UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Rechercher : Rémi Hugues. histoire

  • POUR UNE REFLEXION DE FOND SUR LE ”MARIAGE POUR TOUS” (2) - Chantal Delsol : ”Une minuscule coterie mène en bateau tout

    1036153108.jpgAu lendemain de la grande manifestation du 13 janvier et de son indéniable succès par delà la ridicule guerre des chiffres à laquelle il est vain de trop s'attarder, nous écrivions ceci : "Reste la question de fond. Elle dépasse largement la seule affaire du mal nommé mariage pour tous. Nous aurions tort de nous y enfermer. Car, très en amont, c’est la famille dite traditionnelle elle-même, qui est, depuis bien longtemps déjà, en crise (cf. l’inexorable montée des divorces : aujourd’hui plus de 50% des ménages sont concernés !). C’est donc une réflexion de fond sur la famille, minée par l’individualisme, par l’égoïsme contemporains et, en un sens, c’est une contre-idéologie qu’il faut opposer à l'idéologie radicalisée qui sous-tend le projet de loi gouvernemental. C'est ce qu'il faut lancer, ce qu'il faut être capable d'entreprendre maintenant. Car c'est à cette condition que la grande campagne en cours trouvera un prolongement, durera, s'amplifiera et aura, en définitive, été efficace."

    Dans cet ordre d'idées, nous ouvrons un dossier des contributions au débat, de différentes personnalités et intellectuels. Nous avons déjà mis en ligne (14.01.2013) un important article donné par Jean-François Mattéi au Figaro, sous le titre "Mariage pour tous et homoparentalité". Et nous publions, aujourd'hui, l'intégralité de l'entretien de Jean Sévillia avec Chantal Delsol, autre philosophe à donner son analyse. 

    D'autres contributions suivront et constitueront notre dossier, désormais à la disposition de tous : "POUR UNE REFLEXION DE FOND SUR LE "MARIAGE POUR TOUS".

    Le Figaro Magazine - 12.01.2013

    Mariage homosexuel, droit à l'adoption pour les couples de même sexe, extension de la PMA aux lesbiennes, transformation de la parentalité et de la filiation. Quelles conséquences anthropologiques et culturelles pour toute notre société ? Réponse d'une philosope*

    Propos recueilllis par Jean Sévillia 

    Le Figaro Magazine - En premier lieu, pouvez-vous nous rappeler le sens et le but du mariage civil...

    Chantal Delsol - Le mariage est une institution faite pour garantir et protéger ces manifestations de l'existence humaine que sont la procréation, l'accueil de l'enfant et l'éducation/transmission. Le but essentiel du mariage est la protection du faible, c'est-à-dire de l'enfant. Celui-ci a besoin pour grandir d'un milieu stable, d'où l'institution. Le mariage est un contrat tissé par les deux futurs parents autour de ce projet.

    L'expression « mariage pour tous » a été abandonnée dans le projet de loi, mais elle a été initialement utilisée par les promoteurs du mariage gay. En quoi est-elle contradictoire avec l'idée du mariage ?

    C'est contradictoire en raison de la définition même du mariage. Celui-ci n'est pas fait pour tous, mais pour ceux qui souhaitent fonder une famille. L'expression « mariage pour tous » est une divagation. Au départ elle signifie que les couples hétérosexuels ne sont pas les seuls à pouvoir se marier. Elle détourne le mariage de son but : on ne se marie plus pour protéger les futurs enfants du couple, mais parce que l'on s'aime. Tous ceux qui s'aiment pourraient donc se marier. Dans ce cas, on pourrait assister à toutes sortes de mariages étranges, dont ne voudraient pas même les partisans du texte : entre un père et sa fille, entre deux enfants, voire entre un humain et son animal de compagnie. Ce n'est pas sérieux.

    Que vaut le concept d'« égalité » brandi par les partisans du mariage homosexuel ?

    Nous voyons bien là que la passion de l'égalité engendre des âneries. Tout ne peut pas être donné à tous. Il y a des destinations aux choses, aux institutions, des projets spécifiques auxquels tous ne peuvent pas prétendre, simplement parce que nous sommes différents les uns des autres. Aujourd'hui la différence est devenue une discrimination, ce qui signifie que toute différence serait injuste : il suffit de voir le crétinisme profond qui s'exprime dans la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité). Or l'homme est un être de relation, et il n'y a pas de relation du même au même : on n'entretient de complicité qu'avec la différence. Vouloir effacer toutes les aspérités, les bigarrures, les contrastes, c'est vouloir nous réduire à l'état d'éponges.

    Ouvrir le droit à l'adoption pour les couples homosexuels, ce serait un bouleversement anthropologique...

    D'une manière générale, je crains toujours d'abuser de l'idée de « nature ». On a prononcé tant d'exagérations à ce sujet que ce n'est plus guère crédible. Chaque fois qu'un changement social se produit, certains arguent que l'on va contre la « nature ». Certains textes du début du XXe siècle disaient que laisser les filles faire des études supérieures produirait des catastrophes, parce qu'elles ne sont pas faites pour cela. Comme la nature a bon dos ! Ne nous précipitons pas sur cet argument. Pourtant, dans le cas présent, la question est légitime. Où est la « nature », dira-t-on ? Regardons les deux projets de loi actuellement en route : celui sur l'euthanasie et celui sur le mariage gay. L'euthanasie a toujours existé partout, sauf dans les sociétés chrétiennes : partout on laissait mourir les enfants contrefaits et les vieillards trop fatigués ; là où l'infanticide a été interdit, comme sous Mao en Chine, c'était pour être « moderne », c'est-à-dire pour ressembler à l'Occident... Ce qui signifie que le projet de loi sur l'euthanasie n'est pas une rupture anthropologique, mais une rupture culturelle : un retour aux civilisations préchrétiennes. Tandis que pour le mariage gay, c'est autre chose. Aucune société n'a jamais mis en place une affaire pareille ! Nous ne trouvons des idées de ce genre - je dis bien des idées, jamais des réalisations - que chez certains esprits révoltés contre la société, à des périodes rares. Je citerais Diogène le Cynique, qui réclamait que l'on couche avec sa mère et que l'on mange son père, ou bien Sade et Shelley qui, après la saison révolutionnaire, exaltaient tout ce que l'époque considérait comme des perversions. Ces beaux esprits pouvaient amuser certains salons, mais aucune société n'aurait voulu légitimer ces comportements par des lois ! Car les sociétés savaient bien qu'il s'agissait là de subversion anthropologique, ou de nihilisme. Pour le mariage gay, il s'agit bien de cela ; mais pour la première fois, il y a tentative de réaliser ces délires.

    Les députés socialistes veulent aller plus loin que le projet présidentiel en imposant la PMA (procréation médicalement assistée) pour les couples de femmes. Quelles en seraient les conséquences ?

    C'est clairement une rupture anthropologique et une expression du nihilisme, au sens où l'on tord le cou à la filiation et à la transmission. On va faire croire à l'enfant qu'il a deux mères, alors qu'il est bien né, même grâce à la médecine, d'un père et d'une mère ! L'enfant sait quand on lui ment. Il a besoin de la vérité, et le souci de ses origines est primordial pour lui. Pourquoi a-t-on si peur de fabriquer des OGM et ne craint-on pas de fabriquer des enfants fous ? Les enfants me paraissent plus importants que les maïs... C'est ici qu'on n'a plus du tout envie de rire, mais de se mettre en colère : on ne joue pas avec les enfants ! Un enfant, ce n'est pas juste le fruit de mon envie, de mon désir, le jouet, qu'on fabrique comme ça et à qui on va raconter n'importe quoi. Un enfant, c'est sérieux, c'est une personne et à ce titre un seigneur, un roi, qui a droit à notre respect infini, et qui doit grandir alors que l'existence est truffée de difficultés. L'enfant n'est pas le produit de notre caprice, mais il n'est pas non plus le produit de notre révolte sociale : on ne le met pas au monde pour emmerder les hétéros ! Ça ne marche pas ainsi, la transmission de la vie et plus tard la transmission de la culture : c'est une oeuvre, un travail d'humilité et non de revanche ni de puissance... Je dois dire que la communauté homosexuelle ne manifeste pas l'esprit de sérieux requis. Dès qu'elle se montre, c'est dans l'esprit des bacchanales ! Je n'ai rien contre les bacchanales, mais que l'on ne mette pas d'enfants au milieu ! Tout le monde comprend cela.

    Si le droit de la PMA est modifié, une deuxième étape pourrait être la légalisation de la gestation pour autrui (les mères porteuses). C'est alors tout l'édifice de la filiation qui serait ébranlé...

