Grandes "Une" de L'Action française : le premier article du premier numéro...
Voici donc le premier numéro de L'Action française quotidienne, en date du samedi 21 mars 1908, jour du Printemps. Le dernier sera celui du jeudi 24 août 1944, que nous verrons prochainement : la série des quotidiens s'étale donc sur une période de trente sept années, pour 13.000 numéros...
Dans ce premier de la longue série, l'intégralité des deux colonnes de gauche est consacrée non pas à un article proprement dit, mais plutôt à une sorte de "manifeste", signé collectivement par douze personnes, et intitulé "Le nationalisme intégral".
Après avoir donné le texte intégral de ce Manifeste, nous évoquerons ici quelques aspects de la vie quotidienne du journal, et au journal, avec une série de photos tirées de notre Album Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet (321 photos)...
(retrouvez notre sélection de "Une" dans notre Catégorie "Grandes "Une" de L'Action française")
Le texte du Manifeste "Le nationalisme intégral"
Obscurément, mais patiemment, avec la persévérance de la passion, voilà bien des années que l'Action française travaille : elle n'a jamais cessé de redire qu'elle s'adresse au Peuple français tout entier.
Elle l'a dit dans sa Revue. Elle l'a enseigné dans son Institut. Elle l'a crié dans ses réunions et sur ses affiches. En tête du journal destiné à propager quotidiennement sa pensée, l'Action française a le devoir de répéter qu'elle n'a jamais fait appel à un parti. Vous sentez-vous Français ? Traitons des affaires de France au point de vue des seuls intérêts du pays. Voilà le seul langage que nous ayons tenu. Ce sera notre langage de tous les jours. Il ne s'agit pas de mettre en avant nos préférences personnelles, nos goûts ou nos dégoûts, nos penchants ou nos volontés. Nous prenons ce qu'il y a de commun entre nous — la patrie, la race historique — et nous demandons au lecteur de se placer au même point de vue fraternel.
Ni les rangs sociaux, ni la nuance politique ne nous importent. La vérité se doit d'avancer dans tous les milieux. Nous savons qu'il y a partout du patriotisme et que la raison peut se faire entendre partout. Quelles que soient les différences des mœurs ou des idées, il existe des principes supérieurs et des communautés de sentiment plus profondes : là disparaît l'idée de la lutte des classes ou de la lutte des partis. Toutes nos conclusions politiques dérivent de ce principe fondamental : il faut que notre France vive, et de cette question posée non point par nous mais par les circonstances : comment la préserver de toutes ces forces de mort ?
Assurément, comme nos camarades de la presse nationaliste et conservatrice, nous mènerons de notre mieux la guerre à l'anarchie. Si tout patriote français nous est ami, si toute idée sérieuse nous paraît digne d'examen et de discussion, nous ne ferons aucun quartier aux idées, aux hommes, aux partis qui conspirent contre l'intérêt du pays. Vive l'unité nationale ! Périssent donc tous les éléments diviseurs ! Nous n'épargnerons ni cette anarchie parlementaire qui annule le pouvoir en le divisant, ni l'anarchie économique dont l'ouvrier français est la plus cruelle victime, ni l'anarchie bourgeoise qui se dit libérale et qui cause plus de malheurs que les bombes des libertaires.
Nous combattrons, comme nous le fîmes toujours, cette anarchie cosmopolite qui remet à des étrangers de naissance ou de cœur le gouvernement de la France, l'anarchie universitaire qui confie l'éducation des jeunes français à des maîtres barbares, les uns juifs, d'autres protestants, lesquels, avant d'enseigner parmi nous, devraient eux-mêmes se polir au contact de la civilisation, de l'esprit et du goût de la France. Nous montrerons dans la clarté qui suffit à leur faire honte, les plaies d'anarchie domestique, tuant l'autorité des pères ou l'union des époux, et, la pire de toutes, l'anarchie religieuse acharnée à dissoudre l'organisation catholique ou tentant de refaire contre l'Église une unité morale en la fondant sur des Nuées.
Allons au fond du vrai : parce que, au fond, ce qui nous divise le plus est le régime républicain et parce que cet élément diviseur par excellence est aussi celui qui organise, qui règle et qui éternise l'exploitation du pays qu'il a divisé, l'Action française appelle tous les bons citoyens contre la République.
