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Frédéric Rouvillois: l’automne du «Penser printemps» Entretien avec l'essayiste et historien conservateur Frédéric Rouvillois, par Elisabeth Lévy.

Frédéric Rouvillois, professeur de droit public et écrivain © Hannah Assouline

Pour l’historien et essayiste conservateur, auteur de Liquidation, Emmanuel Macron et le saint-simonisme (Le Cerf, 2020), Emmanuel Macron incarne mieux que personne le monde dans lequel nous vivons: on ne sait pas où on va, mais on avance bien. Dans le sillage du saint-simonisme, notre président, derrière une façade démocratique, met en place une oligarchie d’experts. Entretien

2.jpegCauseur. Pour vous, Macron est un continuateur du comte de Saint-Simon (1760-1825). Peut-être faut-il rafraîchir la mémoire de quelques lecteurs (et de votre servante). Peut-on dire que les saint-simoniens sont les ancêtres des élites mondialisées ?

Frédéric Rouvillois. En tout cas, ils annoncent certaines de ces élites mondialisées qui réalisent la fusion du libéralisme et du socialisme, plus exactement d’un libéralisme encadré et d’un socialisme inégalitaire. En un sens, le saint-simonisme est une sorte de religion théorisée par Saint-Simon dans son dernier ouvrage, Le Nouveau Christianisme (1825), avec une église et une morale presque droit-de-l’hommiste, qui substitue aux fois anciennes, supposées mensongères, une religion de l’Homme s’émancipant par l’économie de la misère et de l’ignorance, et accédant à l’âge d’or.

Mais le saint-simonisme est avant tout une idéologie de la mobilité, de la fluidité et de la compétition, avec l’idée que chacun doit repartir de zéro pour se lancer dans la compétition à corps perdu, en fonction de ses « capacités ».

La compétition, que ce soit pour les femmes, le pouvoir et l’argent, est l’un des moteurs de l’existence humaine, bien avant l’époque moderne.

Je ne prétends pas que nous devrions vivre comme les moutons d’un troupeau bêlant de concert. Mais pour le saint-simonisme, la vie et l’histoire du monde se résument à cette compétition, l’objectif de chaque individu étant d’être « à sa place » dans la cordée. Le postulat de Saint-Simon, « à chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres », implique à certains égards une table rase indéfiniment répétée, puisque pour que chacun parte sur la même ligne que tous les autres, il faudrait éliminer non seulement le patrimoine matériel accumulé au sein de chaque famille, mais aussi le patrimoine culturel… Le système éducatif jacobin imaginé par Robespierre préconisait que les enfants soient retirés de leur famille pour qu’ils ne soient pas pervertis, qu’ils grandissent ensemble jusqu’à l’âge adulte pour pouvoir participer de manière égalitaire à la République. Je ne dis pas qu’en prônant l’école à trois ans et la suppression de l’école à la maison, mon collègue Blanquer soit exactement dans la même optique, mais il y a quand même quelque chose de cela.

Pourquoi rattacher Emmanuel Macron à Saint-Simon plutôt qu’à Marx ? Marx aussi installe le primat de l’économie après tout.

Et pourquoi rattacher le pape à Jésus-Christ plutôt qu’à saint Paul ? Eh bien, parce que saint Paul est un disciple de Jésus-Christ ! Or, s’agissant de la place de l’économie et de la conception de l’Histoire, Marx est très largement un disciple de Saint-Simon, comme il le reconnaît volontiers. En outre, il y a dans la problématique macronienne du dépassement de la politique par l’économie un évident lien de parenté avec Saint-Simon. Enfin, il y a chez Macron cette dimension libérale indéniable dont vous conviendrez qu’on peut difficilement la rattacher au Manifeste du Parti communiste.

Qualifieriez-vous le macronisme d’utopie ?

À certains égards, oui. Comme le saint-simonisme, il rêve d’une sorte de réconciliation universelle à laquelle on parviendra en dépassant ou en surmontant les différences (entre riches et pauvres, hommes et femmes, etc.). Libérés des conflits, les hommes seront libres d’agir selon leur volonté et de réussir selon leurs talents. Il y aura donc autant d’histoires que d’êtres humains : c’est la fin de l’Histoire.