    La gestation pour autrui n'est que la suite. Mais naturellement, c'est encore plus indigne parce qu'en plus on loue des ventres, ce qui n'est pas admissible. Qui gagnera ici : les homosexuels masculins qui exigeront de satisfaire leurs désirs, ou les homosexuelles qui s'indignent qu'on loue des ventres ?

    Toutes les religions représentées en France se sont prononcées contre le mariage homosexuel. L'expression de ce refus constitue-t-elle un viol de la laïcité ?

    Selon la définition française de la laïcité, oui ! Car la tradition française a tendance à penser que la laïcité, c'est la vie dans la neutralité absolue - c'est bien ce que dit notre ministre de l'Education quand il prépare pour l'école des cours de morale universelle, c'est-à-dire complètement exempte des particularités culturelles... Cela n'existe pas ! Les principes qui nous font vivre, et surtout les principes qui nous structurent et que nous n'inventons pas, sont tous ancrés dans des particularités : des morales religieuses ou non, des sagesses, des traditions locales ou nationales, des mythes civilisateurs, etc. Vouloir vivre dans le neutre ou l'universel, c'est se prendre pour des esprits désincarnés. En réalité, les principes des sociétés occidentales sont nourris aux racines du judéo-christianisme, et il est bien cohérent que ce soient les religions qui les rappellent, ces principes, puisqu'elles en sont pour ainsi dire les tabernacles.

    Mais il y a aussi des non-croyants, des citoyens votant à gauche et des homosexuels qui sont hostiles au projet gouvernemental...

    Naturellement ! Enormément de gens ! Et beaucoup d'homosexuels ! Pourquoi ? Mais parce que le nihilisme n'est pas un projet de société : il ne convient qu'à quelques bobos qui amusent la galerie cinq minutes, mais dont il est criminel de réaliser les projets (Diogène était le premier bobo de notre histoire, et les Athéniens disaient déjà, en regardant ses vêtements de SDF branché, qu'on « lui voyait la vanité par les trous », mais la société dans laquelle il vivait n'a jamais essayé de mettre en place ses élucubrations, elle n'était pas folle). En réalité, nous nous trouvons en face d'une minuscule coterie qui mène en bateau tout un pays : une gauche qui a peur de son ombre dès qu'on lui parle d'une inégalité, une droite qui a encore trop souvent peur de la gauche, et un Président falot. Cette minuscule coterie parvient à se faire entendre en se faisant plaindre (« nous sommes les seuls à n'avoir pas droit au mariage »), et dans une société où le héros, c'est la victime. Alors ça marche. Cependant, la plupart d'entre nous ne sont pas dupes de cette arnaque, et je suis sûre que beaucoup d'homosexuels ont honte : ils sont assez lucides pour comprendre que la très grande majorité de leurs collègues archiminoritaires n'ont aucune envie de se marier, que s'ils le font, ce sera par provocation, et que leur essentielle motivation est de subvertir des institutions qu'ils maudissent (si le mariage est partout, il n'est nulle part). Ce qui est bien clair dans l'un des slogans utilisé par des militants du « mariage pour tous » dans une manifestation : « Un(e) hétéro, une balle ; une famille, une rafale. » Non désavoué par les organisateurs, ce slogan traduit bien le nihilisme dont nous parlons. Le débat, ici, n'est pas entre croyants et non-croyants, entre gauche et droite, entre hétéros et homos, mais entre humanistes et nihilistes.

    « C'est une réforme de société et on peut même dire une réforme de civilisation », a affirmé Christiane Taubira. Cette réforme ne serait-elle pas plutôt une révolution ?

    Ce n'est pas une réforme de société, puisqu'elle vise à défaire cette société (par le bouleversement de la filiation) et non pas à la réformer. Ce n'est pas une réforme de civilisation, puisque aucune civilisation nouvelle ne peut sortir de là - cela n'a jamais existé nulle part. Je n'utiliserais pas le mot révolution, parce qu'une révolution vise au retour à un état précédent, soit historique (la révolution américaine), soit mythique (la révolution russe). Ici, aucune idéologie ne soutient ce projet. C'est juste une pantalonnade d'anarchistes pédants et tapageurs, et d'autant plus pédants et tapageurs qu'on a pris l'habitude de les prendre au sérieux.

    Si la manifestation des opposants au projet, le 13 janvier, est un énorme succès, quelle issue politique y aura-t-il pour François Hollande ? Le recours au référendum ?

    Dans ce cas, François Hollande pourrait faire voter la loi en précisant bien qu'il ne sera jamais question de PMA (ce qui signifie qu'il en sera question dans quelque chose comme deux ans). A priori, on n'imagine pas qu'il puisse retirer sa loi : il est trouillard ! Toutefois, il faut se souvenir de 1984 : personne n'espérait que François Mitterrand allait retirer sa loi, et pourtant... On peut donc espérer. De toute façon, nous ne pouvons pas laisser passer une monstruosité pareille sans nous exprimer clairement : nos descendants nous jugeront là-dessus, comme nous avons jugé nos anciens à leur attitude devant les totalitarismes. Aujourd'hui, la barbarie, c'est ça.

    Propos recueilllis par Jean Sévillia

    * Professeur de philosophie à l'université de Marne-la-Vallée, où elle dirige l'Institut Hannah Arendt, Chantal Delsol est membre de l'Institut. Dernier livre paru :

    L'Age du renoncement

    (Cerf).

  • POUR UNE REFLEXION DE FOND SUR LE ”MARIAGE POUR TOUS” (8) - LE POINT DE VUE DE BERTRAND VERGELY*

    photo-B_-Vergely-610x225.jpgNous mettons en ligne, aujourd'hui, une réflexion de Bertrand Vergely*, philosophe et théologien

    D'autres contributions suivront et constitueront notre dossier, désormais à la disposition de tous : "POUR UNE REFLEXION DE FOND SUR LE "MARIAGE POUR TOUS" **. 

    La question du mariage gay appelle dix remarques.

     I) Il importe d’abord de distinguer la question de l’homosexualité de celle du mariage gay. L’homosexualité appartient à la sphère privée et renvoie à une histoire singulière. C’est ainsi, il y a des personnes dans la société dont la manière d’aimer consiste à aimer une personne du même sexe. Pourquoi en est-il ainsi ? Nous n’en savons rien et nous ne le saurons sans doute jamais, tant il y a de raisons possibles à cela. Toujours est-il qu’il s’agit là d’une réalité que la société se doit de respecter en offrant aux couples homosexuels une protection de leur vie privée au même titre que celle dont peut jouir chaque citoyen. 

    II) Le mariage gay relève en revanche d’une question qui regarde tout le monde, celui-ci étant appelé à bouleverser de manière irréversible la norme en vigueur en établissant une nouvelle norme en matière de famille, de filiation et de transmission, s’il vient à être adopté. 

    III) À l’origine, le mariage est une donnée naturelle. C’est ainsi, pour faire naître la vie un homme et une femme s’unissent et procréent un enfant. En établissant le mariage comme institution, la société a donné un cadre juridique à cette donnée naturelle afin de la protéger. 

    IV) Il s’avère qu’aujourd’hui le mariage, la filiation et la transmission ont changé de sens. La procréation n’est plus l’unique sens du mariage, le mariage-sentiment ayant tendance à l’emporter sur le mariage-procréation. De même, l’enfant n’a plus pour unique sens d’être le fruit de l’union d’un couple, le désir d’enfant introduisant des demandes d’enfants de la part de personnes seules ou des demandes d’adoption ou de procréation assistée de la part de couples stériles. 

    V) La question qui se pose dès lors et qui concerne tous les couples, qu’ils soient hétérosexuels ou homosexuels, est celle de savoir si le sentiment doit devenir l’unique sens du mariage et si le désir d’enfant d’où qu’il vienne doit devenir la raison d’être de ce dernier. Elle est également le fait de savoir si ce qui se fait doit devenir la norme de ce qui est.

    Si tel est le cas, il faut savoir que rien ne va pouvoir s’opposer formellement à ce qu’on lève désormais l’interdit de l’inceste au nom du droit de s’aimer pour tous. Le sentiment en dehors de toute donnée naturelle devenant la norme, au nom de l’amour un père pourra réclamer d’épouser sa fille voire son fils, une mère son fils voire sa fille, une soeur son frère ou sa soeur, un frère sa soeur ou son frère.

    Si tel est le cas, tout étant noyé dans l’amour érigé en droit au-dessus de toute réalité, plus personne ne sachant qui est qui, il y aura fatalement une crise d’identité et avec elle un problème psychique majeur. Les tendances psychotiques générées par l’individualisme hédoniste pour qui le réel n’existe pas et ne doit pas exister vont se renforcer.