Mais, dit-on, quelques-uns croient encore à la République. — Possible : ils se font rares. Ces derniers croyants perdront vite leur foi dès qu'ils nous auront accordé quelques minutes de l'attention et de la réflexion qu'un électeur doit accorder à la chose publique. Sans y passer huit heures par jour, comme Louis XIV, tout Français intelligent comprendra bien que ce qu'il y a de mieux à faire est de donner sa démission de souverain et de se décharger des besognes d'État sur quelqu'un de plus apte et de plus compétent. L'évidence lui fera dire, comme à l'un des plus grands amis de l'Action française : « quand je songe que j'ai été républicain, je me battrais. »
Ce regret si noble est d'un ancien radical qui lutta contre le second Empire et la politique du maréchal (1). Et nous pourrons citer des regrets du même ordre émanant d'anciens libéraux, ou d'anciens collectivistes, ou d'anciens démocrates plébiscitaires. Ne les appelez pas convertis de l'Action française : ils sont des convertis du bon sens français. Nos vérités politiques ne sont tirées d'aucun fonds d'imagination qui nous soit personnel. Elles vivent dans l'âme de nos auditeurs et de nos lecteurs. La seule chose dont on puisse se prévaloir ici, c'est d'avoir obligé le lecteur patriote à découvrir au fond de ses propres pensées et de ses propres sentiments élevés au maximum de la conscience lucide… — Quoi donc ? — La nécessité d'un recours au Roi.
Qui veut bien quelque chose en veut la condition. La condition de ce qu'on veut quand on réclame le respect de la religion, ou la paix sociale, ou la restitution de la France aux Français, cette condition préalable, c'est le Roi. Pas de Roi, pas de puissance nationale, pas de garantie pour l'indépendance de la nation. Pas de Roi, pas d'anti-maçonnisme efficace, pas de résistance à l'étranger de l'intérieur, pas de réformes bien conduites ni sérieusement appliquées.
C'est en cela précisément que réside le nationalisme intégral. Il met en ordre les problèmes français, il permet de les comprendre, et ce qu'ils peuvent offrir de contradictoire sans lui s'accorde en lui parfaitement ; par exemple, un Pouvoir central très fort et des Villes, des Provinces, des Corporations entièrement libres, au lieu de se détruire comme en République, se prêtent un appui réciproque et se consolident par l'opération de la monarchie.
C'est un fait ; nous le ferons voir. Mais c'est un autre fait que beaucoup de gens en sont frappés. C'est un troisième fait que, en tout temps, nos Princes, du fond de leur exil, ont senti cet accord et l'ont inscrit dans leur programme, qui n'a pas été fait pour les besoins de nos polémiques de 1908. Nos querelles du mois courant seraient réglées par l'application d'un principe posé, posé voici dix, vingt ou quarante ans, dans une lettre du comte de Chambord, du comte de Paris ou de Monseigneur le duc d'Orléans.
Les Français à qui cette évidence deviendra claire feront honneur à la vivacité d'esprit de leur race. Ensemble, diront-ils, nous avons fait une sottise noire en nous séparant de nos Rois : puisque rien de sérieux ne saurait se faire sans eux, le plus simple est de nous dépêcher de les rappeler, et avec eux, de nous remettre le plus tôt possible au travail.
À ce langage de bon sens, on n'objecte que la prudence des timides, ceux qui tremblent que la monarchie ne signifie « pour le public » le gouvernement des nobles et des curés (simple sottise de primaires), ou ceux qui (moins ignorants et plus imprudents) savent combien ce préjugé est faux, mais qui en craignent la puissance. Nous ne craignons, pour notre part, aucune puissance d'erreur. Notre devoir est de les réduire l'une après l'autre en leur opposant l'évidence. Mais une évidence militera, dès l'abord, en notre faveur : c'est le recrutement du personnel de l'Action française.
Ceux que le nationalisme intégral rallia nous sont venus de toutes les classes et de tous les mondes. Ces hommes qui, depuis des années, travaillent, sans un désaccord, à la même œuvre de reconstitution nationale, sont le produits d'éducations et de milieux aussi différents que les Jésuites et la Sorbonne, le barreau et l'armée, l'Union pour l'Action morale et la Gazette de France. On pourrait dire qu'ils ne s'accordent sur rien, hors de la politique, et que, en politique, ils s'accordent sur tout. Car non seulement leur politique économique ou militaire, mais leur politique morale, leur politique religieuse est une. On a remarqué, dans leurs rangs, des hommes étrangers à la foi du catholicisme. On n'en signale pas un seul qui n'ait mille fois déclaré que la politique religieuse de notre France est nécessairement catholique et que le catholicisme français ne peut être soumis à un régime d'égalité banale, mais y doit être hautement et respectueusement privilégié. De sorte que l'accord intellectuel et moral déterminé par le nationalisme intégral de l'Action française peut être envisagé tout à la fois comme le dernier mot de la tolérance et comme le triomphe du Syllabus.
