"De Strasbourg à Cologne..." : II (b), Rhénanie...
(suite et fin du document précédent).
De Jacques Bainville, deux articles parus dans L'Action française, et regroupés dans l'ouvrage "L'Allemagne", Préface de Albert Rivaud, Plon, 1945.
1. Séparatistes.
Quand la nouvelle est venue qu'une heure après l'évacuation de Mayence les "séparatistes" étaient assassinés dans les rues, nous avons demandé : "Il y en avait donc ?"
Cette question n'était pas aussi absurde qu'elle pourrait en avoir l'air, puisque leur existence avait été niée par les Prussiens d'abord et, à leur suite, par tous ceux qui, en France, regardaient et voulaient regarder comme indéfectible et comme intangible l'unité allemande proclamée à Versailles le 18 janvier 1871, anniversaire du jour où le premier roi de Prusse avait été couronné à Koenigsberg.
C'est maintenant de l'histoire rétrospective. Il se passera sans doute de longues années avant que reviennent des circonstances aussi favorables à une autre libération de la Rhénanie que celle du 30 juin. Mais on aurait le droit de répéter ici le mot fameux. Quels auraient été les complices de l'autonomie rhénane ? "Tout le monde, répondraient Dorten ou les autres qui ont tenu bon (ceux qui n'ont pas été assassinés), tout le monde, si j'avais réussi."
Pour réussir, il a manqué, du côté de la France et des alliés, l'appui des uns, l'intelligence des autres. Car c'est un fait que depuis l'armistice et jusqu'en 1923 l'autonomisme avait trouvé en Rhénanie des dispositions et des disponibilités qui dépassaient toutes les espérances.
La Berliner Tribune, petit journal indépendant, bizarre bocca della verita qui paraît sur les bords de la Sprée, demande crûment : "Qui étaient les séparatistes ?" Il rappelle ce que l'on savait tout de même un peu. Il apprend ce qu'on ne savait pas.
Le 1er février 1919, une assemblée de députés et de maires des pays rhénans, réunie à Cologne, nommait un comité pour la proclamation d'une République allemande occidentale. En faisaient parti le bourgmestre de Cologne, Adenauer, et huit députés, parmi lesquels Kaas, Trimborn, Sollmann, dont la Berliner Tribune souligne les noms parce que ce sont des noms particulièrement connus dans la politique allemande. Suivait, le 11 mars, la déclaration de Dorten signée par de nombreuses personnalités.
Si le séparatisme était une trahison, alors que de traîtres ! écrit ironiquement l'audacieuse feuille de Berlin. Parmi eux, il y a eu de tout, non seulement des catholiques, mais des démocrates (le proofesseur Eckert), des socialistes (le député au Reichstag Meerfeld). La liste est longue. On y voit toute la notitia dignitatum de la hiérarchie allemande, le Staatsekretoer, ausser Dienst, l'Oberburgmeister, le Studienrat, le Landgerichtsrat, etc... Il ne manque même pas le Polizei-proesident, qui s'appelait Zoergiebel.
Mais parmi toutes ces étoiles brillait un astre destiné à devenir de première grandeur. Pour la fin, pour la bonne bouche, après avoir dénombré, selon le rite homérique, les héros de l'autonomie rhénane, la Berliner Tribune a gardé celui qui était hier encore ministre des Finances et qui a signé le saccords de La Haye, le professor doktor Moldenhauer.
Après ce coup envoyé à l'impopulaire auteur de "l'impôt de sacrifice", la Berliner Tribune tire l'échelle. Nous aussi.
L'Action française, 12 juillet 1930.
2. Au pays rhénan.
Pendant un voyage trop rapide sur la rive gauche du Rhin, nous avons lu le discours de Maurice Barrès à la Chambre. Comme la force et la vérité, sur les lieux mêmes, en étaient sentis ! Voilà le véritable point de vue français, doctrinal et réel, historique et pratique. De grandes possibilités, pour nous, pour l'Europe, pour les allemands eux-mêmes, sont ouvertes là-bas. Si elles doivent être perdues, le mauvais passé reviendra. C'est la guerre qui s'éternise.
Du haut du grand Feldberg, près de la limite où finit la zone occupée, on découvre deux pays. D'une part, cette vallée rhénane où nos soldats sont répandus, faisant bon ménage avec le paysan. De l'autre, Francfort qui ne sait si elle doit désirer l'occupation ou la craindre. Au-delà toute cette Allemagne en gestation d'on ne sait quoi d'inconnu ou de déjà trop connu. Au Feldberg, se trouve le rocher où, selon Wagner et la légende, Brunehilde a dormi son sommeil enchanté. Brunehilde, c'est l'Allemagne vaincue. Au terme de l'occupation, si nous n'y prenons garde, un Siegfried prussien viendra la réveiller.
Cette dualité, on la touche du doigt dans les villes du Rhin. Il y a une Rhénanie où cheminent les idées d'indépendance, où l'occasion paraît bonne de renvoyer le Prussien chez lui. Mais dans ce pays rhénan, le Prussien reste encore. Il est fonctionnaire, négociant, maître d'école. Il surveille et il terrorise l'habitant, et lui aussi, pour le compte du gouvernement de Berlin, poursuit un travail sourd. Le laisserons-nous agir ? Déjà, il murmure à l'oreille de ses sujets rhénans que l'occupation ne sera pas éternelle, que les Français s'en iront et qu'alors les "traîtres" pourront trembler.
