à la proue de la France; les avis qu'elle jetait paraissaient se perdre dans le vent. Mais si, dans l'affreuse confusion qui règne depuis tant d'années, notre politique étrangère montre encore quelque continuité, ne le devons-nous pas à ce très petit nombre d'esprits dont Jacques Bainville était le plus lucide ? Et je sais bien que nous nous trouvons engagés ces jours-ci dans une voie dont il dénonçait les affreux périls; mais qui oserait jurer que nous ne sommes pas redevables aux oracles de cette raison toujours en éveil, des coups de frein qui furent donnés, des retardements heureux, et des quelques précautions auxquelles vont peut-être avoir recours les signataires du pacte détestable ?
Il est douteux que Bainville ait été insensible à ce pouvoir qu'il avait sur le sesprits et indirectement sur le destin de la France. Mais il connaissait les hommes, et cette tristesse sur son beau visage était le reflet de ce qu'il observait.
Pourtant il a été très aimé. Quelques uns l'ont cru habile parce qu'il appartenait à la fois à l'Action française et à l'Académie française. Or il n'a rien fait pour obtenir nos suffrages qu'être lui-même. Ce n'est pas assez de dire qu'il ne s'abaissa jamais à des concessions : aucun mot n'est tombé de ses lèvres qui ait pu faire croire que, sur tel ou tel point essentiel, il s'écartait de ses amis. Seulement cet homme si froid trouvait, quand il le fallait, le geste, la parole, qui atteignait le coeur. Le jour de son élection, ce jour qui m'apporta par ailleurs un grand sujet de tristesse, comme nous étions allés le féliciter, il dit tout simplement à ma femme et à moi : "J'ai de la peine pour Claudel." Rien de plus; mais la chaleur de sa voix, mais l'étreinte de sa main amie, nous ne l'oublierons jamais.