Et ces deux aspects ne sont pas contradictoires. Nous apportons à la France la Monarchie. La Monarchie est la condition de la paix publique. La Monarchie est la condition de toute renaissance de la tradition et de l'unité dans notre pays. C'est pour l'amour de cette unité, de cet ordre, que commence aujourd'hui notre guerre quotidienne au principe de la division et du mal, au principe du trouble et du déchirement, au principe républicain.
À bas la République ! et, pour que vive la France, vive le Roi !
Henri Vaugeois,Léon Daudet,
Charles Maurras,
Léon de Montesquiou,
Lucien Moreau,
Jacques Bainville,
Louis Dimier,
Bernard de Vesins,
Robert de Boisfleury,
Paul Robain,
Frédéric Delebecque,
Maurice Pujo.
(1) Patrice de Mac Mahon.
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Quelques photos de notre Album Daudet pour illustrer les premiers moments de l'aventure...
1. Samedi 21 mars 1908 : premier numéro du journal
De "Vers le Roi", pages 37/38 (premières lignes du Chapitre II) :
"Le 21 mars 1908 parut le premier numéro de l'Action française quotidienne, organe du nationalisme intégral, portant, comme devise, la fière parole de Monseigneur le duc d'Orléans : "Tout ce qui est national est nôtre".
Nos bureaux étaient donc Chaussée d'Antin. Notre imprimerie se trouvait 19, rue du Croissant, dans la rue Montmartre.
La déclaration, qui ouvrait le journal, était signée des douze noms suivants : Henri Vaugeois, Léon Daudet, Charles Maurras, Léon de Montesquiou, Lucien Moreau, Jacques Bainville, Louis Dimier, Bernard de Vesins, Robert de Boisfleury, Paul Robain, Frédéric Delebecque, Maurice Pujo.
Nous avions campé la "Dernière Heure" au milieu de la première page, ce qui, par la suite, parut moins intéressant quant à l'aspect extérieur, ou "oeil", de notre feuille, que nous ne l'avions espéré.
Je signais du pseudonyme de "Rivarol" des échos, censés divertissants, mêlés de prose et de vers.
Criton-Maurras inaugurait une Revue de la Presse, avec exposé et discussion des confrères, qui a été souvent reprise ailleurs et imitée depuis, jamais égalée.
Nous annoncions, pompeusement, deux feuilletons, l'un, "Marianne", de Marivaux, recommandé par Jules Lemaître, lequel excita peu d'intérêt, comme trop long et digressif, l'autre, "Mes Pontons", de Louis Garneroy, qui plut davantage.
Il y avait aussi une déclaration de Jules Lemaître, adhérant à la monarchie, et qui scandalisa pas mal de "républicains" ou prétendus tels, dont Judet, directeur de "L'Eclair", considéré alors comme un patriote éprouvé, reconnu depuis comme une variante de Judas..."
Illustration : "cela ne durera pas six mois...", disaient certains. Malgré la résistance acharnée du Système - et l'infinité de ses "coups bas.." - qui finit tout de même par "avoir sa peau" en 44; malgré l'hécatombe de 14; malgré les injustes sanctions vaticanes; malgré les brouilles et les départs inhérents à toute formation politique... l'extraordinaire aventure de l'Action française dura presque 36 ans; et 13.000 numéros : c'est le 24 août 44 que parut, en plein climat de Terreur dûe à la sinistre "Epuration", le 13.000ème et dernier numéro.
Mais les choses qui devaient être dites avaient été dites; les démonstrations qui devaient être faites avaient été faites; les preuves qui devaient être apportées avaient été apportées : "Les bâtisseurs sont morts, mais le Temple est bâti..."
2. Maurras à l'imprimerie...
Dans son "Maurras et notre temps", Henri Massis dit, à un moment, de Bainville et de Daudet, qu'ils "étaient de vie régulière".
C'est-à-dire que, leur après-midi de travail terminé, ils rentraient, tout simplement, chez eux, en famille...