Ces quelques rappels étant faits, venons-en aux reproches ! À vous lire, on dirait que la seule alternative au monde liquide décrit par Zygmunt Bauman est l’ordre ancien et immuable dans lequel la naissance était déterminante. Si l’histoire n’avait pas opéré de liquidations successives, nous serions encore dans les cavernes.

Ne me caricaturez pas trop ! Évidemment qu’il faut de la souplesse. Récuser la liquidation universelle et permanente, reconnaître le rôle structurant des limites ou des frontières ne signifie pas qu’on veut mettre des limites partout, et à tout. Si la tradition n’est pas en évolution permanente, elle se suicide. Quant au vrai but du conservateur, ce n’est pas de conserver la totalité de ce qui existe, mais de reconnaître qu’il y a dans le passé des choses qui sont bonnes, d’autres qui le sont moins et de faire un tri. Il est contraint à un devoir d’inventaire permanent. De son côté, le saint-simonisme, y compris dans sa version macronienne, valorise le mouvement en tant que tel. Ce qu’il faut c’est être « en marche », changer, être dans le « trans », le passage. Et si l’islam inquiète Macron, c’est 

moins parce qu’il menace une certaine identité française, que parce qu’il fait obstacle à la société liquide et dépourvue de repères fixes rêvée par Saint-Simon.

En attendant, « à chacun selon ses capacités », c’est la définition de la méritocratie. Vous dénoncez le gouvernement des experts, mais je me rappelle les Gilets jaunes affirmant que n’importe qui est capable de gouverner. Désolée, je ne leur aurais pas confié la boutique ! On ne peut pas se passer d’une forme de légitimité rationnelle.

Je ne nie évidemment pas le rôle des experts, des scientifiques, des universitaires – dont je fais partie. Ce que je reproche à Macron c’est de nous jouer le grand air de la démocratie citoyenne. Les saint-simoniens au moins assumaient leurs idées : ils établissaient clairement une hiérarchie entre ceux qui ne savent rien, et qu’il faut par conséquent écarter du pouvoir, et ceux qui savent, à qui il incombe de diriger à proportion de leur savoir : Cédric Villani président, en somme, en attendant l’intronisation de la prochaine médaille Fields. La méritocratie des experts, c’est l’aristocratie du savoir qui entraîne, chez les saint-simoniens, une oligarchie du pouvoir. En soi, la chose n’est pas forcément négative, je ne me sens pas personnellement une appétence démocratique faramineuse. Ce qui est plus gênant, c’est d’être dans le faux-semblant, de mettre en place cette aristocratie sans l’assumer tout en faisant croire que l’on est toujours dans une perspective parfaitement démocratique ! Notre fameuse convention citoyenne pour le climat s’inscrit dans cette logique : on fait croire que c’est le peuple qui parle, alors que derrière la scène, les experts prennent les décisions, avant que le président ne déclare à Brut, le 4 décembre, que ce n’est pas « parce que les 150 citoyens ont écrit un truc que c’est la Bible, ou le Coran ».

Notre politique sanitaire actuelle – et le sacro-saint principe de précaution sur lequel elle est fondée – renvoie au « corps glorieux » de Saint-Simon.

En effet, les saint-simoniens voulaient réconcilier l’esprit et la matière. C’est ce qu’ils appelaient « la réhabilitation de la chair » : tout un programme !

Ambition louable…

C’est vous qui le dites… En tous cas, cela peut évoluer vers un hygiénisme fanatique. De nombreux médecins entouraient du reste les saint-simoniens, tout comme Macron aujourd’hui. En 1832, lors de l’épidémie de choléra à Paris, ils n’hésitent d’ailleurs pas à préconiser une dictature sanitaire assumée comme telle. La religion de l’homme exige que tout soit fait pour que son corps, sa vie matérielle ou physique soient préservés, « quoi qu’il en coûte », comme dirait qui vous savez… Quand on ne croit plus qu’en l’homme, il faut absolument sauver ça, sinon tout est fichu. Or, comme le montre Olivier Rey dans L’Idolâtrie de la vie, plus l’État donne, plus cela crée de frustrations qui engendrent à leur tour une nouvelle demande, qui entraîne plus d’intervention de l’État et ainsi de suite.