Ces "traîtres", ils ont déjà reçu un nom, et un nom éloquent, dans al presse berlinoise. Ce sont les Franzoeslinge, les "fransquillons", ceux qui réservent bon accueil aux français parce que les moeurs françaises , les idées françaises leur sont plus sympathiques que la rudesse de Berlin. Il y a un esprit rhénan qui se ranime, qui ne demande qu'à se manifester librement. Ce pays a été annexé à la Prusse, il y a un siècle, sans droit, sans raison, sinon que sa richesse tentait les gens du domaine sablonneux qui commence au-delà de l'Elbe. Exploités, pressurés, vexés dans leurs sentiments, les Rhénans s'étonnent d'une chose : c'est que les Alliés ne comprennent pas leur position par rapport à la Prusse, c'est que le fameux droit des peuples à disposer d'eux-même leur soit refusé et qu'il le leur soit surtout avec une brutalité particulière dans la zone occupée par les Américains, représentants du Décalogue de M. Wilson.
"Je suis loin de méconnaître que la mauvaise humeur des provinces occidentales contre la Prusse repose sur des faits," écrivait récemment dans le Vorwoerts un ami d'Ebert, de Müller et de Scheidemann. Ce que les dirigeants du Reich ne méconnaissent pas, c'est-à-dire l'existence d'un problème linksrheinisch, d'un problème de la rive gauche du Rhin, les Alliés ont l'air de l'ignorer prodigieusement. Les dirigeants du Reich, dès l'heure de la défaite, s'étaient attendus à deux choses. D'abord, qu'un vent d'indépendance soufflerait sur le Rhin, parmi ces "Prussiens forcés", qui, à l'exemple de leur Henri Heine, aspireraient à devenir des "Prussiens libérés". Ensuite, que la Prusse serait appelée à rendre gorge, à restituer ce qu'elle avait pris au cours des siècles par la violence et contre le voeu des habitants.
Le souffle libérateur s'est bien levé sur le Rhin. Pourquoi les Alliés ne laissent-ils pas ce mouvement, légitime à tous les points de vue, s'étendre comme il lui plaît ? Quelques hommes hardis et lettrés de cette élite qui, dans tous les pays, est à la tête des réveils nationaux ou régionalistes, ont entrepris d'animer chez leurs concitoyens le sens renaissant de la patrie rhénane. A leur mode, avec leurs moyens, ils font ce qu'ont fait tour à tour Irlandais et Tchèques, Polonais et Catalans. Si le docteur Dorten et ses amis continuent à se heurter au mauvais vouloir et à l'inintelligence des Alliés, s'ils ne réussissent pas à affranchir leur pays du joug prussien, à organiser le plébiscite qu'ils demandent, savez-vous ce qui se passera ? Ils se décourageront. Ils quitteront leur pays où, après le départ de nos troupes et le retour des Prussiens, ils seraient condamnés pour haute trahison, bien qu'ils demandent simplement et sincèrement, selon la tradition et l'histoire, la formation d'une Allemagne fédérale et déprussianisée. Après eux, l'espérance rhénane retombera.
E, 1866, le Hessois Dalwigk et le Bavarois Pfordten sollicitaient l'appui de la France contre la Prusse. Napoléon III traita leurs ouvertures d' "excitations" et Bismarck put annexer à son aise. Aujourd'hui, le Nassovien Dorten est mis en prison par les Américains. Les fédéralistes allemands sont abandonnés par les orateurs officiels de la Chambre française. Napoléon III règne toujours.
On peut se représenter, dans ces conditions, l'effet que le discours de M. Tardieu aura produit en Allemagne. Il ne sera pas perdu pour les Prussiens.
-Quoi, diront les Rhénans, l'unité allemande, réalisée par le fer et par le feu, est sacrée ? Alors, la paix sanctionne les annexions, l'oeuvre de la force, puisque, nous et les Hanovriens, nous avons été conquis, puisque Bavarois, Wurtembergeois, Saxons ont été battus par les armes avant de s'unir à la Prusse. Il ne nous reste donc qu'à honorer les staues de Bismarck et de Guillaume 1er"
Et les Prussiens, de leur côté, affirmeront avec plus d'énergie ce qu'ils répétaient déjà :
- Vosu voyez bien que nous sommes les maîtres légitimes, reconnus, consacrés par la Conférence de Paris. La France elle-même le proclame. Et vous comprenez bien que si les Français n'osent rien faire pour les provinces rhénanes, s'ils les abandonnent à la Prusse, c'est qu'ils ne sont pas vainqueurs."
Ce propos est textuel. Il circule, comme un mot d'ordre, chez les fonctionnaires prussiens trop nombreux qui demeurent en pays occupé. Leur propagande même, leur activité sournoise, leur utilisation de tout ce qu'on décide et de tout ce qu'on prononce de fâcheux à Paris : ce sont les signes de leur inquiétude. Car ils savent que, dans les pays rhénans, la Prusse est prise entre deux feux, le catholicisme d'une part et le socialisme de l'autre. Tient-on à rassurer la domination prussienne et à lui donner des arguments et des armes ?
Il faut dire à la France : attention. Nous sommes en train de passer à côté d'une occasion unique. Si l'Allemagne ne se fédéralise pas par sa région occidentale, elle retsera subjuguée par sa mauvaise partie, sa partie orientale et prussienne. Alors, qu'y aura-t-il de changé en Europe ? Qu'y aura-t-il d'amélioré ? Le jour où j'ai quitté Mayence, on parlait d'un coup des indépendants à Ludwigshafen. On apprenait aussi qu'un wagon rempli de fusées d'obus, soigneusement dissimulées, venait d'être découvert par nos inspecteurs dans une gare, prêt à partir pour une usine de guerre de l'autre côté du Rhin. Rhénanie nettoyée de la Prusse ou guerre eternelle. Nous avons le choix.
L'Action française, 4 septembre 1919.