    Un père étant aussi un amant et une mère une amante, il va devenir impossible de parler de père et de mère et donc de savoir qui a autorité pour élever des enfants. En ce sens, la famille va littéralement exploser.

    Enfin, l’interdit de l’inceste étant levé, c’est le sens même du devenir de l’être humain qui va être atteint, le sens de cet interdit étant de rappeler aux êtres humains qu’ils sont faits pour devenir, en épousant, non seulement un autre hors de sa famille mais aussi de son sexe et non pour demeurer dans la même famille et le même sexe.

    En ce sens, le législateur qui va devoir se prononcer sur le mariage homosexuel a de lourdes responsabilités. S’il décide de faire du mariage une affaire de droit et de sentiment en dehors de toute donnée naturelle, il introduira dans la cité la ruine possible de l’identité psychique, de la famille ainsi que du devenir symbolique de l’être humain. 

    VI) Au-delà de cette question qui concerne tout le monde, les hétérosexuels comme les homosexuels, la question du mariage gay pose un certain nombre de questions qu’il importe d’examiner avec attention, la principale d’entre elle étant celle du même. Au nom de l’égalité et du refus d’établir des discriminations, est-il possible d’établir une équivalence entre tous les couples ?

    Trois éléments s’y opposent : 

    VII) En premier lieu, pour une simple question de réalité et de donnée objective, on ne peut pas mettre sur le même plan hétérosexualité et homosexualité, un homme et une femme n’étant pas la même chose que deux hommes et deux femmes. Les couples hétérosexuels ne sont pas des couples homosexuels ni les couples homosexuels des couples hétérosexuels. Établir une équivalence entre les deux revient à nier la réalité en opérant une grave confusion entre genre et pratique.

    Avant d’être une pratique, l’hétérosexualité est un genre et pas une pratique, alors que l’homosexualité est une pratique et non un genre. La preuve : pour être homosexuel, il faut d’abord être homme ou femme. Si demain, au nom de l’égalité, tout est mis sur le même plan, la pratique particulière dictant ses lois au genre, un processus dangereux va s’engager à savoir celui de la disparition à plus ou moins long terme de la différence sexuée. On va alors assister à un effet dictatorial. Pour que les homosexuels puissent exercer leur droit à l’égalité, l’humanité va être interdite de faire une différence entre homme et femme, voir dans l’hétérosexualité un fondement et non une pratique étant considéré comme une pratique discriminatoire. Une nouvelle humanité va voir alors le jour. Nous vivions jusqu’à présent dans un monde marqué par la différence. Nous allons connaître un monde nouveau fondé sur l’indifférenciation. Quand on sait que la différence est le propre du vivant et l’indifférencié le propre de la mort, un principe de mort va désormais servir de principe pour guider l’humanité. 

    VIII) La difficulté soulevée par l’équivalence décrétée entre tous les couples se retrouve au niveau des enfants. Comme il semble qu’on l’ait oublié, il importe de rappeler qu’un couple homosexuel ne peut pas avoir d’enfants. On peut le déplorer, mais c’est ainsi, deux hommes et deux femmes ne peuvent pas procréer. Ceci veut dire que, pour qu’il y ait procréation l’homme a besoin de la femme et la femme de l’homme.

    Les homosexuels réclament de pouvoir avoir un enfant. Ils se fondent pour cela sur le droit qui est accordé aux couples hétérosexuels d’adopter ou de procéder à une procréation médicalement assistée. Ils oublient ou font semblant d’oublier que ce n’est pas le droit qui les empêche d’avoir un enfant mais la Nature.

    Certes, un couple hétérosexuel peut adopter ou passer par la procréation assistée afin d’avoir un enfant. Il importe de souligner toutefois qu’un enfant adopté par un couple hétérosexuel n’a pas et n’aura jamais le même sens qu’un enfant adopté par un couple homosexuel. Lorsqu’un couple hétérosexuel adopte un enfant, il le fait pour pallier un problème de stérilité. Lorsqu’un couple homosexuel veut adopter un enfant, il le fait pour contourner une impossibilité. Le registre symbolique n’est pas le même, vouloir contourner une impossibilité à l’aide d’une loi nous situant dans le domaine de la fiction prométhéenne et non plus dans celui de la réalité humaine.

    Jusqu’à présent, la rationalité de la société repose sur la notion de limite et avec elle sur l’idée que tout n’est pas possible. Tout ne se décrète pas. Tout ne se fabrique pas. Limite positive autant que protectrice, l’idée que tout ne se décrète pas nous préservant de la dictature du Droit et l’idée que tout ne se fabrique pas nous préservant de la dictature de la Science. Avec le mariage gay et l’ouverture à la possibilité pour couples gays de recourir à l’adoption ainsi qu’à la procréation médicalement assistée, il va en être autrement. L’idée que rien n’est impossible va voir le jour en enterrant la notion de limite. Voyant le jour, plus rien ne va nous protéger de la dictature du Droit et de l’idée que tout peut se décréter. Plus rien ne va nous protéger de la dictature de la Science et de l’idée que tout peut se fabriquer. On obéissait la Nature qui, comme le dit Montaigne, est « un doux guide ». Nous allons désormais obéir à la Science et au Droit. La Nature évitait que l’Homme n’obéisse à l’Homme. Désormais, l’Homme va obéir à l’Homme sans que l’Homme n’obéisse à quoi que ce soit. Dostoïevski au 19e siècle comme Léo Strauss au 20e siècle voyaient dans le « Tout est possible » l’essence du nihilisme. Ils redoutaient comme Nietzsche que celui-ci n’envahisse l’Europe en ne se faisant aucune illusion cependant à ce sujet. Avec le mariage gay, l’adoption et la procréation assistée pour couples gays, le « Tout est possible » va devenir une réalité et, avec lui, le nihilisme sous la forme du triomphe sans partage de la Science, du Droit et de l’Homme. 

    IX) Dans le même ordre d’idées, il importe de distinguer un enfant que l’on fait d’un enfant que l’on fait faire. Quand un couple fait un enfant, l’enfant est une personne. Le fait de faire un enfant se passant entre des personnes qui s’aiment et pour qui l’enfant n’est pas une marchandise ni l’objet d’un trafic. Quand on fait faire un enfant par un tiers, l’enfant n’est plus une personne, mais un objet voire une marchandise dans un trafic. Témoin le fait de louer le ventre d’une mère porteuse ou les services d’un géniteur.

    Lionel Jospin faisait remarquer qu’il n’y a pas un droit à l’enfant, mais un droit de l’enfant. Si le mariage gay avec procréation assistée est adopté, le droit de l’enfant va être sacrifié au profit du droit à l’enfant. Sous prétexte de donner un droit à l’enfant aux homosexuels, l’enfant considéré comme objet n’aura plus droit symboliquement au statut de personne. Alors que le monde des droits de l’homme s’efforce de lutter contre la réification de ce dernier, au nom du droit à l’enfant, on va réifier ce dernier.

    Il va y avoir en outre des questions pratiques à gérer. D’abord le coût. Pour qu’un couple d’hommes puisse avoir un enfant, il va falloir louer le ventre d’une mère porteuse. Ce qui n’est pas donné, le prix moyen se situant entre 80.000 et 100.000 euros. Comme les couples gays vont réclamer que la facture soit réglée par la Sécurité Sociale au nom du droit à l’enfant pour tous et de l’égalité, comment celle-ci va-t-elle faire pour faire face à cet afflux de dépenses au moment où son déficit se creuse ? Qui va payer et comment ?

    Par ailleurs, l’État prenant en charge les mères porteuses, il va falloir aller chercher celles-ci ou bien créer un service spécial. L’État se refuse à devenir un État proxénète en autorisant et en organisant le trafic du sexe de la femme. Pour que la procréation médicalement assistée puisse exister, il va falloir qu’il devienne quelque peu trafiquant et qu’il organise le trafic des ventres. Ce qui ne va pas être une mince affaire. Quand un couple ne sera pas content du bébé d’une mère porteuse et qu’il décidera de le rendre, que va-t-on faire ? Obliger le couple à garder l’enfant ? En faire un orphelin ? Payer la mère porteuse pour qu’elle le garde ? Et qui payera le psychiatre qui devra soigner l’enfant ainsi ballotté et quelque peu perturbé ? 

    X) Ce problème rencontré dans le fait de faire faire un enfant va se retrouver avec celui de l’éduquer. Une chose est d’avoir un père et une mère, une autre d’avoir deux pères et deux mères.