Rien de tel pour Maurras, célibataire : son rythme de travail était radicalement différent, et s'apparentait d'avantage à celui d'un "oiseau de nuit", comme le montre Daudet, dans cette fin du chapitre VI de son "Vers le Roi", pages 201/202/203 :
"...Maurras en use aussi, à sa façon (de la répétition, ndlr), qui est de varier les sujets, au cours d'un même article, et de servir chaque matin, en plusieurs paragraphes, un menu politique presque complet...
Maurras travaillant toute la nuit et passant presque toute la nuit à l'imprimerie (ce qui est phénoménal et unique dans les annales de la presse !), l'Action française est le seul journal dont les nouvelles soient contrôlées.
Chez la plupart de nos confrères, ces nouvelles, transmises par les agences, sont insérées en vrac, par le secrétaire de rédaction, sous la rubrique "Dernière heure", et c'est au lecteur à se débrouiller dans leur énoncé blafard, absurde, contradictoire ou confus.
Rien de tel chez nous : l'oeil de Maurras, servi par une mémoire effarante, a vite fait de relever l'erreur de fait et de la corriger, l'interprétation tendancieurse et de la barrer.
On n'imagine pas l'utilité de cette surveillance, surtout dans les moments graves ou critiques.
L'Action française n'est pas seulement un quotidien. Elle est aussi une ligue et un organisme d'action. Elle a des ramifications innombrables dans tous les milieux et dans toutes les provinces. D'où la nécessité, pour elle, d'insérer les communiqués de ses amis et les comptes rendus de ses manifestations, de ses réunions, des mille formes de son activité politique.
Aussi arrive-t-il fréquemment qu'entre onze heures du soir et minuit, une heure du matin, il faille faire de la place à un évènement, à un incident qui nous sont propres, bien que d'un intérêt général, et sur lesquels nous sommes les seuls à avoir des détails exacts.
Que de fois furent ainsi rédigés des papiers hâtifs, de bulletins de succès royalistes obtenus ici et là sur les républicains, cependant que de nombreux manifestants, chauds encore de leur bonne besogne, s'épongeaient dans un coin de l'imprimerie !
Pujo, chef de l'action et sortant d'en prendre, déclarait qu'il lui fallait une colonne et demie, au grand désespoir du secrétaire de rédaction, obligé de faire sauter un papier important.
Mais vous connaissez bien Pujo; quand il a une idée en tête, il s'y tient et heureusement; attendu que l'idée qu'il a foncièrement, dans sa tête dure et clairvoyanet de Rouergat, est le rétablissement de la monarchie. Alors, zou, il n'y a qu'à lui accorder la place qu'il demande, et vivement, dût-on, pour cela, supprimer le feuilleton. Notez que cette suppression est une faute grave.
Maurras revoit plusieurs fois ses épreuves. En metttant bout à bout ses corrections, on obtient ce qu'il appelle "le ténia", un ruban de plusieurs mètres d'imprimé.
Je ne change rien à mon texte, trop heureux de n'avoir plus à y penser. Ceci compense cela et prouve que la nature et la providence nous avaient destinés là-dessus à collaborer.
Mon écriture est presqu'aussi peu lisible, ou difficilement lisible que la sienne. ce qui fait que notre vieil ami et collaborateur Bartoli a bien du mal à nous corriger.
J'ai un certain goût pour les coquilles, toujours pittoresques.
Une des plus belles, demeurée célèbre chez nous, est celle qui fit insérer, dans un article de Maurras, bien en vue et en italiques, comme une citation latine importante, ces deux mots mystérieux : "Nacus compum".
Maurras avait écrit : "Chacun comprend" !"
3. À l'imprimerie : la "salle de garde"...
...petite salle où, chaque nuit, se relayent les équipes qui, depuis l'assassinat de Marius Plateau et Berger, veillent sur la sécurité de Charles Maurras...
4. A l'imprimerie : graffitis sur les murs...
Bien reconnaissable : Léon Daudet...
5. A l'imprimerie : la salle des plieuses (rare document... en anglais !)
Folding machine room, printing works of the "L'Action Francaise" newspaper, Paris, 1917.
French postcard.
Artist: Unknown
6. "L'âme du mouvement, ce fut Maurras..." disait Daudet...
De "Vers le Roi", pages 51/52 :
"...Je secondai Maurras, à la rédaction, de mon mieux. Vaugeois donna l'impulsion à la propagande. Mais il n'y a aucune espèce de doute : l'âme du mouvement, ce fut Maurras.
Il y a, au moment où j'écris ceci, près d'un quart de siècle que ce grand homme, jour et nuit, ne gardant que six heures à peine pour son sommeil et ses repas, saisit, étreint corps à corps le démon de l'erreur républicaine et ne lui laisse pas le temps de se ressaisir ni de souffler.
