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Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (28)

 

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 (retrouvez l'intégralité des textes et documents de ce sujet, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)

Aujourd'hui : 1889 : deux potaches les premiers sur la Tour...

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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...

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1889 : deux potaches les premiers sur la Tour...

(Ndlr) : la Tour fut inaugurée le 31 mars 1889; né le 16 novembre 1867, Léon Daudet n'a donc pas tout à fait 22 ans, le jour de son "exploit" de potache/titi parisien aventureux...

 

De "Devant la douleur" :

1. page 171 :


"...Le centenaire de 1789 - la date la plus funeste de notre histoire, quoi qu'en pensent ces négateurs de la réalité qui s'intitulent libéraux - ajoutait à l'effervescence.
Je ne me rappelle pas sans rougir l'état de stupidité, d'ignorance politique et historique où nous croupissions, mes camarades et moi, ainsi que tout notre milieu.
Le nombre d'insanités, de lieux communs qui furent débités solennellement, officiellement ou aux tables de familles bourgeoises, dans les centres éclairés - comme l'on disait - à l'occasion de ce centenaire, est quelque chose d'invraisemblable.
Les mêmes personnes qui déploraient les tueries de 1793 - tout en les excusant par de prétendues nécessités d'Etat - admiraient sans réserve la folie moins sanglante, plus meurtrière peut-être, de 1789..."

2. pages 173 à 176 (fin du chapitre) : 


"...Je dois d'ailleurs vous avouer que la Tour Eiffel fut inaugurée en catimini, vingt-quatre heures avant la cérémonie officielle, par Georges Hugo et votre serviteur. Nous sortions tous deux de soirée. Il était onze heures et demie du soir et il soufflait au-dessus de Paris un vent d'orage.
Les quatre pieds de la tour encore vierge - pour parler comme M. Prudhomme, ou notre pauvre Mariéton - étaient entourés d'une palissade, aux portes de laquelle somnolaient des gardiens.
— Si nous montions là-haut ? proposa Georges Hugo, qui avait l'humeur aventureuse, bien qu'on lui fît une. réputation de petit-maître. Il ajouta : "Sous l'orage, ce sera un spectacle magnifique."
S'approchant d'un gardien qui le considérait d'un air hébété, il lui dit d'une voix ferme, avec l'accent du commandement : "Service de l'exploitation. Nous venons vérifier si tout est en place."
Tout était en place, en effet, c'est-à-dire qu'en grattant des allumettes-tisons, que le vent éteignait à mesure, nous finîmes par dénicher l'escalier d'un des pylônes, contournant la cage de l'ascenseur, et l'interminable ascension commença.
À la première plate- forme, mes jambes me semblaient entrer dans mon estomac et j'avais grande envie de rétrograder. Georges me représenta avec éloquence l'indignité d'une telle conduite, la déconsidération qui en résulterait et la splendeur du sombre panorama qui nous attendait à trois cents mètres. En avant pour la seconde plate-forme !
Je soufflais comme si j'avais porté la Sapho du roman de mon père entre mes bras et ce nous fut même un sujet de plaisanterie, au milieu des rugissements et sifflements de la tempête, qui s'élevait en même temps que nous. Georges chantait l'air du Roi s'amuse :


Au mont de la Coulombe
Le passage est étroit.
Montèrent tous ensemble,
En soufflant à leurs doigts.


Il fut convenu, ce qui était très sage, qu'on ne ferait pas halte à la deuxième plate-forme, afin de ne pas sentir la fatigue.
Le plus dur fut néanmoins le troisième étage, aboutissant à un obscur colimaçon, terminé lui-même par une sorte de couvercle de marmite.
Georges souleva ce couvercle. Nous eûmes l'impression d'être au milieu des nuées, qui nous soufflaient alternativement le chaud et le froid.
Au-dessus de nous, dans la bourrasque, claquait furieusement le drapeau. Je voulus le maintenir. Il dansait et sautait comme un animal fabuleux. Si bien que, glissant le long de sa hampe il vint s'abattre soudain à nos pieds.
Inutile d'ajouter que nos tentatives pour le hisser à nouveau furent vaines.
Il ne nous restait plus qu'à redescendre, car le fameux spectacle de Paris la nuit, tant escompté, était nul. On ne distinguait qu'un gouffre noir, parcouru de furieux tourbillons.
Mais alors que la montée à tâtons nous avait demandé plus d'une heure et demie, la dégringolade s'effectua très vite.
Nous nous attendions l'un l'autre aux tournants et nous nous appelions à tue-tête, sans nous gêner, certains que nos voix ne seraient point perçues à travers le tumulte de l'ouragan.
La sortie se fit sans encombre. Les gardiens cette fois dormaient à poings fermés.
Quel bock dans un café de l'avenue Lowendal, qui n'avait pas encore mis ses volets !
Le lendemain matin, on lut dans les journaux que le vent avait arraché le drapeau au sommet de la Tour Eiffel. Mais personne ne voulut nous croire, quand nous racontâmes notre exploit, avec les détails les plus circonstanciés. Lockroy riait en secouant la tête :
"Vous avez rêvé celle histoire-là. On ne vous aurait pas laissés passer."
Il avait déjà toute confiance dans les rigueurs de son administration ! Mon père, plus indulgent, estimait que nous avions pu atteindre la première plate forme.
Les autres haussaient les épaules.
Et je parie que vous mêmes qui lirez ceci, supposerez que nous avons exagéré ou inventé cette escapade, fini par croire que c'était arrivé.
Seuls Georges Hugo et moi savons à quoi nous en tenir sur notre clandestine inauguration de la fameuse Tour, bien réelle, je vous en réponds."

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