Le legs d'Action française (VII/X) : Boutang et Debray renouent avec la séduction intellectuelle du maurrassisme
(Conférence de Gérard Leclerc, donnée au Camp Maxime Réal Del Sarte - 2019)
Je vais faire maintenant un bond en avant, et parler de la seconde période de l’histoire de l’Action française, déjà plus longue que la première : toute celle qui nous sépare de la mort de Charles Maurras. Son histoire reste encore à écrire. Là encore, renonçant à tout raconter, j’ai choisi de m’attarder sur deux figures emblématiques, celles de Pierre Debray et de Pierre Boutang.
Pourquoi ces deux personnages ? C’est d’une certaine façon très injuste, car c’est laisser dans l’ombre des responsables qui ont joué un rôle majeur pour maintenir et animer le mouvement, et transmettre la pensée maurrassienne. Je pense à des gens comme Pierre Pujo et, avant lui, Georges Calzant. Et aussi Pierre Juhel, qui a joué un rôle considérable dans l’organisation du mouvement, sa maintenance et ses progrès. J’ai travaillé avec lui pendant plusieurs années, nous avons fait beaucoup de choses, et des choses formidables, notamment au moment de mai 68. C’est quelqu’un à qui je suis extrêmement redevable.
Alors pourquoi privilégier Debray et Boutang ? Pour cette raison, qui est déterminante : ce sont eux qui, après la Libération, ont renoué avec la séduction intellectuelle de l’Action française. De l’un et l’autre, je dirai qu’ils sont des novateurs. A partir de la tradition maurrassienne, et dans la fidélité à celle-ci, ils ont fait acte de création. S’agissant de Pierre Debray, c’est en renouvelant son regard pour tenir compte des évolutions historiques et produire des analyses adaptées aux réalités contemporaines.
Le cas de Pierre Boutang est différent. Il a bâti une œuvre considérable, un monument littéraire et philosophique qui contribue à l’enrichissement du patrimoine intellectuel français au XXe siècle. Mais qui contribue aussi, et c’est cela qui m’intéresse plus spécialement ici, à l’enrichissement du legs d’Action française. Son histoire personnelle, qui n’est pas banale, doit d’ailleurs être étudiée, car elle est porteuse de leçons. Par exemple, pourquoi Boutang, pendant la guerre, en 1941, choisit-il de quitter la France et d’aller enseigner au lycée de Rabat ? C’est sans doute qu’il a une certaine vision de la situation internationale et ne veut pas courir le risque de se trouver coincé en pays occupé. Il considère que c’est en Afrique du nord, non occupée, qu’une occasion historique peut surgir.
Il ne rejoindra pas de Gaulle, ce qui lui coûtera très cher, mais choisira de suivre le général Giraud : il sera chef de cabinet de son ministre de l’Intérieur. C’est quelqu’un qui a une vision très particulière. Quand il va en métropole, il va voir Maurras, à qui il reste lié d’une façon très privilégiée. Maurras, qui voit en lui un esprit de premier ordre, a dit un jour : « Ce jeune homme est trop intelligent pour moi ! » Mais c’était un acte d’humilité…
Boutang est par ailleurs un philosophe auteur d’une œuvre philosophique capitale. Vous connaissez, sans doute, les titres principaux : Ontologie du secret, Apocalypse du désir, Reprendre le pouvoir et plusieurs autres livres quasiment aussi importants, comme La Fontaine politique que Fabrice Luchini, je pense, a dû lire… Je vous signale d’ailleurs un formidable article (facile à trouver sur Internet) sur la réédition de ce livre par Les Provinciales. Il est dû à Bérénice Levet, qui fait partie de cette nouvelle génération intellectuelle apparue dans le sillage de la Manif pour tous, qui est en train de renverser la donne sur le terrain intellectuel. Avec Eugénie Bastié et Charlotte d’Ornellas, les femmes sont aux avant-gardes pour porter un renouveau de la pensée avec une force qui me ravit !
Pierre Boutang a fait œuvre de métaphysicien. Vous vous demanderez peut-être : qu’est-ce que la métaphysique peut bien venir faire en politique ? Eh bien, voilà. L’Action française a été bâtie, par des gens aux convictions philosophiques et religieuses diverses, sur un compromis politique excluant d’aborder les questions religieuses. Les choses vont cependant se moduler, et je peux en dire un mot : dans son Maurras, Pierre Boutang raconte qu’à la fin de la Grande Guerre, en 1919, Maurras a envisagé de reprendre la Revue grise qui avait été à l’origine de l’Action française, parce qu’il pensait que le quotidien ne suffisait plus et qu’il fallait prolonger le travail intellectuel dans une revue de fond. Mais il en a très vite abandonné l’idée, au profit d’un autre projet de revue, qui donnait une place importante à la pensée catholique : la Revue universelle, avec comme cofondateur une éminente personnalité catholique, Jacques Maritain, et dirigée par Jacques Bainville, assisté d’un autre catholique, Henri Massis. Bainville l’agnostique assurait en quelque sorte la continuité avec la Revue grise, mais à côté de Maritain et Massis, il y avait d’autres intellectuels catholiques, tels Jean Guitton.
Cela manifestait clairement une inflexion intellectuelle de Maurras. On était passé d’une revue – disons le franchement – « positiviste », à une revue très ouverte aux questions religieuses. Et c’est dans la Revue universelle que Maritain a publié les chapitres de ses premiers ouvrages, notamment Trois réformateurs, un livre essentiel contre Luther, Descartes et Rousseau. Pendant quelques années Maritain a même pu passer pour le philosophe de l’Action française ! Cela n’a pas duré, puisque, sur injonction du pape Pie XI, Maritain est devenu l’adversaire premier de l’Action française et a été chargé d’alimenter le débat philosophico-théologique contre le maurrassisme.