    Obliger un enfant à naître et à grandir dans un couple homosexuel va se confondre avec le fait d’interdire à un enfant de savoir ce qu’est le fait d’avoir un père et une mère. A-t-on le droit d’enlever ce droit à un enfant ? Si tel est le cas, cela voudra dire que pour que les homosexuels aient droit à l’égalité les enfants des couples homosexuels seront condamnés à ne pas être des enfants comme les autres.

    Certes, les orphelins n’ont pas leur père ou leur mère. Mais, il s’agit là d’un accident et non d’une décision. Avec le droit pour couples gays d’avoir un enfant, les orphelins ne seront pas le produit d’un accident de la vie mais d’une institutionnalisation délibérée. Ils seront obligés par la société de n’avoir soit pas de père, soit pas de mère.

    À cette situation qui ne manquera pas de produire à un moment ou à un autre des mouvements de révolte s’adjoindra une autre difficulté. L’enfant de couples gays n’aura pas droit à une origine réelle, mais à une origine absente. À la case père ou mère il y aura un blanc. Ce qui n’est pas simple à porter. Qu’on le veuille ou non, l’enfant ne pourra pas ne pas se sentir coupable, la propension naturelle des enfants étant de se culpabiliser quand l’équilibre familial n’est plus respecté. 

    En conclusion, les partisans du mariage gay, de l’adoption et de la procréation médicalement assistée pour couples gays rêvent quand ils voient dans ce projet un progrès démocratique sans précédent. Ils croient que tout va bien se passer. Cela ne va pas bien se passer. Cela ne peut pas bien se passer pour la bonne raison que tout a un prix.

    Ne croyons pas que l’on va remettre la différence sexuée en voyant en elle une pratique parmi d’autres sans que cela ait des conséquences. N’imaginons pas que des enfants fabriqués, à qui l’on aura volé leur origine, seront sans réactions. Ne pensons pas que la disparition des notions de père et de mère au profit de termes comme parent I ou parent II permettront l’existence d’une humanité plus équilibrée et mieux dans sa peau.

    On prétend résoudre des problèmes par ce projet de loi. On ne va pas en résoudre. On va en créer. Le 20e siècle a connu la tragédie du totalitarisme et notamment du projet insensé de créer un homme nouveau à travers une race ou une classe. Ne cédons pas à la tentation de fabriquer un homme nouveau grâce à la Science et au Droit. Tout ne se décrète pas. Tout ne s’invente pas.

    Il existe des données naturelles de la famille. N’y touchons pas. Ne jouons pas avec le feu. Ne jouons pas à être des apprentis sorciers. Le Tao voit dans la complémentarité entre le féminin et le masculin une loi d’équilibre dynamique fondamentale de l’univers. Ne touchons pas à cette loi d’équilibre.

    Nous avons tous des amis homosexuels que nous respectons, que nous estimons et que nous aimons. Qu’ils soient d’une profonde moralité, nous n’en doutons pas. Qu’ils soient capables d’élever un enfant, nous n’en doutons pas non plus. Qu’un enfant puisse être plus heureux dans un couple homosexuel que dans certains couples hétérosexuels, nous n’en doutons pas une fois encore. Que cela soit une raison pour légaliser le mariage gay et permettre l’adoption ou la procréation médicalement assistée pour couples gays, c’est là une erreur.

    Une chose est une loi, une autre est un cas particulier. On ne fait pas une loi avec des cas particuliers, mais à partir d’une règle tenant compte de tout ce qu’il y a derrière. S’agissant du mariage gay avec adoption et procréation médicalement assistée, il y a derrière une telle règle trop de choses dangereuses et graves pour que celle-ci puisse devenir une loi a

  • SOCIETE • Fabrice Hadjadj : les djihadistes, le 11 janvier et l'Europe du vide

     PHO19ee9fe2-b147-11e4-a392-6647c2f82794-805x453.jpg

    Maxime Hauchard, un jeune français converti à l'islam venu rejoindre l'EI. Crédits photo: AFP

     

    Un magnifique texte, une très belle intervention, devant un auditoire romain, qui n'étonnera pas, parmi nous, ceux qui ont participé au Colloque du Cercle Vauban, le 6 décembre dernier à Paris, et y ont écouté Fabrice Hadjadj. De quoi méditer, au cours de ce week-end ... Lafautearousseau

    Fabrice Hadjadj est écrivain et philosophe, directeur de l'Institut européen d'études anthropologiques Philanthropos. Son dernier essai, « Puisque tout est en voie de destruction », a été publié chez Le Passeur Éditeur (avril 2014). Ce texte est celui d'une intervention donnée en Italie à la Fondation de Gasperi devant les ministres italiens de l'Intérieur et des Affaires étrangères, le président de la communauté juive de Rome, le vice-président des communautés religieuses islamiques de la ville.

     

    Chers Djihadistes - c'est le titre d'une lettre ouverte publiée par Philippe Muray  - un de nos plus grands polémistes français - peu après les attentats du 11 septembre 2001. Cette lettre s'achève par une série d'avertissements aux terroristes islamiques, mais ceux qu'elle vise en vérité, par ricochet et par ironie, ce sont les Occidentaux fanatiques du confort et du supermarché. Je vous cite un passage dont vous allez tout de suite capter l'heureuse et cinglante raillerie : « [Chers Djihadistes], craignez la colère du consommateur, du touriste, du vacancier descendant de son camping-car ! Vous nous imaginez vautrés dans des plaisirs et des loisirs qui nous ont ramollis?  Eh bien nous lutterons comme des lions pour protéger notre ramollissement. […] Nous nous battrons pour tout, pour les mots qui n'ont plus de sens et pour la vie qui va avec. » Et l'on peut ajouter aujourd'hui: nous nous battrons spécialement pour Charlie Hebdo, journal hier moribond, et qui n'avait aucun esprit critique - puisque critiquer, c'est discerner, et que Charlie mettait dans le même sac les djihadistes, les rabbins, les flics, les catholiques, les Français moyens - mais nous en ferons justement l'emblème de la confusion et du néant qui nous animent !

    Voilà à peu près l'état de l'État français. Au lieu de se laisser interpeler par les événements, il en remet une couche, il en profite pour se payer sa bonne conscience, remonter dans les sondages, se ranger du côté des victimes innocentes, de la liberté bafouée, de la moralité outragée, pourvu qu'on ne reconnaisse pas le vide humain d'une politique menée depuis plusieurs décennies, ni l'erreur d'un certain modèle européocentrique selon lequel le monde évoluerait fatalement vers la sécularisation, alors qu'on assiste presque partout ailleurs, et au moins depuis 1979, à un retour du religieux dans la sphère politique. Mais voilà : cette trop bonne conscience et cet aveuglement idéologique sont en train de préparer pour bientôt, sinon la guerre civile, du moins le suicide de l'Europe.

    La première chose qu'il faut constater, c'est que les terroristes des récents attentats de Paris sont des Français, qu'ils ont grandi en France et ne sont pas des accidents ni des monstres, mais des produits de l'intégration à la française, de vrais rejetons de la République actuelle, avec toute la révolte que cette descendance peut induire.

    En 2009, Amedy Coulibaly, l'auteur des attentats de Montrouge et du supermarché casher de Saint-Mandé, était reçu au palais de l'Élysée par Nicolas Sarkozy avec neuf autres jeunes choisis par leurs employeurs pour témoigner des bienfaits de la formation par alternance : il travaillait alors en contrat de professionnalisation à l'usine Coca-Cola de sa ville natale de Grigny — Les frères Kouachi, orphelins issus de l'immigration, furent recueillis entre 1994 et 2000 dans un Centre d'éducation en Corrèze appartenant à la fondation Claude-Pompidou. Au lendemain de la fusillade au siège de Charlie Hebdo, le chef de ce Centre éducatif marquait sa stupéfaction : « On est tous choqués par l'affaire et parce qu'on connait ces jeunes. On a du mal à s'imaginer que ces gamins qui ont été parfaitement intégrés (ils jouaient au foot dans les clubs locaux) puissent comme ça délibérément tuer. On a du mal à y croire. Durant leur parcours chez nous, ils n'ont jamais posé de problème de comportement. Saïd Kouachi […] était tout à fait prêt à rentrer dans la vie socio-professionnelle. » Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux du maire de Lunel - petite ville du Sud de la France - qui s'étonnait que dix jeunes de sa commune soient partis faire le djihad en Syrie, alors qu'il venait de refaire un magnifique skate park au milieu de leur quartier…

