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Héritiers, donc critiques par Axel Tisserand

Pour la rubrique « critique des idées » nous proposons un texte d’Axel Tisserand sur le récent ouvrage universitaire portant sur l’Action française face au nazisme.

Il l’a envoyé au rédacteur en chef de Le Bien Commun, Charles du Geai. Ce texte a été publié dans le n° de decembre 2019. Voici la présentation de Charles du Geai : « Je veux insister ami lecteur, sur l’importance de ce débat. L’Action française a depuis longtemps fait le choix de l’héritage critique, celui du fils qui sait qu’il doit le respect au père, mais que le respect n’est pas la servitude, et que n’est perpétué que ce qui est critiqué. Rendons hommage à Michel Grunewald, il a donné ses raisons, il a signé un long et passionnant entretien dans la dernière livraison du Bien Commun, distinguant le nationalisme allemand des idées d’A.F. Rendons également hommage à Axel Tisserand. Ami lecteur, quand on te dira que les camelots du roi sont essentiellement antisémites, souviens toi de ce débat, et répond, avec la certitude de celui qui a étudié : ignorant. »

maxresdefault.jpgMichel Grunewald, De la « France d’abord » à la « France seule  » – L’Action française face au national-socialisme et au Troisième Reich. Pierre-Guillaume de Roux, 27 euros.

Michel Grunewald est professeur à Université de Lorraine (Metz). Spécialiste de civilisation allemande, il a publié et coordonné notamment des ouvrages sur la « révolution conservatrice » allemande, l’Action française et la perception du national-socialisme dans l’Europe francophone et germanophone ».

          C’est un livre passionnant sur l’Action française que Michel Grunewald, professeur à l’université de Lorraine et spécialiste de civilisation allemande a récemment publié chez Pierre-Guillaume de Roux  : De la « France d’abord » à la « France seule  » – L’Action française face au national-socialisme et au Troisième Reich. Mais c’est aussi un livre contradictoire.

Avec l’objectivité du scientifique, voire sa froideur, en tout cas, comme il le revendique, après Tacite, sine ira et studio – sans colère ni complaisance  –, l’auteur analyse la doctrine politique de l’Action française en en montrant la richesse, voire la complexité, dans un domaine bien précis  : les rapports avec l’Allemagne.

Faisons immédiatement un sort aux textes antisémites que l’AF, Maurras en tête, a publiés durant cette période. Ils sont le plus souvent terribles. Mais comment oser écrire que «  Maurras et ses amis ne perçurent pas le caractère spécifique de l’antisémitisme nazi », alors que Maurras a écrit, même durant la guerre, des textes nombreux sur le sujet ?  Il n’y a donc jamais eu aucune «  porosité  » entre les deux, car, à aucun  moment, Maurras n’approuve les décisions hitlériennes s’agissant des Juifs. Ses torts, ils sont déjà suffisants : avoir poursuivi ses polémiques antisémites, avoir approuvé les deux statuts. C’est même cette extrême distance entre ces deux conceptions de l’antisémitisme qui l’aveugla sur la possibilité de continuer ses diatribes. C’est pourquoi évoquer la concomitance d’une radicalisation, perçue par l’auteur, des textes antisémites de l’AF, avec les rafles de juillet 42 et les premières déportations dans les camps de la mort comme si l’AF approuvait les premières ou connaissaient les secondes se lirait plutôt sous la plume d’un pigiste de Libé. En 1949, Maurras (Octave Martin) écrira des pages très fortes sur le sujet dans sa critique du livre de Bardèche Nuremberg ou la terre promise, rappelant que l’État français DEVAIT protection aux Juifs français ET étrangers. De même, il n’est pas acceptable d’affirmer  : «  Au fur et à mesure de la détérioration de la situation militaire des forces de l’Axe, les maurrassiens renforcèrent leurs attaques contre la “Juiverie” internationale, présumée responsable principale de la guerre  », car cela laisse supposer que l’AF souhaite la victoire allemande comme Laval — leur ennemi. Ce que l’AF dénonce, en accusant à tort les Juifs, c’est cette guerre civile qui s’amplifie en France en même temps que la guerre mondiale se rapproche du territoire national, ce qui n’est évidemment pas la même chose. Quant aux «  analogies […] désormais [sic] troublantes  » (p. 255) entre la rhétorique antisémite de l’AF et celle de Goebbels que croit déceler Grunewald dans un discours de 1943 de ce dernier, sur le rôle des Juifs dans la guerre, elles sont fausses puisque précisément Goebbels voit dans « le Reich national-socialiste […] une puissance […] à même de s’opposer à eux et à leur ambition de domination universelle  », ce que Maurras refusa toujours de penser, lui qui, il n’était pas le seul à l’époque, dénonçait une alliance objective au plan international entre les Juifs et l’Allemagne nazie — Grunewald a, à juste titre, suffisamment insisté sur ce point. La responsabilité des Juifs dans la guerre est un topos de droite, mais pas seulement, qui précède la guerre elle-même, et qui contamina jusqu’à un Julien Benda, pourtant lui-même juif, lorsqu’il écrit dans la NRF du 1er octobre 1938 : «  Certains de mes coreligionnaires approuvent l’idée d’une guerre contre Hitler parce qu’il persécute Israël ; sinon ils s’émouvraient fort peu qu’il veuille faire de la France une nation de troisième ordre. On a parfois du mérite de n’être pas antisémite.  » La reprendre durant la guerre, sans plus d’originalité, ne signifie aucun rapprochement. En revanche, de la part de Maurras, cette reprise ne fait que confirmer son aveuglement sur ce point, alors que, dans la bouche de Goebbels, elle vise à justifier la politique d’extermination, déjà commencée et que le monde ignore encore.