D’une façon générale, vous semblez partir du principe que tout vient d’en haut et vous oubliez la demande sociale qui est à la fois une demande de protection, d’ouverture et de flexibilité. Les gouvernés aussi font du « en même temps ». La doctrine macrono-simonienne n’est-elle pas la plus adaptée à l’individu roi qui veut que ses droits lui soient garantis tout en ayant accès à ce qui se passe à l’autre bout de la planète ?

En effet, si Emmanuel Macron a gagné la présidentielle, ce n’est pas juste parce qu’il était là à ce moment-là, que Hollande avait fait preuve de son incapacité et que Fillon avait les mains sales. Macron correspond tout à fait à notre époque. Le nouveau monde dont il parle, c’est celui qu’on a devant les yeux. Je serais étonné qu’il ne soit pas réélu en 2022, car il est dans le sens de l’Histoire, comme les disciples de Saint-Simon l’étaient au moment de la révolution industrielle. Dans le sens du vent. Mais je doute que ce vent soit toujours bon pour notre pays.

En tout cas, les peuples ne veulent plus de modernisation à marche forcée. Peut-on dire que le saint-simonisme, que vous créditez aussi de plusieurs réalisations, a accompli sa mission historique ?

C’est une question de marxiste ! Effectivement, si l’Europe de Jean Monnet ne me fait pas vibrer, le saint-simonisme a sans doute fait des choses utiles. Pour autant, je ne pense pas qu’il y ait une « mission historique » du saint-simonisme. Ni d’aucune doctrine d’ailleurs !

Justement, Emmanuel Macron n’est-il pas plus complexe que ce que vous pensez ? Avant même le tournant de ces derniers mois, il avait une certaine prétention à la verticalité, là où le saint-simonisme consacre le triomphe de l’horizontalité. Bref, on ne peut pas le réduire à l’utilitarisme.

Il l’a montré en choisissant le Louvre pour son premier discours de président. C’était étonnant, et assez séduisant. Il y a chez lui une forme de verticalité, un sens de la culture, même s’il explique « en même temps » que la culture française n’existe pas, un sens du spirituel, même si dans son livre Révolution (2016), il oublie complètement les interrogations religieuses de sa propre jeunesse. Sa seule incursion dans ce domaine consiste à expliquer que les religions sont des obscurantismes allant à l’encontre des Lumières : référence d’ailleurs omniprésente dans son discours, et qui le replace dans une généalogie plus longue.

Macron n’a-t-il pas été rattrapé par le réel, c’est-à-dire par l’anthropologie ? Aujourd’hui, il semble comprendre qu’il y a bien une nation et un peuple français, il parle des frontières, il fait son aggiornamento sur l’islamisme. J’ai beaucoup de mal à croire qu’il n’y ait que de la communication, du paraître, dans ce nouveau cours.

Je ne sais pas quelle est la sincérité de son propos, qui a connu sur ce point nombre de sinuosités. À certains moments, il semble habité par l’histoire de France, à d’autres, plus fréquents, il paraît dominé par sa vision européiste, ou bien il évoque la souveraineté de la France tout en croyant d’abord en celle de l’Europe, donnant l’impression de faire des variations autour d’un thème fixe, comme quelqu’un qui ferait des circonvolutions en trottinette sans sortir de la piste cyclable.

Peut-être, mais l’homme nouveau n’est pas apparu par miracle, il y a toujours des gens attachés à des territoires, des langues et des histoires particulières. Que cela lui plaise ou pas, Macron est capable de le comprendre et d’en tirer les conséquences.

Je ne pense pas que quelques attentats, aussi atroces soient-ils, suffisent à faire basculer aussi radicalement un homme doté depuis si longtemps de cette colonne vertébrale idéologique qu’est le saint-simonisme. Charles Perrault, l’un des premiers grands progressistes de la fin du XVIIe siècle, compare l’Histoire à un fleuve qui traverse parfois des grottes souterraines pour ressortir plus loin, encore plus puissant. Je ne crois pas que le Macron nouveau, qui parle avec émotion de la France, de son histoire, de sa culture, soit le Macron définitif, ni même le véritable. Avec le coronavirus et le « séparatisme » islamiste, il met en veilleuse certaines de ses convictions – mais dès que les choses iront mieux, on retrouvera le progressiste qui constitue le « Macron profond ».

 

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