    Quelle ingratitude ! Comment ces jeunes n'ont-ils pas eu l'impression d'avoir accompli leurs aspirations les plus profondes en travaillant pour Coca-Cola, en faisant du skate board, en jouant dans le club de foot local ? Comment leur désir d'héroïcité, de contemplation et de liberté ne s'est-il pas senti comblé par l'offre si généreuse de choisir entre deux plats surgelés, de regarder une série américaine ou de s'abstenir aux élections ? Comment leurs espérances de pensée et d'amour ne se sont-elles pas réalisées en voyant tous les progrès en marche, à savoir la crise économique, le mariage gay, la légalisation de l'euthanasie ? Car c'était précisément le débat qui intéressait le gouvernement français juste avant les attentats : la République était toute tendue vers cette grande conquête humaine, la dernière sans doute, à savoir le droit d'être assisté dans son suicide ou achevé par des bourreaux dont la délicatesse est attestée par leur diplôme en médecine…

    Comprenez-moi : les Kouachi, Coulibaly, étaient « parfaitement intégrés », mais intégrés au rien, à la négation de tout élan historique et spirituel, et c'est pourquoi ils ont fini par se soumettre à un islamisme qui n'était pas seulement en réaction à ce vide mais aussi en continuité avec ce vide, avec sa logistique de déracinement mondial, de perte de la transmission familiale, d'amélioration technique des corps pour en faire de super-instruments connectés à un dispositif sans âme…

    Un jeune ne cherche pas seulement des raisons de vivre, mais aussi, surtout - parce que nous ne pouvons pas vivre toujours - des raisons de donner sa vie. Or y a-t-il encore en Europe des raisons de donner sa vie ? La liberté d'expression ? Soit ! Mais qu'avons-nous donc à exprimer de si important ? Quelle Bonne nouvelle avons-nous à annoncer au monde ?

    Cette question de savoir si l'Europe est encore capable de porter une transcendance qui donne un sens à nos actions - cette question, dis-je, parce qu'elle est la plus spirituelle de toutes, est aussi la plus charnelle. Il ne s'agit pas que de donner sa vie ; il s'agit aussi de donner la vie. Curieusement, ou providentiellement, dans son audience du 7 janvier, le jour même des premiers attentats, le pape François citait une homélie d'Oscar Romero montrant le lien entre le martyre et la maternité, entre le fait d'être prêt à donner sa vie et le fait d'être prêt à donner la vie. C'est une évidence incontournable : notre faiblesse spirituelle se répercute sur la démographie; qu'on le veuille ou non, la fécondité biologique est toujours un signe d'espoir vécu (même si cet espoir est désordonné, comme dans le natalisme nationaliste ou impérialiste).

    Si l'on adopte un point de vue complètement darwinien, il faut admettre que le darwinisme n'est pas un avantage sélectif. Croire que l'homme est le résultat mortel d'un bricolage hasardeux de l'évolution ne vous encourage guère à avoir des enfants. Plutôt un chat ou un caniche. Ou peut-être un ou deux petits sapiens sapiens, par inertie, par convention, mais au final moins comme des enfants que comme des joujoux pour exercer votre despotisme et vous distraire de votre angoisse (avant de l'aggraver radicalement). La réussite théorique du darwinisme ne peut donc aboutir qu'à la réussite pratique des fondamentalistes qui nient cette théorie, mais qui, eux, font beaucoup de petits. Une amie islamologue, Annie Laurent, eut pour moi sur ce sujet une parole très éclairante : « L'enfantement est le djihad des femmes. »

    Ce qui détermina jadis le Général de Gaulle à octroyer son indépendance à l'Algérie fut précisément la question démographique. Garder l'Algérie française en toute justice, c'était accorder la citoyenneté à tous, mais la démocratie française étant soumise à la loi de la majorité, et donc à la démographie, elle finirait par se soumettre à la loi coranique. De Gaulle confiait le 5 mars 1959 à Alain Peyrefitte : « Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! ».

    Il y a certes une libération de la femme dont nous pouvons être fiers, mais lorsque cette libération aboutit au militantisme contraceptif et abortif, la maternité et la paternité étant désormais conçus comme des charges insupportables pour des individus qui ont oublié qu'ils sont d'abord des fils et des filles, cette libération ne peut que laisser la place, après quelques générations, à la domination en nombre des femmes en burqa, car les femmes en mini-jupes se reproduisent beaucoup moins.

    Nous avons beau jeu de protester: « Oh! la burqa ! quelles mœurs barbares ! » Ces mœurs barbares permettent, par une immigration compensant la dénatalité européenne, de faire tourner notre civilisation du futur - enfin, d'un futur sans postérité…

    Au fond, les djihadistes commettent une grave erreur stratégique : en provoquant des réactions indignées, ils ne réussissent qu'à ralentir l'islamisation douce de l'Europe, celle que présente Michel Houellebecq dans son dernier roman (paru aussi le 7 janvier), et qui s'opère du fait de notre double asthénie religieuse et sexuelle. À moins que notre insistance à « ne pas faire d'amalgame », à dire que l'islam n'a rien à voir avec l'islamisme (alors qu'aussi bien le président égyptien Al-Sissi que les frères musulmans nous disent le contraire), et à nous culpabiliser de notre passé colonial - à moins que toute cette confusion nous livre avec encore plus d'obséquiosité vaine au processus en cours. 

    Il est en tout cas une vanité que nous devons cesser d'avoir - c'est de croire que les mouvements islamistes sont des mouvements pré-Lumières, barbares comme je le disais plus haut, et qui se modéreront sitôt qu'ils découvriront les splendeurs du consumérisme. En vérité, ce sont des mouvements post-Lumières. Ils savent que les utopies humanistes, qui s'étaient substituées à la foi religieuse, se sont effondrées. En sorte qu'on peut se demander avec raison si l'islam ne serait pas le terme dialectique d'une Europe techno-libérale qui a rejeté ses racines gréco-latines et ses ailes juive et chrétienne : comme cette Europe ne peut pas vivre trop longtemps sans Dieu ni mères, mais comme, en enfant gâtée, elle ne saurait revenir à sa mère l'Église, elle consent finalement à s'adonner à un monothéisme facile, où le rapport à la richesse est dédramatisé, où la morale sexuelle est plus lâche, où la postmodernité hi-tech bâtit des cités radieuses comme celles du Qatar. Dieu + le capitalisme, les houris de harem + les souris d'ordinateur, pourquoi ne serait-ce pas le dernier compromis, la véritable fin de l'histoire ?

    Une chose me paraît certaine: ce qu'il y a de bon dans le siècle des Lumières ne saurait plus subsister désormais sans la Lumière des siècles. Mais reconnaîtrons-nous que cette Lumière est celle du Verbe fait chair, du Dieu fait homme, c'est-à-dire d'une divinité qui n'écrase pas l'humain, mais l'assume dans sa liberté et dans sa faiblesse ? Telle est la question que je vous pose en dernier lieu: Vous êtes romains, mais avez-vous des raisons fortes pour que Saint-Pierre ne connaisse pas le même sort que Sainte-Sophie ? Vous êtes italiens, mais êtes-vous capables de vous battre pour la Divine Comédie, ou bien en aurez-vous honte, parce qu'au chant XXVIII de son Enfer, Dante ose mettre Mahomet dans la neuvième bolge du huitième cercle ? Enfin, nous sommes européens, mais sommes-nous fiers de notre drapeau avec ses douze étoiles? Est-ce que nous nous souvenons même du sens de ces douze étoiles, qui renvoient à l'Apocalypse de saint Jean et à la foi de Schuman et De Gasperi ? Le temps du confort est fini. Il nous faut répondre, ou nous sommes morts: pour quelle Europe sommes-nous prêts à donner la vie ? 

  • SOCIETE • Robert Redeker : le « gérontocide » sera-t-il le génocide du XXIe siècle ?

     

    A l'occasion de la sortie de son dernier livre Bienheureuse vieillesse, Robert Redeker a accordé un grand entretien à FigaroVox. Pour lui, il faut sauver la vieillesse de l'élimination : car sans elle, c'est notre civilisation qui est menacée de s'éteindre. Bien d'autres dangers la menacent aussi. Y compris une proportion trop faible de jeunes-gens. Mais Robert Redeker nous paraît voir juste lorsqu'il dénonce une société qui bloque la fluidité des âges. Et une idéologie qui refuse le passé comme elle ignore l'avenir. LFAR    

    Redeker.jpgVotre dernier livre Bienheureuse vieillesse est un éloge de l'âge. Faut-il se réjouir de de vieillir ?

    La vieillesse nous libère de bien des fardeaux, dictés par la biologie et l'imaginaire, qui pèsent sur la jeunesse et l'âge mûr. Cicéron et Sénèque le savaient, notre société l'ignore : la vieillesse est libération. Elle débarrasse l'être humain de certains obstacles à sa liberté. La vieillesse est l'âge du bonheur, de la sagesse.