De deux heures de l'après-midi à huit heures du matin, il est sur pieds, dépouillant son énorme correspondance, écoutant les rapports de ses collaborateurs, les propos de ses visteurs, distribuant ses ordres ponctuellement obéis; en dehors des bureaux du journal, son domaine est l'imprimerie, rue du Croissant, où il écrit, d'une plume rapide et précise, les pages de lumière que l'on connaît et qui portent partout la conviction et la certitude.
Traité de "sophiste" - au sens péjoratif du mot - par des imbéciles d'ailleurs de moins en moins nombreux il est bien un ami de la sagesse (Sophia), d'une intrépidité égale à sa clairvoyance; mais aucun nuage ne s'interpose jamais devant le soleil de son bon sens.
Quand il analyse, jusqu'à l'extrême pointe de l'entendement, il le fait clairement, et sa synthèse vient d'une seule volée, comme une nappe d'or..."
Illustration : à l'imprimerie, des brouillons de Maurras, qui donnent une idée du travail qu'avait Bartoli, pour chiffrer et corriger : à quoi devait ressembler le "ténia" lorsqu'il mesurait plusieurs mètres !...
7. L'imprimerie, rue du Croissant
7. L'aristocratie ouvrière
De "Paris vécu", Première série, rive droite, pages 22/23 :
"...Adolphe Belval était le chef de l'équipe de typos qui composaient notre quotidien au début.
C'était un homme gros, solide, jovial, parigot dans l'âme, avec des yeux en grains de café, noirs et subtils dans une face ronde.
Sa valeur professionnelle était grande, son expérience consommée, dans ce métier difficile qu'est la confection d'un grand journal.
Il y a une élite ouvrière, notamment à Paris, passionnée pour les chosees de l'esprit et les discussion théoriques et politiques, en même temps qu'habile en sa technique, et que je considère comme une véritable aristocratie.
De cette élite j'ai connu de nombreux spécimens, dans les hôpitaux et le monde des infirmiers, chez les typos, chez les cheminots, chez les chauffeurs (autrefois chez les cochers de fiacre), chez les garçons de restaurants et de marchands de vin, et dans bien d'autres professions.
Un ouvrier de Paris à l'esprit ouvert est plus intéressant, à mon avis, qu'un bourgeois de même niveau intellectuel, parce qu'il n'est pas gâté par la convention, l'apprêt, le chiqué, l'esprit d'académie, de faculté, de salon; sceptique et gouailleur, il est remarquablement accessible à une conviction forte, à une certitude même mystique, à un enseignement vigoureux.
Le goût d'apprendre, de s'instruire est très vif chez lui.
Quant aux typos, ils sont une aristocratie dans l'aristocratie dont je parle et fort capables de discerner ce qui est beau, nouveau, intéressant, de ce qui ne l'est pas.
Je parlais avec Belval comme j'aurais parlé avec un de mes collaborateurs de la rédaction, non pas seulement des choses et des gens, mais des idées.
Belval n'avait rien d'un primaire. Il s'exprimait bien, avec ces saines incorrections qui valent mieux que la corretcion morte d'un Hermant ou d'un Henri de Régnier.
Il croyait que le Gaillac valait le Château-Yquem (ce qui amusait beaucoup le cher comte Eugène de Lur-Saluces, propriétaire dudit Yquem), mais j'avais fini par lui arracher cette idée erronée.
En revanche, nous convenions tous deux que le pain de la boulangerie Hédé, rue Montmartre, était (il l'est encore) le roi des pains.
- Adolphe, voulez-vous m'expliquer pourquoi on ne trouve plus de bon brie à Paris ?
- Monsieur Dau...daudet c'est par...parce que la...la fabrication n'est plus la même. Mais je vous en trou...trouverai de...demain soir.
Le lendemain soir, en effet, nous lâchions l'imprimerie et Maurras, dans le feu de son article - sous la surveillance implacable de Boisfleury - pour aller déguster, au Croissant, un quartier de brie sans plâtre, accompagné d'un pain "polka" de chez Hédé, craquant à souhait, avec ce que j'appelle une mie des anges, id est à odeur de froment.
Il n'y a rien de meilleur ici-bas. Puis, comme je suis faible avec les gens que j'aime bien, je laissais Adolphe faire venir un Gaillac..."
Illustration : Ouvriers imprimeurs et journalistes au comptoir, après le lancement de l'impression du journal...
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