Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (58)
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de ce sujet, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : L'Académie Goncourt (I), l'état d'homme de lettres...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
L'Académie Goncourt - dont la vraie dénomination est "Société littéraire des Goncourt" - se réunit pour la première fois le 7 avril 1900 chez Léon Hennique, 11 rue Descamps, à Passy.
D'après le procès-verbal, les "Dix" n'étaient alors que sept : Joris-Karl Huysmans, Octave Mirbeau, Rosny aîné et Rosny jeune, Léon Hennique, Paul Margueritte, Gustave Geffroy.
Pour compléter l'assemblée, ils éliront Léon Daudet, Elémir Bourges et Lucien Descaves.
Il y eut une autre réunion privée, le 9 février 1903, cette fois au domicile de Huysmans, 60 rue de Babylone, pour discuter des statuts après la reconnaissance officielle de l'Académie par un décret du président du Conseil Émiles Combes, daté du 19 janvier 1903.
Léon Daudet consacre "À l'Académie Goncourt" l'intégralité du chapitre V de son "Vers le Roi". C'est dire l'importance qu'elle a eue pour lui, car il y fut heureux - toute proportions gardées - comme à l'Action française, et pour la même raison : pour l'extrême liberté qui y régnait, et qu'on lui laissait...
De "Vers le Roi", chapitre V, pages 137 à 168 (extraits) :
"L'Académie Goncourt vient d'entrer, au moment où j'écris, dans la dix-huitième année de son existence.
Depuis 1903, un certain nombre de deuils ont modifié sa composition, sans altérer sa physionomie.
On a écrit sur elle un très grand nombre de sottises, dues principalement à l'envie, et d'erreurs, dues à l'ignorance.
C'est afin de rectifier les unes et les autres que j'intercale, dans le récit des premières années de l'Action française quotidienne, ces quelques pages, en manière de répit à la politique.
Il me semble que, tant bien que mal, nous avons fidèlement rempli les intentions d'Edmond de Goncourt et la preuve est faite que son oeuvre testamentaire est viable.
Elle rend service aux jeunes écrivains. Elle dresse, en face de l'Académie tout court, quelque chose de moins guindé et de plus vivant.
Elle maintient en contact des hommes d'opinions et de convictions différentes, que tout séparerait, que réunit l'amour des lettres françaises.
C'est bien ce qu'avaient voulu les deux frères et ce qui se trouve réalisé.
A notre première réunion assistaient Huysmans, Geffroy, Paul Margueritte, Elémir Bourges, Lucien Descaves, les deux frères Rosny, Léon Hennique, Octave Mirbeau et celui qui écrit ceci.
Quelques années plus tard, la mort d'Huysmans laissait libre un fauteuil; qu'occupèrent successivement Jules Renard, Mme Judith Gautier et Henry Céard.
Je suis convaincu que le vieux maître du boulevard Montmorency aurait approuvé tous ces choix, et, à chacun d'eux, nous n'avons cessé de nous demander : "Qu'en penserait-il ?"
Sa mémoire est demeurée vivante et fervemment honorée parmi nous.
Il est présent à nos modestes agapes qui sont - j'en suis navré pour nos détracteurs - d'un rare agrément et d'une extrême cordialité.
Car je compte pour rien les bouderies passagères, tenant à l'attribution du prix, contrairement au désir, ou à l'avis, de celui-ci ou de celui-là. Elles prouvent simplement que le boudeur prend ses fonctions au sérieux et tient à son idée.
Personnellement, je suis beau joueur, et si mon candidat est battu, j'en prends mon parti en cinq secs. S'il fallait se faire de la bile avec les scrutins, littéraires ou politiques, on n'en finirait plus !...
...Nous avons plusieurs fois changé de "café" - je veux dire de restaurant - mais l'atmosphère est demeurée la même, cordiale généralement jusqu'à la confiante amitié.
Il s'est dit là beaucoup de choses intéressantes, sur notre métier, que nous aurions bien dû recueillir.