    L'habitude n'existe pas de présenter la vieillesse comme une libération. Il est vrai qu'elle peut, à l'extrémité de la vie, enchaîner au corps, servitude qui peut rendre enviable l'euthanasie. Pourtant la vieillesse, ce que les Stoïciens avaient remarqué, libère les êtres humains des fardeaux liés aux désirs qui rendent intempérants, qui soulèvent des tempêtes de chair, en particulier les désirs sexuels. Ces désirs rendent esclaves, c'est un fait. Mais souvent aussi ils se transforment en passions dévastatrices empêchant toute forme de bonheur. Ils partent en guerre contre le bonheur, que souvent ils détruisent. Livré à eux-mêmes, les désirs de cette farine empêchent, contrairement à ce qu'ils veulent nous faire croire, un bonheur durable et serein (dont l'éternité en paradis, une éternité, j'insiste sur ce point, du corps et de l'âme, de la personne ressuscitée avec son corps, est la figure métaphorique) de s'installer. Cette idée-là de l'éternité laisse entendre la possibilité d'un corps non enchaîné aux désirs. La vieillesse rend plus facile l'exercice des aspirants à la sagesse et des mystiques, auquel la plupart des humains échouent quand ils veulent s'y essayer : le renoncement.

    Libération, la vieillesse est surtout une chance. Celle de redécouvrir le temps et la consistance des choses.

    Selon vous, la société contemporaine serait obsédée par la jeunesse. Pourquoi ?

    Alain Finkielkraut en a établi le constat bien avant moi, et l'a bien mieux dit. C'est parce qu'elle refuse le temps et sa caducité que notre société ontologise la jeunesse. Rappelons-nous de l'opposition entre Parménide, le philosophe de l'Etre, et Héraclite, le philosophe du Devenir. Tout est, affirmait Parménide. Rien n'est, tout passe, on ne se rebaigne jamais dans le même fleuve, prétendait Héraclite. Ontologie est le nom du discours sur l'Etre, celui de Parménide. Depuis les années 60, en lien avec le triomphe planétaire de la société de consommation, la jeunesse a été ontologisée. Elle a été figée en Être excluant le Devenir. De cette ontologisation découle l'impératif collectif de rester jeune jusqu'aux bords du tombeau. Pour nos contemporains, ne plus être jeune, c'est ne plus être. Nous avons refusé de voir dans la jeunesse un devenir sans retour, une transition, un passage, une étape sur le chemin de la vie, un moment dans son écoulement. Disciples de Parménide sans le savoir, nous avons figé la vie dans un seul de ses âges, la jeunesse, déclassant tous les autres, favorisant la honte de ne plus être jeune. Le Tartuffe contemporain, au temps où les corps s'exposent volontiers dans tous leurs charmes, dira plutôt: cachez votre vieillesse que nous ne saurions voir. Oui, nous avons arrêté la jeunesse dans une trompeuse éternité.

    Vous abordez assez peu la question du jeunisme sous l'angle économique. Mais l'autre nom de cette idéologie n'est-il pas tout simplement le capitalisme ?

    Le fanatisme de la jeunesse est lié à la modernité bien plus largement qu'au seul capitalisme. Dans « Notre avant-guerre », lorsqu'il conte son périple dans l'Italie mussolinienne, Brasillach observe que « jeunesse » est « le mot de passe » du fascisme. En même temps, l'U.R.S.S. exaltait la jeunesse comme jamais. Sous toutes ses formes - fascistes, communistes ou consuméristes - le jeunisme est surtout anti-bourgeois, il est un anti-bourgeoisisme systématique.

    Par-delà leurs abyssales différences, en particulier l'opposition entre l'hédonisme et l'héroïsme, l'ontologisation de la jeunesse hissée au rang de valeur suprême couplée à la haine du bourgeois, rassemble les contestataires de Mai 68 et les jeunes fascistes des années 30.

    Derrière la question de la vieillesse, il y a aussi la question du passé. Le jeunisme est-il aussi un moyen de faire table rase de celui-ci ?

    Le jeunisme est l'idéologie d'un temps qui veut faire table rase du passé. « Du passé faisons table rase », était l'hymne du progressisme - à tout le moins du progressisme mal compris, éradicateur. Mais l'époque actuelle veut aussi supprimer l'avenir. Elle ne veut de racines ni dans le passé ni dans l'avenir. Elle ne veut être ni redevable ni responsable. Ni redevable au passé ni responsable devant l'avenir - d'où la crise de l'éducation. La destruction irréversible de l'école par Mme Valaud-Belkacem est une suite logique de ce double refus. Comment éduquer quand il n'y plus rien à transmettre et plus rien à promettre ? Voilà pourquoi les vieux inquiètent : au sein de ce vide temporel qu'est devenu notre société, ils sont la présence du passé, la présence et le présent des racines, leur présence témoigne en faveur de l'exigence de transmettre, pour que ce qui fut par le passé soit dans l'avenir (les œuvres, la langue, les bonnes meurs). Parallèlement à son « du passé faisons table rase », l'hymne de notre époque pourrait aussi être la chanson des Sex Pistols, le groupe punk des années 80, « No future ». Or, les vieux et la vieillesse représentent une promesse d'avenir. L'impératif que nous impose le jeunisme, « rester jeune », ce n'est pas seulement arracher les racines, c'est aussi, c'est surtout, refuser qu'on ait un avenir. C'est refuser l'avenir, tout simplement parce que l'idée d'avenir suppose celle de passage. Que la vieillesse soit une promesse d'avenir est, tout en restant incompréhensible à nos contemporains, l'une des plus fortes suggestions de l'idée chrétienne de résurrection.

    On a le sentiment que la génération 68, obsédée par son éternelle jeunesse, a refusé l'idée même de transmission. Finalement, les jeunes ne sont-ils pas les premières victimes du jeunisme ?

    Il est manifeste que les plus âgés détiennent les pouvoirs, tous les pouvoirs, qu'ils n'ouvrent pas la porte aux plus jeunes, qu'ils ne s'effacent pas. Cette vérité touche la politique, l'industrie, la culture, la presse, les professions prestigieuses et valorisantes. Il y a une gérontocratie - rien de plus exact ! - mais qui exerce son pouvoir selon une idéologie qui dit l'inverse, une idéologie anti-vieux, une gérontophobie, autrement dit une peur et haine de la vieillesse, le jeunisme. Gérontocratie et gérontophobie sont les deux faces de la même médaille. Les vieux sont les plus nombreux, la pyramide des âges est renversée, mais la jeunesse est tellement adulée que tout le monde veut rester jeune. Pourtant, cet amour déraisonnable, inhumain dans la mesure où il est un mépris pour les périodes ultérieures de la vie, bloque la fluidité des âges, contrairement à ce qui s'est toujours passé. Un seul âge, dans notre société, demeure légitime: la jeunesse. Du coup, personne ne veut la quitter. Un inquiétant paradoxe en résulte: les jeunes sont empêchés d'entrer dans la vie parce que la jeunesse est trop aimée (les vieux gardent le plus longtemps possible les postes et les pouvoirs, les places et privilèges, s'il le faut en étant, pour parler comme Philippe Muray, des rebellocrates). La domination de l'idéologie jeuniste est néfaste aux vieux et aux jeunes, bref à l'ensemble de la société.

    Selon vous, le « gérontocide » peut devenir le génocide du XXI siècle. Vous exagérez...

    L'histoire, a dit Hegel, est celle du malheur des peuples, les pages de bonheur restant des pages blanches. L'humanité a toujours fait preuve d'une grande inventivité dans l'art de massacrer. Devant les problèmes démographiques et de confort, l'infanticide est dans les sociétés humaines, comme l'a montré Gaston Bouthoul, la norme. Tantôt, il l'est directement à la naissance, tantôt différé sous la forme des guerres, ou encore, comme aujourd'hui, sous la forme de l'avortement qui est pour nous l'infanticide moralement acceptable. Dans mon livre Bienheureuse vieillesse, l'idée de gérontocide est méthodologique: raisonnons comme si ce massacre correspondait à une certitude afin de pouvoir l'empêcher. Le modèle logique de ce type de raisonnement réside dans l'état de nature chez Rousseau: il n'a jamais existé, il n'existe pas, il n'existera probablement jamais, mais il faut pour comprendre l'homme raisonner comme s'il existait. L'état de nature est une fiction théorique qui permet de découvrir la vérité. Ainsi aussi fonctionne le gérontocide dans mon livre.

