Balzac, en 1833 : Le législateur, Messieurs, doit être supérieur à son siècle
Le triomphe des idées à l'aide desquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France et des libéraux eux-mêmes. Les chefs du côté gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière de l'opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d'un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine, il est vrai, mais dont les fortunes et les privilèges lui seraient d'autant plus odieux, qu'il les sentirait de plus près.
- Le législateur, Messieurs, doit être supérieur à son siècle. Il constate la tendance des erreurs générales, et précise les points vers lesquels inclinent les idées d'une nation; il travaille donc encore plus pour l'avenir que pour le présent, plus pour la génération qui grandit que pour celle qui s'écoule. Or, si vous appelez la masse à faire la loi, la masse peut-elle être supérieure à elle-même? Non. Plus l'assemblée représentera fidèlement les opinions de la foule, moins elle aura l'entente du gouvernement, moins ses vues seront élevées, moins précise, plus vacillante sera sa législation, car la foule est, en France surtout, et sera toujours ce qu'est une foule. La loi emporte un assujettissement à des règles; toute règle est en opposition aux mœurs naturelles, aux intérêts de l'individu; la masse portera-t-elle des lois contre elle-même ? Non. Souvent la tendance des lois doit être en raison inverse de la tendance des mœurs. Mouler les lois sur les mœurs générales, ne serait-ce pas donner, en Espagne, des primes d'encouragement à l'intolérance religieuse et à la fainéantise; en Angleterre, à l'esprit mercantile ?
Tôt ou tard, une assemblée tombe sous le sceptre d'un homme, et, au lieu d'avoir des dynasties de rois, vous avez les changeantes et coûteuses dynasties des premiers ministres. Au bout de toute délibération se trouvent Mirabeau, Danton, Robespierre ou Napoléon.
Honoré de BALZAC
Le Médecin de campagne, Paris, 1833