Ce métier est peut-être le plus complet de tous, par les antennes qu'il pousse dans les diverses profondeurs de l'esprit, du corps, de la société, de l'histoire, par les racines frémissantes qui l'attachent au langage, au verbe, à l'essentiel de l'homme.
L'homme de lettres est devenu singulièrement puissant, en bien comme en mal, dans la société moderne.
Puissant par sa raison, si cette raison est celle d'un Maurras, dispensateur de bienfaits politiques et critiques; puissant par son instinct, si cet instinct est celui d'un Zola, dispensateur des méfaits de l'anarchie sociale et de l'ignorance; puissant par sa folie, si cette folie est celle d'un Tolstoï, continuation de la folie d'un Jean-Jacques, et semant la mort au nom des droits de la vie.
La personnalité de l'homme de lettres - s'il a, bien entendu, le don d'émouvoir, de toucher la fibre publique - est plus transmissible qu'une autre. Elle prête sa forme aux pensées flottantes dans la masse, aux sentiments du Forum, mal exprimés, ou incomplètement exprimés.
Elle frappe des maximes, justes ou fausses, dont le rayonnement peut être immense. Elle appelle des réponses mystérieuses, comme un cri ou un coup de sifflet jetés, la nuit, dans les bois. Elle peut déterminer des actions lointaines.
C'est pourquoi Alphonse Daudet avait raison de dire que la responsabilité de l'écrivain est une des plus réelles et des plus pressantes.
D'autre part l'homme de lettres garde en général, jusqu'au terme de son existence, le goût et l'amour de sa profession.
J'ai vu de nombreux médecins se dégoûter, avec l'âge, de la médecine qui obsède l'esprit d'images funèbres, et impose à ses adeptes la fréquentation constante de la douleur physique et morale.
On a vu des auteurs dramatiques (et les deux peut-être les plus grands du cycle moderne : Shakespeare et Racine) renoncer à écrire des drames, las, sans doute, de l'ambiance des comédiens et de la lutte constante contre le factice.
Il arrive que le bactériologiste, l'astronome, prennent en dégoût leurs infiniment petits ou leurs infiniment grands, que le mathématicien se détourne du haut calcul, et aussi le philosophe de la philosophie.
Mais plus l'homme de lettres avance et plus il chérit son encrier, sa plume et son papier, et l'écoulement de sa pensée sur ce papier, dans la solitude peuplée de la création.
Mon père, qui se savait atteint d'une maladie grave, travaillait avec acharnement, le jour même de sa mort, et il fallut, à l'heure de ce dernier repas, que ma mère l'appelât deux fois.
Il me répétait : "L'exercice de l'observation littéraire est une joie dont on ne se lasse point".
Edmond de Goncourt éprouvait à écrire des délices de plus en plus grand à mesure que sa vie avançait. Dès qu'il avait un moment, en villégiature, à la campagne, il écrivait.
Quel est l'homme de lettres, journaliste, romancier, critique, maussade, souffrant, plein de grippe et d'humeur, qui n'ait senti la force lui revenir au moment où, s'asseyant à sa table, il se croyait à nouveau maître de sa destinée.
Comme Antée retrouvant sa terre, le littérateur, retrouvant sa page, ruisselle aussitôt d'une énergie renouvelée : "Mettez à mon côté ma plume", recommandait Veuillot à ceux qui l'enseveliraient.
L'amour du succès, de la gloire, des avantages qu'ils procurent, des désillusions qu'ils donnent, des sympathies ou des antipathies qu'ils suscitent, ne vient qu'après. La réelle volupté de l'homme de lettres est dans l'expression, dans la forme donnée à la fantaisie qui vient de lui monter à le tête.
Une telle volupté ne s'use pas, et elle dépasse en intensité tous les autres plaisirs connus : je dis "tous".
Elle est un excellent remède aux peines de ce monde, après la prière et la méditation..."