    Que répondez-vous à ceux qui estime que l'euthanasie est un moyen de combattre, non pas la vieillesse ou la faiblesse, mais la souffrance ?

    Le mot d'euthanasie, qui signifie bonne mort, mort douce voire heureuse, est un mensonge, un mot totalitaire qui contient une contradiction: camoufler une mise-à-mort en opération humanitaire. On peut bien sûr en comprendre les raisons, l'approcher avec empathie, mais on ne peut accepter le mensonge. Il y a une grande différence entre laisser mourir et mettre à mort. Il est vrai aussi que, d'une part, la mort et la souffrance sont devenues dans nos sociétés insupportables, et que, d'autre part nous sommes devenus incapables de les penser. Généraliser l'euthanasie signe la fin d'une civilisation, celle dans laquelle le « Tu ne tueras point » est un principe fondamental. C'est entrer dans une civilisation dans laquelle « tuer pour le bien-être » devient la norme. Serons-nous en état d'en fixer les limites? C'est, quoi qu'il en soir, banaliser ce geste de tuer, au nom même du bien de celui qui est tué. Comme il y a l'avortement de confort, il y a aura les euthanasies de confort, comme il y a l'avortement-contraception, il y aura l'euthanasie-tranquillisation. Nous nous apprêtons à ouvrir une terrifiante boîte de Pandore.

    A l'inverse, vous dénoncez également l'idéologie « immortaliste ». De quoi s'agit-il ?

    L'immortalisme est l'opposé de la résurrection. Notre société est la société du refus de la vieillesse - donc du passé et de l'avenir - qui est aussi la société de l'immortalisme. Ce refus de la vieillesse est partout signifié, dans le sport, la publicité, le show business, le cinéma, et aussi dans notre vie quotidienne. Partout il s'agit de cacher l'âge, de le nier. Ainsi, lorsqu'on évoque les performances de la championne cycliste Jeannie Longo, c'est pour bien préciser que ses exploits ne sont pas de son âge, qu'à 50 ans largement passés elle en a toujours 25 biologiquement, sportivement, bref qu'elle est toujours jeune, que le temps ne passe pas sur elle, sur ses muscles, son cœur, ses cuisses et ses mollets, qu'elle n'est pas de son âge. Elle fait son âge, car elle a l'aspect d'une quinquagénaire, mais elle n'est pas de son âge. Il est bien évident qu'à travers une pareille présentation de cette championne, le fait de ne pas être de son âge lorsqu'on n'a plus 25 ans est proposé à tous comme un modèle et comme un idéal, éventuellement comme un impératif. Un immortalisme implicite perce à travers de pareils propos, un pareil idéal comme il perce chez la dame de plus de 50 ans qui se vêt encore comme une poupée Barbie. Les poupées sont immortelles n'est-ce pas, comme les déesses de l'Antiquité? L'immortalisme a deux aspects: vivre comme si on était immortel, et le transhumanisme (fabrique artificielle de l'humain par emplacement des pièces obsolètes). L'immortalisme est inhumain parce qu'il repose sur la négation de la mort. L'immortalité inhumaine qu'il propose se différencie de la résurrection, laquelle exige le passage par la mort.

    Avec les progrès technologiques, ce fantasme prométhéen n'est-il pas en train de devenir réalité ?

    Il l'essaie. Mais on peut résister, par exemple en sauvant la vieillesse.

    La condition humaine est-elle en train de disparaître ?

    La condition humaine est bien décrite par Pascal. L'idée de péché originel - le plus puissant garde-fou contre l'inhumain que la sagesse ait pu inventer - exprime à merveille à la fois la persistance de cette condition et la finitude à laquelle l'homme est vouée par essence. Le péché originel pose une limite, un mur, laissant entendre que passer de l'autre côté de ce mur revient à sortir de l'humain, à verser dans l'inhumanité, à transformer l'homme en autre chose, ni un ange ni une bête mais un monstre. Dans la mesure où notre modernité tardive cherche à construire un homme nouveau, hors-sol et hors-nature (ce dont témoigne la faveur de la théorie du genre), régénérable à volonté, interminablement réparable, la réponse est oui. Effacer les limitations - dont, également la vieillesse et la mort, sur lesquelles le péché originel insiste - équivaut à travailler à l'effacement de la condition humaine.

    XVM6bf99e78-7f22-11e5-b6d6-4d9cc94b1cee-100x150.jpg

    Professeur agrégé de philosophie, Robert Redeker est écrivain. Son dernier livre, Bienheureuse vieillesse vient de paraître aux éditions du Rocher.

    Entretien par Alexandre Devecchio

     

  • L'Islam et la sexualité

     

    par Annie LAURENT

    Déléguée générale de CLARIFIER

     

    ob_a31a73_dsc04030.jpgDurant la nuit du 31 décembre au 1er janvier dernier, dans plusieurs villes d’Allemagne (Cologne, Hambourg, Stuttgart, Bielefeld) et dans d’autres pays d’Europe : Suisse (Zurich), Autriche, Pays-Bas, Suède et Finlande, des centaines de femmes fêtant le Nouvel An ont été victimes de violences sexuelles commises contre elles par des immigrés. Les autorités des pays concernés ont signalé que ces actes avaient été planifiés. Par ailleurs, périodiquement, les médias se font l’écho de mauvais traitements infligés aux femmes dans les sociétés musulmanes, pas seulement arabes. Les événements de la Saint-Sylvestre ont conduit l’ancienne ministre allemande de la famille, Kristina Schröder, à poser la question de savoir si « les normes de la masculinité en Islam légitiment la violence faite aux femmes ».

    Telle est l’interrogation à laquelle la présente (étude) voudrait s’efforcer de répondre. 

     LE REGARD ISLAMIQUE SUR LA FEMME : INFERIORITE ET MEFIANCE

    1. Supériorité de l'homme

    « La prééminence masculine est fondamentale en Islam », explique le spécialiste tunisien Abdelwahab Bouhdiba dans l’un des livres de référence sur le sujet, La sexualité en Islam (PUF, coll. Quadrige, 1986, p. 31).

    Le récit coranique de la création affirme l’inégalité constitutive entre l’homme et la femme. « Les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-ci au-dessus de celles-là » (4, 34). Ce verset reflète sans doute l’héritage patriarcal des sociétés arabes mais, du point de vue islamique, cela résulte d’une volonté divine, donc immuable. Il s’agit d’un choix arbitraire de Dieu en faveur de l’homme qui instaure une différence de dignité entre l’homme et la femme et une subordination certaine de la femme à l’homme. Ce qui explique le machisme si caractéristique de l’Islam, que le poète syrien Adonis (de confession alaouite) dénonce dans un livre récent : « L’islam assujettit la femme et fixe cette servitude par le Texte ». Il en a fait « un instrument pour le désir et le plaisir de l’homme ; il a utilisé la nature pour établir et asseoir davantage sa domination » (Violence et Islam, Seuil, 2015, p. 81 et 85).

    Certes, le machisme se trouve à des degrés divers dans toutes les cultures, religieuses ou non, mais, selon la perspective biblique, il s’agit d’une conséquence du péché originel, faute qui a abîmé la création initiale et mis le désordre dans la relation entre l’homme et la femme, ce dont Dieu a pris acte en disant à Eve : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn 3, 16). Or, le Coran occulte cette séquence biblique ainsi que le dessein de salut de Dieu destiné à racheter l’humanité pécheresse. En restituant à l’homme et à la femme leur commune dignité d’enfants de Dieu, le baptême corrige les effets pervers des débuts de l’histoire et donne à l’homme la grâce nécessaire pour éviter la tentation machiste ou misogyne. Saint Paul enseigne : « Que chacun aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari » (Ep 5, 33).

    La préférence du Dieu de l’Islam pour les hommes se manifeste dans la plupart des prescriptions coraniques relatives à leurs rapports avec les femmes, y compris dans le cadre du mariage. Non seulement l’homme a le droit d’être polygame mais il peut répudier ses épouses selon son bon gré (sur la conception islamique du mariage, cf. PFV n° 20, mai 2014).

    Une fois mariée, la femme ne s’appartient plus. Le Coran exige qu’elle se tienne en permanence à la disposition de son mari. « Vos femmes sont pour vous un champ de labour. Allez à vos champs comme vous le voudrez » (2, 223). On trouve dans la Sunna (Tradition) ces propos (hadîths) attribués à Mahomet : « Une femme ne doit jamais se refuser à son mari, fût-ce sur le bât d’un chameau » (cité par Ghassan Ascha, Du statut inférieur de la femme en Islam, L’Harmattan, 1987, p. 37). Sinon, « elle sera maudite par les anges » (cité par Joseph Azzi, La vie privée de Mahomet, Editions de Paris, 2007, p. 47). En revanche, « toute femme qui meurt en laissant son mari satisfait d’elle ira au paradis » (cité par Mathieu Guidère, Sexe et charia, Ed. du Rocher, 2014, p. 125).

