La désindustrialisation à la française.
• Crédits : Marie Viennot - Radio France
Source : https://www.franceculture.fr/
Réindustrialiser la France, c’est l’un des axes majeurs du plan de relance. On part de loin, la France est le pays de l'Union européenne qui s'est le plus désindustrialisé depuis les années 70. Quelles sont les causes spécifiquement françaises de ce phénomène ?
"Depuis quelques mois, le textile est en crise. Réductions d'horaires, fermeture d'ateliers, d'usines même. De mois en mois, on espère la relance..."
Extrait du journal télévisé en avril 1965. La relance évoquée à l’époque n’est que commerciale, saison du blanc, printemps… et le textile fait alors vivre plus de 500 000 personnes en France.
50 ans plus tard, ce chiffre a été divisé par 5. Ce déclin aura concerné tous les secteurs industriels. De 5 millions 700 000 personnes employées dans l'industrie en 1974, on est passé à un peu plus de 3 millions en 2019.
La désindustrialisation est un phénomène mondial. Même la Chine et l'Allemagne, les deux premières puissances industrielles du monde, ont vu la part de l'industrie baisser dans ce qui est produit sur leur sol.
• Crédits : Banque mondiale
Cela s'explique aisément :
- la demande de service est depuis 20 ans sur la piste ascendante,
- les gains de productivité sont plus importants dans l'industrie que dans le tertiaire,
- l'industrie a beaucoup externalisé, c'est à dire transféré à des prestataires extérieurs tout un tas d'activité, comme le ménage, la sécurité, la communication etc...
La France ne fait pas exception à ces tendances, mais si on la compare aux autres pays de l'Union Européenne, la désindustrialisation y a été plus forte.
Quand on prend l'ensemble de la production industrielle de la zone euro, ce qui exclu les anciens pays du bloc communiste où les salaires sont bien inférieurs, la part que représente l'industrie française a baissé de 4 points, celle l’Italie 2 point, l’Espagne est quasi stable, et l’Allemagne a elle gagné 5 points.
• Crédits : Eurostat
Aujourd'hui l'industrie pèse un quart du Produit intérieur Brut européen, 21% en Allemagne, 20% en Italie, 13% en France. Si on prend l'activité manufacturière, c'est à dire sans l'industrie lourde et extractive, c'est 10%.
Salaires élevés et productivité la plus élevée de la zone euro
Pourquoi le déclin de l'industrie a-t-il été plus fort en France que chez nos voisins qui partagent la même monnaie, et peu ou prou les mêmes standards sociaux ?
Première explication, la plus entendue : l'ouvrier ou l'ouvrière française sont trop chers. Comparé au sud est asiatique, et même aux pays comme la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie... c'est sûr. Comparé à l'Espagne, et l'Italie, c'est vrai aussi. Depuis 2000, sous l'effet notamment des 35 heures, le coût horaire de la main d'oeuvre a augmenté et pu pousser les industriels français à rogner sur l'investissement ou d'innovation... ce qui peut expliquer qu'ils se soient fait distancer par leurs voisins. L’industrie est le secteur le plus exposé à la concurrence internationale. Il représente encore les trois quarts des exportations françaises.
Mais premier bémol, l'augmentation de la productivité a été bien plus forte en France qu'en Allemagne, en Espagne et en Italie depuis les années 2000. Cette "surproductivité" fut aussi un facteur important de destruction d'emplois, et elle a en partie compensé l'augmentation des coûts salariaux.
Dans l’industrie, au cours des années 2000 et jusqu’en 2006, la productivité a évolué en France à un rythme supérieur d’environ 6 points à celui de la zone euro. Cet écart d’évolution avec la zone euro s’est encore accentué depuis, pour atteindre 13 points en 2018. Direction du Trésor.
• Crédits : Insee
Deuxième bémol, les coûts salariaux ne représentent que 16% des coûts finaux dans l'industrie, et depuis 2013, ils ont été réduit par le biais des allègements de cotisations. Et puis, si on se tourne vers l'Allemagne, le coût du travail manufacturier y est toujours plus élevé que chez nous.
• Crédits : Direction Générale des Entreprises
Les salaires ne sont donc pas le seul facteur explicatif. Alors quoi d'autres ?
Les impôts de production ! s'écrient les industriels depuis des années. Ils représentent en France 2% du PIB, contre 0.5% en Allemagne, ou 1% en Espagne. Ce sont des coûts fixes, et cela rend donc la concurrence peu équitable. D'où la décision du gouvernement de réduire ces impôts de production.
Salaires, impôts, cela suffit-il pour expliquer la déroute industrielle française ? Non. Il y a aussi des facteurs politiques, sociétaux, et thèse plus rarement entendues, le poids des multinationales dans l'économie française.
C'est le Centre d'étude et de prospective d'informations internationales qui fait cette hypothèse dans une étude nommée : L’étonnante atonie des exportations françaises (janvier 2019).
