En pleine mer, Henry Bordeaux suit les obsèques...
(Henry Bordeaux était en voyage en Afrique, en Côte d'Ivoire, lorsqu'il apprit la mort de Jacques Bainville. Le jour où il arriva à Abidjan - le mardi 12 février, en soirée - il trouva à son hôtel un message daté du 10, lui apprenant le décès. Mais il était tenu d'assister, le soir même, à un dîner officiel, où l'avaient convié le Gouverneur Deitte et son épouse....)
"...Cependant on m'attendait pour ce dîner au Palais du gouvernement. Me voyant absorbé, l'une de mes voisines m'en demanda gentiment la cause.
- Je viens d'apprendre que j'ai perdu un ami.
-Jacques Bainville, me répondit-elle.
- Comment le savez-vous ?
- La T.S.F. vient de l'annoncer.
Elle me parla de lui avec finesse et justesse. D'autres se joignirent à elle. Cette sympathie que suscitait l'écrivain me touchait infiniment : la terre africaine honorait l'historien de France.
Le surlendemain, 13 février, j'étais en mer pour le retour. Sur le Banfora qui levait l'ancre, je serai libre enfin de me livrer à mes pensées de deuil. Que se passait-il là-bas, en France. Les funérailles avaient-elles été célébrées à Sainte-Clotilde, sa paroisse ? Le soir, j'eus l'idée de monter jusqu'à la passerelle supérieure pour atteindre le poste de T.S.F. où peut-être les nouvelles de la journé seraient recueillies. C'était une merveilleuse nuit d'étoiles. La Croix-du-Sud descendait au bord de l'horizon : je la distinguais nettement pour la première fois. C'était une de ces nuits de silence où le glissement même du bateau sur l'Océan ne s'entend pas, où le temps et l'espace s'abolissent, où l'on se sent rapproché, par la suspension momentanée de toute agitation humaine, de ses vivants et de ses morts et de tout ce que chacun porte en soi d'essentiel trop souvent recouvert par l'activité quotidienne.
Les ondes se laissaient capter. Et voici qu'elles semblaient répondre aux questions que je désirais de poser. A des milliers de lieues, je pouvais suivre le soir les obsèques de mon ami qui s'étaient passées le matin. Je revoyais le jardin de la rue de Bellechasse où les assistants se réunissaient pour la prière des morts. Pourquoi l'Eglise en était-elle absente ? Je me souvenais avec précision qu'aux funérailles de Paul Bourget, Jacques Bainville m'avait dit :
"Je souhaite que les miennes soient ainsi, mais avec moins de musique." Comment n'aurais-je pas vu là un voeu d'obsèques religieuses ?
Henrri Robert, au nom de notre Compagnie, Léon Daudet au nom de l'Action française évoquaient et saluaient son souvenir. Je sentais la douleur de sa femme et de son fils. Puis le cortège se mettait en marche. J'entendais son piétinement dans la rue. Les ondes alors se brouillèrent. Je n'ai plus écouté des rumeurs trop confuses pour être interprétées. J'ai préféré regagner le pont et là revivre tristement la cérémonie funèbre. N'y avais-je pas assisté de loin ?..."
(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - La mort de Jacques Bainville, par Henry Bordeaux, de l'Académie Française, extrait).