Où va l’Europe ? • Par François Reloujac *
L’actualité européenne de ce mois de novembre a été riche en rebondissements. Petit tour d’horizon des psychodrames qui ont secoué l’Europe économique et des révélations de la presse sur les pratiques fiscales du Luxembourg.
Dans le courant du mois de novembre, avant que le pape François ne vienne rendre visite au Parlement de Strasbourg, plusieurs psychodrames ont secoué l’Europe économique. Ce fut d’abord des divergences entre les membres du Conseil des gouverneurs des banques centrales européennes et des difficultés à constituer la nouvelle Commission européenne. Ce fut ensuite un scandale fiscal atteignant le président de ladite Commission et la mise en accusation de l’économie européenne par le G20 !
Revenons d’abord sur les divergences qui ont éclaté au grand jour entre les représentants des états du Sud et ceux de l’Europe du Nord. Les uns ont absolument besoin de souplesse monétaire pour relancer leur économie ; les autres sont irréductiblement attachés à un « euro fort » qui leur permet d’engranger des bénéfices importants dans la conjoncture actuelle. Dans sa dernière intervention publique du mois de novembre, Mario Draghi a insisté sur le fait que le Conseil des gouverneurs des banques centrales européennes avait décidé, à l’unanimité, d’autoriser la BCE à augmenter le total de son bilan en « monétisant » les dettes publiques. Mais il a oublié de préciser que, malgré cet accord de principe, il devrait solliciter une nouvelle autorisation chaque fois qu’il voudrait passer à l’acte.
Démantèlement des règles ?
Que doit-on en penser de cette façon d’agir ? Qu’elle permet à chacun de sauver la face dans un monde hyper-médiatisé ? Peut-être, mais on peut aussi considérer que la BCE anticipe la fin de la politique de « quantitative easing » (« assouplissement quantitatif »), actuellement pratiquée par la Banque fédérale américaine. Dès lors, pour soutenir les marchés financiers internationaux – dont chacun sait maintenant qu’ils sont devenus plus importants que tout le reste du fonctionnement de l’économie, car ils conditionnent tout à la fois le montant des intérêts payés par les états surendettés et les profits des multinationales –, elle devrait se lancer dans une « politique non conventionnelle »… ainsi appelée parce qu’aucun économiste n’en a jamais imaginé les conséquences pratiques, surtout à moyen terme !
Lorsque, dans le cadre du G20, on répète ad nauseam la nécessité – notamment pour la France – d’engager un programme ambitieux de « réformes structurelles », cela signifie en réalité que l’on cherche à imposer le démantèlement des règles qui encadrent le marché du travail et à abandonner une politique sociale jugée « trop généreuse ». Ne nous y trompons pas. Il ne s’agit pas véritablement d’autoriser les états à desserrer le « carcan » social et fiscal souvent si contraignante pour la vie économique. Il s’agit d’abord de faire sauter les barrières qui empêchent les entreprises multinationales opérant en Europe – et surtout en France – de délocaliser leurs productions, devenues « localement » trop onéreuses. Ou de vendre les derniers joyaux qu’elles détiennent encore et qui ont une valeur sur les marchés internationaux.
Une Commission européenne décrédibilisée
A peine le président de la BCE avait-il obtenu l’unanimité du Conseil des gouverneurs des banques centrales en faveur de sa « politique non conventionnelle » que l’on « découvrait » que le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, avait triché pendant plusieurs années. Du temps où il était ministre du Budget et Premier ministre du Luxembourg ainsi que Président de l’« Eurogroupe », Juncker a en effet utilisé une faculté des textes qu’il connaît bien – la « tax ruling » – pour détourner au profit de son petit état, et au détriment de ses partenaires, la manne venant des entreprises multinationales.
Sous prétexte de garantir à celles qui s’implantent dans le pays le montant des impôts qu’elles y paient, l’on négocie avec elles les avantages qu’on leur octroie. Une pratique qui permet aux multinationales de savoir à l’avance où « localiser » leur production afin de payer moins d’impôt. Pour cela, elles déplacent comptablement – et parfois uniquement virtuellement – une partie de leur production dans le pays qui « siphonne » ainsi des recettes qui normalement devraient revenir à un voisin. Ce dumping fiscal a deux avantages pour le pays qui le pratique : il augmente artificiellement le montant de son PIB – et donc la croissance affichée – et il lui permet d’obtenir de bonnes notes de la part des agences de notation dont chacun sait que les trois principales sont américaines. Partant, de faire baisser les taux d’intérêt sur les emprunts auxquels il peut être amené à recourir. Dans un régime de « monnaie unique », la seule façon pour les partenaires lésés de se défendre contre ce type d’agression est de pratiquer à leur tour un dumping fiscal ou social. Au total, cette guerre économique ne profite qu’aux multinationales qui peuvent déplacer sans difficulté leur production apparente d’un état à un autre. à l’inverse, pesant sur le budget des états, elle les pousse à recourir à l’emprunt, emprunt auquel l’entreprise multinationale qui a économisé sur le montant de ses impôts, peut souscrire. Tout avantage fiscal accordé par un état dont le budget est équilibré impose donc à tout pays endetté, s’il veut rester compétitif, de démanteler son propre système de protection sociale.