En France, le poids des multinationales est plus grand que chez nos voisins, or entre 2007 et 2014, leurs effectifs à l'étranger ont augmenté de 60%, deux fois plus que pour les multinationales allemandes et italiennes. Ces emplois ne se sont pas forcément substitués aux emplois en France, reconnaissent les chercheurs qui ont mené cette étude, mais ils remarquent que dans les années 2000 pour l'automobile, 10% des voitures vendues en France étaient produites à l'étranger, en 2016, c'était 50%. En Allemagne, on est passé dans le même temps de 15 à 25%.
Nos fleurons industriels manqueraient-ils de patriotisme ? Ont-ils été séduits par cette vision de l'ancien patron d'Alcatel Serge Tchuruk de l'entreprise sans usine ? (on disait aussi fabless). Si la crise du coronavirus a pu susciter des espoirs de changement, que Renault annonce mi juillet qu'il produirait en Chine un petit véhicule électrique, destiné au marché français... fut la première douche froide.
L'hebdomadaire Marianne a fait les comptes des emplois créés en dehors de France par les entreprises du Cac 40 ces dernières années.
Au cours de ces dix dernières années seulement (2008-2018), les groupes du CAC 40 ont réduit de 150 000 personnes le nombre de leurs salariés en France (...) Dans le même temps, les mêmes parviennent à augmenter de 4 % leurs effectifs dans le monde et de 52 % dans les pays émergents ( 466 000 salariés). Comment le Cac 40 largue la France. Marianne, 31 octobre 2019.
Germinal et le 7e plan
Autre explication possible, l'image très négative véhiculée par l'industrie en France. Pierre Musso, auteur de la Religion industrielle, considère que la France est "allergique" à l'industrie car elle a en gardé une image très 19 ème siècle.
Toute la littérature du XIXe siècle fut une réaction à l'industrialisation. Quand on pense industrie en France, on pense Germinal, conditions de travail déplorables, exploitations. Avec un tel imaginaire en tête, on a pu considérer chez nous qu'il était souhaitable que les emplois industriels diminuent, et qu'on les remplace par des emplois de service.
Pierre Musso. Docteur en sciences politiques, professeur en Sciences de l'information et de la communication à Télécom ParisTech.
Et nos politiques ? Ont-ils manqué de vision ? Non, ils ont fait mieux, accusait un syndicaliste de la CFDT dans ce reportage télé de 1975, ils ont planifié la fin de certaines industries.
La mort du textile est voulue ! Elle a été programmé par le gouvernement et le patronat dans le 7ème plan. Il suffit de lire ce 7ème plan, et les mesures gouvernementales qui l'accompagnent pour se rendre compte ! Un syndicaliste de la CFDT en 1975.
Le 7ème plan (1976-1980), que vous pouvez lire ici, n'organisait pas la désindustrialisation, mais il tournait la page du soutien de l'Etat à l'industrie, sauf pour le militaire et le nucléaire.
Le gouvernement évitera de modifier les conditions de la concurrence en distribuant des subventions : la rentabilité se conquiert, elle ne se concède pas. 7ème plan.
Pierre Musso y voit le début du néolibéralisme en France et du laisser faire. Il n'est pas le seul.
Le corps des mines s'est fait absorber par l'inspection des finances à partir des années 70, décrit pour sa part David Cousquer, de l'institut Trendeo.
Finie la vision d'un état colbertiste, dirigiste et protectionniste, place à l'Etat qui ne pilote plus, mais accompagne les mutations économiques.
De ministère de plein exercice depuis quasi toujours, l'Industrie se retrouve sous la tutelle du ministre des finances en 1991, et de façon définitive à partir de 1997 au retour au pouvoir des socialistes dans le gouvernement de Lionel Jospin.
Tour à tour associée au commerce extérieur, à la recherche, à l'artisanat, l'industrie revient sur le devant de la scène sous le nom de ministère du redressement productif avec Arnaud Montebourg de 2012 à 2014, avant de disparaître totalement de l'intitulé des ministères à l'arrivée au pouvoir d'Emmanuel Macron.
Période révolue. L'industrie est revenue dans le gouvernement Castex, au rang de ministère délégué. Agnès Pannier Runacher peut désormais s'y consacrer à plein temps avec une équipe étoffée (4 ou 5 conseillers contre 1 auparavant) alors qu'auparavant elle devait s'occuper en même temps de l'artisanat, du commerce, de la consommation... ou plus récemment des discothèques.
Nous traversons une tempête économique sans précédent. Lindustrie ne doit pas être le ministère des problèmes mais le ministère des solutions, la solution pour une économie décarbonée, la solution sur les enjeux de souveraineté, la solution pour créer des richesses sur les territoires et des emplois pas seulement dans l’industrie mais dans les services autour d’elle, la solution pour l’inclusion des jeunes. Agnès Pannier-Runacher dans l'Usine nouvelle.
Que l'industrie soit de nouveau incarnée par une ministre, c'est un signe politique : une condition sans doute nécessaire, mais pas suffisante pour faire de la réindustrialisation de la France une réalité. D'autant que dans les mois qui viennent, ce qui s'annonce, c'est la perte de milliers d'emplois, notamment industriels. Autant que la relance, Agnès Pannier Runacher va devoir gérer une nouvelle vague de désindustrialisation.