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LITTERATURE & SOCIETE • Princesse de Clèves, Modiano : qui a peur des écrivains ?

 

Sébastien Lapaque, dans sa dernière tribune du Figaro pointe l'inculture des hommes politiques qui ne prennent plus le temps de lire. Négligence condamnable autant pour les dirigeants de droite que de gauche.

Les lecteurs de Lafautearousseau savent bien que nous sommes attentifs aux écrits de Sébastien Lapaque, tant pour des raisons déjà anciennes qui nous relient à sa réflexion et nous donnent le sentiment de lui être proches, que pour son souci de fond - et patriotique - touchant au statut dégradé de la culture, de la littérature, des livres eux-mêmes, et à leur marchandisation, dans notre France contemporaine, notre chère et vieille nation, jadis littéraire. Par là, Lapaque rejoint, pour ce qui est de notre aujourd'hui, l'une des obsessions d'Alain Finkielkraut, mais de quelques autres aussi, et, si nous remontons bien plus loin, aux environs de l'année 1900, l'une des thèses les plus prophétiques de Charles Maurras, développée avec minutie dans son Avenir de l'Intelligence. Au fond, le statut aujourd'hui dégradé, lui aussi, des politiques n'est-il pas, au moins pour partie, fonction de l'aggravation de leur inculture ? Et cette dialectique néfaste produit notre abaissement collectif, ce qui est plus grave. En quoi nous rejoignons parfaitement Sébastien Lapaque.  Lafautearousseau     

 

Sébastien_Lapaque.jpgQuoi qu'on en dise, ce fut une affaire assez stupéfiante. Il est regrettable que certains l'aient si vite oubliée et pardonnée. Le 26 octobre 2014, après l'annonce, par les jurés suédois du prix Nobel de littérature, de leur choix d'honorer Patrick Modiano, Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, s'est révélée incapable de citer le titre de l'un de ses romans. Quels titres pourtant ! La Place de l'Etoile, Rue des Boutiques obscures, Dans le café de la jeunesse perdue… A ceux qui l'interrogeaient, la ministre expliqua qu'elle n'avait plus le temps de lire depuis deux ans. Une façon de sous-entendre qu'une fonction sérieuse ne s'accordait pas à des futilités telles que la littérature. Elle avait visiblement oublié Charles de Gaulle lisant Lord Jim de Conrad lors d'un voyage en avion et François Mitterrand savourant Chasses subtiles de Jünger avant ses réunions à l'Elysée.  

Ce qui est effrayant, c'est que dix-sept jours séparaient les aveux de la ministre de la Culture de l'annonce des jurés suédois. Deux semaines n'avaient donc pas suffi à l'exquise Fleur Pellerin pour envoyer l'un de ses collaborateurs à la librairie Delamain (155, rue Saint Honoré à Paris, en face de son ministère), acheter les éditions de poche de Dora Bruder (144 pages), de Voyage de noces (157 pages) ou de Vestiaire de l'enfance (150 pages) afin de les lire de toute urgence et de découvrir un écrivain dont la reconnaissance internationale honore la France — et surtout perpétue l'idée que le monde continue de se faire de la France : une nation littéraire. Cette technicienne, si prompte à parler d'« offres » et de « contenus », n'avait même pas songé à demander à son chauffeur de glisser un disque dans le lecteur de sa Citröen C6 blindée afin d'entrer dans l'univers soyeux de Patrick Modiano par l'intermédiaire d'un livre-audio tandis qu'elle se rendait à l'aéroport dans une ambiance paisible et climatisée. La preuve que la littérature n'a plus la moindre valeur aux yeux de cette femme bardée de diplômes. Ni d'usage, ni d'échange. 

Dans La Haine de la littérature (Editions de Minuit, 220 p., 19 €), un livre remarquable de savoir, de précision et d'intelligence, William Marx montre à quelles hauteurs s'est élevée cette passion destructrice au cours de l'histoire. Il faut découvrir la réflexion vagabonde de cet ancien élève de l'Ecole normale supérieure, professeur de littératures comparées à Nanterre. Son livre est féroce et souvent très drôle. Sa lecture achevée, une question se pose cependant. Pourquoi l'érudit subtil, doué pour le commerce des classiques, a-t-il cherché une illustration à sa thèse dans « l'affaire de la Princesse de Clèves », longuement commentée, et non pas dans « l'affaire Modiano », si fraîche, si éloquente, mais évoquée de manière allusive et renvoyée en note ? Pourquoi reproche-t-il à la ministre qui ne lit pas Patrick Modiano sa « maladresse », quand il accuse le président qui s'est moqué de Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de La Fayette, d'être « populiste » ? 

Une asymétrie nous chagrine dans cette perspective. On peut bien penser que trop d'années furent arrachées du milieu de notre vie par un César inculte venu de la droite. On l'a partout répété ; on s'en est lamenté. Ce qui est étonnant, c'est d'observer, aujourd'hui, qu'aucun des champions de La Princesse de Clèves, gardiens de l'honneur des belles lettres et du statut littéraire de la chère et vieille nation, ne se scandalise de la voir présentement tombée sous le joug d'un César inculte venu de la gauche, qui confesse ne jamais lire de romans et affiche peu de goût pour le théâtre. Une inculture serait-elle à ce point préférable à une autre ? 

Les écrivains ne font pas peur qu'aux seuls bourgeois des beaux quartiers. La haine de la littérature dont William Marx propose une typologie convaincante — c'est au nom que l'autorité, de la vérité, de la moralité et de la société qu'on a de tout temps pourchassé les doctes, les lettrés, les poètes — n'a pas établi ses campements sur la seule Rive droite. Il est un anti-littérature et un anti-intellectualisme de gauche au moins aussi détestables que l'anti-littérature et l'anti-intellectualisme de droite. 

Quand ceux-ci consistent à dire : « Nous possédons probablement dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles à venir. C'est pourquoi j'aimerais vous dire: assez pensé, assez tergiversé, retroussons tout simplement nos manches » (comme l'expliqua Christine Lagarde, Ministre de l'Economie et des Finances en 2007), ceux-là reviennent à écrire : «Ne dites plus : Monsieur le Professeur, dites : crève salope ! », (comme le firent quelques agités du Quartier latin en 1968). 

Lorsqu'on aime les livres, l'encre, le papier, le savoir, la pensée, les poètes mélancoliques et les romanciers aventureux, il n'y a aucune raison d'être plus indulgent à l'égard des uns que des autres. Dans l'instant, la haine des livres est de toutes parts, l'inutilité de la littérature dénoncée sur les deux rives de la Seine, l'opulente et la bohème. D'accord avec William Marx pour penser que l'indifférence, l'ironie et la moquerie à l'égard des écrivains de grand style est une tache de sang intellectuelle que « toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver » (pour reprendre une image frappante de Lautréamont), nous nous permettons d'ajouter, afin que nulle méprise ne subsiste : sur la gauche comme sur la droite du visage. 

Sébastien Lapaque            

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