Le plus étrange, en fait, est, qu’après avoir montré la lucidité de l’AF sur l’évolution de l’Allemagne entre les deux guerres, voire à plusieurs reprises, relevé le prophétisme de Maurras, Daudet, Bainville ou Delebecque – les auteurs les plus fréquemment cités –, après avoir insisté sur le refus du racisme, qui, dans le nazisme, atteint une dimension inégalée dans l’histoire, après avoir cité des textes pourtant définitifs sur le caractère spécifique du national-socialisme au sein du nationalisme allemand, après avoir également bien montré en quoi «  La France seule  » n’avait jamais signifié la France isolée, après avoir aussi suivi, comme fil rouge, la lecture de Fichte par Maurras et l’AF et son évolution, comment peut-il donner l’impression, dans son dernier chapitre et dans la conclusion, de n’avoir pas lu l’ouvrage qu’il a écrit et, encore moins, les textes qu’il a cités  ? Manquent des textes fondamentaux, comme la préface de Devant l’Allemagne éternelle dans lequel, explicitement, Maurras dénonce la différence de nature entre le pangermanisme prussien et le nazisme  : « Un nouveau statut de l’humanité se prépare, un droit particulier est élaboré  : un code de nouveaux devoirs, auprès desquels les pauvres petites corvées et translations pangermanistes de 1918 feront l’effet de jeux d’enfants. Le racisme hitlérien nous fera assister au règne tout-puissant de sa Horde et dernier gémissement de nos paisibles populations ahuries  ». Comment mieux discerner la spécificité du nazisme ? Et après cela, comment prétendre que l’AF n’était pas «  à même d’imaginer que le dessein hitlérien d’édifier un empire de la race aryenne n’avait rien de commun avec un nationalisme classique  »  ? Or, depuis toujours, l’AF refusa de considérer le germanisme et, a fortiori, le germanisme national-socialiste, comme un nationalisme classique.

D’ailleurs l’auteur reconnaît avec raison  : «  À ce qu’ils considéraient comme un fanatisme racialiste d’inspiration partiellement religieuse, les maurrassiens opposaient de façon récurrente leur propre conception de la nation et du nationalisme  ».  En 1935 – et ce n’est pas le premier texte –, Daudet écrit  : «  le racisme mène au conflit inévitable du germanisme et de la latinité […] La dernière guerre européenne était une guerre de nations. La prochaine sera une guerre de races, donc inexorable, une guerre d’extermination.  » Le mot y est. La lucidité est totale. Comment ne pas saluer la même lucidité de Daudet, parlant, dès 1933, de «  la vague hitlérienne  » comme de «  la vague anticatholique de la croix gammée  »  ?

C’est vrai, «  Maurras et ses compagnons envisagèrent d’emblée le national-socialisme en situant celui-ci dans le cadre de l’histoire globale de l’Allemagne et en reliant cette réflexion à la dénonciation du nationalisme allemand à laquelle ils procédaient depuis l’origine  »  : mais cel    a ne leur interdit pas d’en voir la spécificité  : pour eux, l’arrivée de Hitler au pouvoir «  représentait pour le Reich et l’Europe un changement d’époque  ».  Il n’y avait donc pas de génération spontanée du national-socialisme. Montrer que le nazisme est un fruit monstrueux du germanisme, ce n’est en rien nier son caractère spécifique, au contraire. En ce sens, l’AF est-elle si loin que cela de l’historien protestant libéral Edmond Vermeil, que cite l’auteur —, pour lequel le nazisme est «  une “dégénérescence” de ce nationalisme  » ? Car, parler de «  dégénérescence  », c’est encore penser le nazisme dans la perspective du nationalisme allemand.

Chez Maurras et chez Vermeil, le nazisme n’est pas hors sol.  D’ailleurs, par le caractère prophylactique de son patriotisme constitutionnel, à qui le philosophe politique allemand post-national-socialiste Habermas donne-t-il raison — probablement sans le savoir ? À Maurras ou à Vermeil ?

Axel Tisserand

Michel Grunewald, De la « France d’abord » à la « France seule  » – L’Action française face au national-socialisme et au Troisième Reich, Paris, Pierre-Guillaume de Roux,  2019, 347 pages, 27 euros.

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