Feuilleton : Son "érudition intelligente" fait "des lecteurs reconnaissants" : Jacques Bainville... (127)
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Illustration : portrait de Jacques Bainville par Marie-Lucas Robiquet; couverture du "Jacques Bainville, La Monarchie des Lettres, Histoire, Politique et Littérature", Édition établie et présentée par Christophe Dickès, Bouquins, Robert Laffont (1.149 pages).
Aujourd'hui : 31 juillet 1914, assassinat de Jaurès : Bainville était à côté...; et "Ce Péguy !"...
31 juillet 1914, assassinat de Jaurès : Bainville était à côté...
De Jacques Bainville, Journal inédit 1914, pages 8/9/10 :
"...Ce jour-là, à 9h45, comme je venais d'être informé que les Allemands avaient fait sauter les ponts et coupé les voies entre Metz et la frontière, je m'étais rendu au Télégraphe de la Bourse. Je sortais du bureau déjà encombré et bruissant, lorsqu'un homme dit rapidement en passant près de moi :
- Il se passe quelque chose de très grave : Jaurès vient d'être assassiné.
- Où, et quand, demandais-je à l'inconnu.
- Au Café du Croissant , il n'y a pas dix minutes.
Le Café du Croissant, dans la rue du même nom, la rue des journaux, est à cinquante mètres de la Bourse.
Je m'y rendis en courant.
C'était vrai : Jaurès dînait avec quelques rédacteurs de l'Humanité, lorsqu'un inconnu, par la fenêtre ouverte, lui avait tiré deux coups de révolver dans la nuque.
Déjà la rue Montmartre était pleine d'une foule agitée et murmurante que les charges des agents ne parvenaient pas à disperser.
On eut à cet instant l'illusion qu'un mouvement révolutionnaire commençait.
La journée avait été chaude, la soirée était étouffante.
Ce sang répandu, cette guerre civile surgissant après les secousses données aux nerfs de Paris depuis quatre jours, tout faisait redouter le pire...
Allons-nous voir une Commune avant la guerre ?
L'ennemi aurait-il cette satisfaction ?...
L'auteur de cet assassinat - un jeune homme inconnu - était-il un exalté, un fou ou un agent provocateur.
L'enquête a prouvé que c'était un solitaire qui ne se réclamait d'aucun parti ni même d'aucune idée politique précise.
Tuer Jaurès au moment où la politique de Jaurès s'effondrait, au moment où sa conception internationaliste et pacifiste du socialisme s'abimait dans le néant, au moment où de toute sa pensée, de toute sa carrière d'orateur, la brutalité des faits ne laissait rien, au moment où la responsabilité de l'homme public de ce temps rempli d'erreurs commençait à n'être plus un vain mot, au moment aussi où il importait à l'esprit public que la France conservât tout son calme oubliât ses divisions - tuer Jaurès c'était plus qu'un crime, c'était une faute.
La suite nous a appris les calculs et les espérances que Berlin avait fondés sur cet assassinat : dès le lendemain, les journaux allemands répandaient à travers l'Empire, en Autriche et jusqu'en Orient, la nouvelle que le drapeau rouge flottait sur Paris et que le président de la République avait été assassiné.
Mais il était dit que, dans cette guerre, toutes les machinations allemandes devaient avorter misérablement.
Deux heures après l'assassinat de Jaurès, Paris était redevenu calme, avait remis ce tragique épisode à sa place.
Chacun, en cherchant le sommeil, évoquait non pas le drame du Café du Croissant, mais les dépêches des chancelleries et des états-majors courant à travers toute l'Europe les fils télégraphiques décidant de la paix ou de la guerre: déjà personne ne doutait plus que ce fut la guerre. Devant la grande tragédie européenne, l'assassinat de Jaurès s'effaçait, ne gardait plus que la valeur d'un fait divers..."
5 septembre 1914 : Mort de Charles Péguy. "Ce Péguy !..."
De Jacques Bainville, Journal, 1914, pages 93/94, note du 20 septembre :
"Nous avons appris presque en même temps la mort héroïque au champ d'honneur de Charles Péguy et la destruction de la cathédrale de Reims.
Ce Péguy !
Il était avant-hier une espèce de dreyfusard tout à fait vulgaire, un professeur radical-socialiste qui faisait une littérature forcenée. Il ressemblait à Jean-Jacques Rousseau par l'insociabilité, par la farouche vertu.
Et puis la mystique du nationalisme l'avait saisi. Il s'était retrouvé paysan de France, tout près de la terre, de la glèbe, du sillon. Cet universitaire s'était mis à vénérer Sainte Geneviève et Sainte Jeanne d'Arc avec la ferveur et la simplicité d'un homme du Moyen-Âge. Il était devenu un des mainteneurs et un des exalteurs de la tradition. Il a été de ce mouvement profond, de ce mouvement de l'instinct qui, dans les mois qui ont précédé la guerre, a replié les français sur eux-mêmes, à conduit l'élite intellectuelle et morale de la nation à des méditations, souvent d'un caractère religieux, sur les origines et l'histoire de la nation...
Chose étrange que Péguy soit mort d'une balle au front au moment où commençait à brûler la cathédrale où Jeanne d'Arc, pour le sacre de Charles VII, avait mené son oriflamme à l'honneur.
La guerre de 1914 a fait de beaux symboles. Péguy aura dans notre histoire littéraire et nationale la place de ces poètes soldats de l'Allemagne d'il y a cent ans qui tombaient dans la guerre d'indépendance..."