En imposant Jean-Claude Juncker à la tête de l’Union européenne, Angela Merkel a-t-elle promu un nouveau Vidocq ministre de la police – économique ! – ou a-t-elle confié les clés de la cave à un alcoolique notoire ? L’avenir le dira. Quoi qu’il en soit, l’on remarque que les principaux bénéficiaires de ce que l’on appelle désormais le « Luxleaks » sont des sociétés qui ont pour nom Google, Amazon, Microsoft ou encore Apple.
En mettant en avant les avantages obtenus par quelques banques françaises, les médias ne sont-ils pas en train de montrer des arbres soigneusement choisis pour cacher la forêt ? On peut d’autant plus se poser la question que l’enquête sur les paradis fiscaux qui a abouti à la dénonciation du Luxembourg – mais aussi dans une moindre mesure, de l’Irlande – a été établie par le réseau intitulé « Tax Justice Network »… qui ne fait figurer dans sa liste aucun état américain ! •
Commentaires
Merci à François Reloujac de remettre inlassablement sur le métier le « fonctionnement » d’une tour de Babel dont les fondations s’écroulent. Une monnaie commune à des pays qui souhaitent tous garder leurs traditions, leur génie propre et dont les économies ne seront jamais à l’unisson ? Je ne suis pas économiste de formation mais je lis et j’écoute ceux dont c’est le métier. Aux extrémités du spectre, on rencontre les tenants d’une ultra intégration, tel Christian Saint Etienne, contre Sapir, Naulot ( lien http://www.les-crises.fr/crise-de-leuro-regarder-les-realites-en-face/ ), ou Gave. Conseillé d’écouter C S-E jusqu’au bout, car lorsqu’il explique savamment que le différentiel de productivité entre les pays du Nord et les pays du Sud (en particulier la France), environ 3 %, condamne une véritable union économique, c’est pour ajouter qu’il faut donc plus d’intégration !
On atteint des sommets de théories fumeuses sous la plume de fonctionnaires (pas très hauts) comme Jean Dominique Giuliani, nous disant que lorsque la Californie est en faillite, l’instance fédérale bouche le trou … Pour ce monsieur la symétrie est évidente entre l’Europe et les USA. A/s de Junker j’avais archivé un échange virulent entre l’économiste allemand Markus Kerber, et Jean Louis Bourlanges, intellectuel européiste moisi, le premier soutenant que sa chancelière avait mis en place une outre vide (si l’on peut dire), et Bourlanges prenant fait et cause pour ce petit fonctionnaire d’un paradis fiscal … Construction en voie de fossilisation.
En désaccord avec vous sur le second paragraphe de "Démantèlement des règles ?". Quand les chefs d’entreprise français demandent à longueur d’interventions, que le Code du Travail soit ramené de 3.000 pages (une de plus tous les trois jours !) à une centaine, et que la chambre sociale de la Cour de Cass , cesse d’agir comme gestionnaire d’entreprises, ce n’est pas le G20. C’est la fossilisation bien française.
En parfait accord avec Jean-Louis FAURE.
Une nuance, toutefois, relative à son dernier paragraphe. La suivante : il ne me semble pas que François Reloujac conteste la monstruosité du Code du Travail français. Qui, en effet, ne doit rien au G20 ! Il tente de rétablir les véritables priorités du G20 : "Il ne s’agit pas véritablement, écrit-il, d’autoriser les Etats à desserrer le « carcan » social et fiscal souvent si contraignant pour la vie économique". "Il s’agit d’abord de faire sauter les barrières qui empêchent les entreprises multinationales opérant en Europe – et surtout en France" d'y agir à leur guise. Soit, selon les seuls critères et objectifs financiers internationaux, surtout anglo-saxons, et d'abord américains.
C'est du moins ainsi que je comprends ce paragraphe.