Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (30)
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Aujourd'hui : 1895, en Angleterre (I) : chez Georges Meredith...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
1895, en Angleterre (I) : chez Georges Meredith...
Georges Meredith (1828-1909), par George Frederic Watts. Il est peint ici en 1893, soit deux ans avant la rencontre évoquée par Daudet...
De "L'entre-Deux-Guerres" :
1. pages 273/274 :
"J'ai fait de nombreux séjours en Angleterre et à Londres, entre 1885 et 1900. Le plus important, pour la durée et l'intérêt, fut celui du printemps de 1895, en compagnie d'Alphonse Daudet. Ma mère en a consigné les principaux épisodes dasn un délicieus petit livre, auquel je renvoie le lecteur. Il faisait un temps superbe, allègre et frais. L'immense ville laborieuse et luxueuse était comme baignée dans une brume d'or. Nous étions logés dans Dover Street, en plein Picadilly; mais chaque jour Henry James nous venait quérir pour une promenade, un thé, un déjeuner, un dîner au club..."
2. pages 283 à 287 :
"...Il est difficile d'imaginer contraste plus complet que celui de Stanley, l'homme du monde extérieur, et de Georges Meredith, l'auteur de "L'Égoïste"' et de vingt chefs-d'oeuvre, l'homme du monde intérieur. Non seulement j'ai fréquenté mais j'ai aimé Georges Meredith, pour toutes les forces de compréhension affectueuse de tous les caractères humains, qui étaient en lui.
Il était l'homme de son oeuvre, celui qui est descendu plus loin, par une autre spirale que Shakespeare et Balzac, dans les arcanes de l'esprit et de la sensibilité, de la volupté du bipède raisonnant. Histologiste de l’âme, de ses rouages les plus délicats, Meredith a inauguré et achevé un mode de roman qui aura peu d’imitateurs, où il fallait à la fois un génie d’intuition et de dissociation, un éclair à deux fulgurites et comme l’inclusion d’un théologien dans un anatomiste clinicien.
Pour ceux qui ne le connaissent pas à fond, je dirai que les ouvrages de Meredith, en même temps qu’ils racontent, interprètent les raisons de ce qu’ils racontent. C’est un analyste lyrique qui creuse en délimitant. Il ne soumet point ses décors et ses héroïnes à des aventures exceptionnelles, mais il extrait l’exceptionnel des circonstances en apparence les plus banales de leurs journées.
Il les fait dialoguer en quelque sorte au second degré, de telle façon que l’égoïsme intellectuel foncier de Willougby apparaîtra dans ses moindres répliques aux deux femmes successivement victimes de son personnalisme pneumatique. Les blancs, qui sont entre les lignes de ses romans les plus fameux et du dernier, le plus compliqué peut-être de tous, "Un Mariage ahurissant", sont aussi intéressants et significatifs que ce qui est imprimé et exprimé.
Il excelle à typifier l’éphémère, à faire avouer dans un mot, dans un silence, à confesser un tic nerveux. Quand on est entré dans son style et dans sa vision des choses et des gens — c’est tout un — les autres écrivains et psychologues semblent grossiers et rudimentaires. Il a l’ellipse de Pascal et la cruauté de Saint-Simon.
Cependant il peint des créatures vivantes, roses après la course dans le jardin et la déclaration sentimentale, bavardes après avoir bu d’un grand et vieux vin, amères d’une nostalgie rentrée, des êtres à la fois de sport et de ruse, de plein air et de bibliothèque et d’une inconsciente cruauté.
Visionnaire des inclinaisons initiales, des petites pentes qui deviennent des penchants et des chutes, il dissocie les filets ténus du fatum, d’une pointe suraiguë. Il devient l’Eschyle de l’accessoire et le Molière de l’accidentel, un accidentel et un accessoire où étaient cachés soigneusement, aux yeux du vulgaire, l’essentiel avec le principal.
Son éblouissant jugement décompose, comme le prisme, ce qui s’offre à lui, puis le recompose instantanément. Il ouvre et referme le mystère de ses personnages avec une souveraine élégance.
Meredith était beau, d’une beauté singulière, suraiguë, angoissante, creusée par la douleur et le rêve. De longs cheveux blancs bouclés, un front blanc, haut, large, dégagé, une barbe blanche en pointe, des yeux d’un azur froid, bordés d’une flamme vigilante, un nez droit, une voix grave et forte, des mains nerveuses, des jambes d’ataxique, lui composaient une figure et une allure de sorcier moderne, de Méphistophélès des Celtes.
Il vivait seul, à la campagne, à Boxhill, près de Dorking, entre ses livres et sa méditation, accueillant, bienveillant, sarcastique et généreux comme un fils de roi. Un sang évidemment rarissime, formé d’ondes diverses, mais également riches, avait formé cette nature altière, cet aigle de la pensée concrète.
Sur sa table, à portée de la main, les poèmes de Mistral :
"Ils m’apportent le flot et les chants des îles bienheureuses. C’est le plus grand de tous, le plus aéré et quel équilibre !"
Ainsi vantait-il le génie méditerranéen, les doigts à plat sur Mireille et Calendal, qu’il lisait dans le texte, ayant appris, à cet effet, le provençal. Alphonse Daudet le renseigna sur quelques tours de phrase, qu’il n’avait pas parfaitement saisis : "Je vis ici au milieu de Scythes, vous comprenez, Daudet ; il faut me pardonner."
Il accueillit mon père comme une vieille connaissance : "Laissez-moi vous dire que je vous aime. Il y a dix ans que je garde pour vous, mon grand ami, des bouteilles d’un vin de Côtes-Rôties".
Son domestique, qu’il qualifiait d’ "incomparable", les monta. Elles étaient remarquables, mais le commentaire que Meredith en fit les dépassait encore, comme saveur et couleur.
C’est ainsi que nous nous liâmes en parlant du vin..."