    A signaler que dans le droit occidental, le non consentement de l’épouse peut être assimilé au viol en raison de la violence qu’il implique.

    Dans l’Islam, l’homme possède aussi le droit discrétionnaire de châtier son épouse. « Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle si elles vous obéissent » (4, 34). Cf. sur ce point PFV n° 20.

    2. Méfiance envers la femme 

    Les textes sacrés de l’Islam abondent en citations péjoratives concernant les femmes.

    Coran : « O vous les croyants ! Vos épouses et vos enfants sont pour vous des ennemis. Prenez garde ! » (64, 14).

    Préceptes de Mahomet : « Celui qui touche la paume d’une femme à laquelle il n’a pas d’accès licite, on lui mettra une braise sur sa paume le jour du Jugement dernier » (G. Ascha, op. cit., p. 49). Cela explique que certains musulmans refusent de saluer les femmes en leur serrant la main. « Le diable est toujours présent lorsqu’un homme se trouve avec une femme. Il est préférable qu’un homme se frotte avec un cochon qu’avec une femme qui ne lui appartient pas » (cité par J. Azzi, op. cit., p. 45).

    Préceptes d’Ali (600-661), quatrième calife, cousin et gendre de Mahomet : « Il ne faut jamais demander un avis aux femmes, car leur avis est nul. Cache-les pour qu’elles ne puissent pas voir d’autres hommes ! Ne passe pas longtemps en leur compagnie car elles te conduiront au péril et à ta perte » ; « Hommes, n’obéissez jamais en aucune manière à vos femmes. Ne les laissez jamais aviser en aucune matière touchant même la vie quotidienne » (cités par G. Ascha, op. cit., p. 38).

    Toute mixité est donc source potentielle de péché. D’où, dans les milieux les plus scrupuleux, la ségrégation entre les sexes, imposée aux adultes en dehors du cercle familial le plus proche : voitures réservées aux femmes dans le métro (au Caire, par exemple) ; salles de cours séparées dans certaines universités (il arrive aussi que les étudiantes suivent les cours sur un écran de télévision, donc hors de la présence physique du professeur masculin) ; séparation sur les lieux de travail et de loisirs ainsi que dans les fêtes familiales comme les mariages.

    L’obligation du port du voile islamique en dehors du domicile, surtout dans sa version intégrale (niqab, burqa), signifie l’enfermement de la femme dont il faut se méfier, car elle est « le symbole du péché » (Adonis, op. cit., p. 83), étant entendu que dans cette religion le péché est conçu, non pas d’un point de vue de la morale ou de la loi naturelle mais de la charia inspirée du Coran et de la Sunna. Un acte est halal (permis) ou haram (interdit) selon la définition qu’en donne le Dieu de l’Islam ou Mahomet. L’interdiction de sortir seule (sans être accompagnée par un homme qui lui est « licite », donc membre de sa famille) répond à la même préoccupation.

    LA FEMME OBJET A LA DISPOSITION DE L'HOMME 

    1. Les musulmans et la sexualité 

    L’infériorisation des femmes en Islam et la méfiance qu’elles inspirent n’obligent pas l’homme à éviter de les fréquenter. Car, selon Ali, si « la femme tout entière est un mal », « ce qu’il y a de pire en elle, c’est qu’il s’agit d’un mal nécessaire » (cité par G. Ascha, op. cit., p. 38).

    La sexualité tient une place primordiale dans l’Islam. « La fonction sexuelle est en soi une fonction sacrée. Elle est un de ces signes auxquels se reconnaît la puissance de Dieu » (A. Bouhdiba, op. cit., p. 23).

    Le thème de la sexualité est abondamment présent dans la Sîra (biographie de Mahomet) et dans la Sunna (Tradition). Le plaisir sexuel y est magnifié, surtout au profit de l’homme, notamment dans les sociétés où l’on pratique encore l’excision. Le Coran ne la prescrit pas mais Mahomet ne l’interdit pas. Il semble même l’approuver partiellement puisque, rencontrant une exciseuse en action, il lui aurait dit : « N’opère pas radicalement, c’est préférable pour la femme ! » (cité par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Le radeau de Mahomet., Lieu commun, 1983, p. 178). Ce qui permet aux juristes de qualifier l’excision d’« acte recommandable mais non obligatoire ».

    Contrairement à une idée répandue mais erronée, le christianisme ne disqualifie pas la sexualité. Il y voit une réalité naturelle voulue par Dieu et destinée à concrétiser l’amour des époux dans le sacrement de mariage qui consacre l’alliance nuptiale impliquant un don mutuel et indissoluble entre eux et non la domination de l’homme sur la femme (cf. Catéchisme de l’Eglise catholique, n° 1612-1615). Saint Jean-Paul II a d’ailleurs consacré à la « théologie du corps » un enseignement substantiel.

    En sa qualité de « beau modèle » (Coran 33, 21), le fondateur de l’Islam est digne d’imitation. Or, il recherchait lui-même la compagnie des femmes, non dans une relation parfaitement chaste comme le Christ avec les femmes de l’Evangile, mais pour assouvir ses passions. Il eut onze épouses (plusieurs d’entre elles l’ont été simultanément), dont une juive, Safia. Au sein de son harem, Aïcha était la favorite. Elle a raconté en détail les circonstances de son mariage, conclu alors qu’elle avait 6 ans et consommé lorsqu’elle eut atteint l’âge de 9 ans (cf. Leïla Mounira,Moi, Aïcha, 9 ans, épouse du Prophète, L’Age d’homme, 2002). Concernant la vie matrimoniale de Mahomet, la Sunna contient des centaines de récits attribués à Aïcha, à d’autres épouses et à des témoins directs (cf. Magali Morsy, Les femmes du Prophète, Mercure de France, 1989 ; Joseph Azzi, La vie privée de Mahomet,op. cit.).

    Mahomet eut aussi des concubines (le concubinat est admis en Islam à condition qu’il fasse l’objet d’un contrat). Parmi ces dernières figuraient une Egyptienne copte, Maria, ainsi qu’une juive, Rayhâna, veuve de l’un des juifs de la tribu des Banou Qurayza qui fut massacré à Médine, en 627, avec des centaines d’autres sous les yeux du prophète de l’islam, devenu chef temporel de la cité. Selon la coutume de l’époque en Arabie, les femmes et les enfants d’ennemis tués lors du djihad ou d’une razzia étaient réduits en esclavage et répartis entre les musulmans (Olivier Hanne, Mahomet, Belin, 2013, p. 176). C’est sur ce précédent historique que se fondent les djihadistes de l’Etat islamique (Daech) pour recourir à l’esclavage sexuel, y compris sur des fillettes, au sein des populations soumises à leur pouvoir.

    Le fondateur de l’islam a par ailleurs exalté la jouissance sexuelle. « La volupté et le désir ont la beauté des montagnes. Chaque fois que vous faites œuvre de chair, vous faites une aumône. O croyants ! Ne vous interdisez pas les plaisirs ! » (cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, op. cit, p. 188). Il a même élevé l’acte charnel au rang de la prière et de l’aumône.  « Le nikâh (mariage dans le sens d’union sexuelle, cf. PFV n° 20), c’est le coït transcendé », écrit A. Bouhdiba (La sexualité en Islam, op. cit., p. 24).

    La chasteté est donc une attitude incomprise en Islam. Quant au célibat, Mahomet le considère contre-nature. « Ceux qui vivent en célibataires sont de la pire espèce ; ceux qui meurent en célibataires sont de la plus ignoble » (cité par A. Bouhdiba, op. cit., p. 113).

     2. Une sexualité codifiée

    « La féminité est devenue un objet du licite et de l’illicite, à savoir un objet codifié(…). Quand nous disons « la femme en islam », la pensée va automatiquement à son organe sexuel » (Adonis, op. cit., p. 84).

    L’exercice de la sexualité fait l’objet d’une monumentale codification, détaillée à l’extrême. Outre la Sunna, une multitude de fatwas (avis religieux) répondent sans cesse aux préoccupations des musulmans sur ce sujet devenu obsédant.

    Car la licéité est primordiale en ce domaine. Ainsi, le mariage islamique est conçu avant tout comme un contrat juridique, celui-ci pouvant même prendre une forme temporaire. Tel est le cas du « mariage de jouissance » (nikâh el-mutaa), qui se fonde sur un verset du Coran : « De même que vous jouissez d’elles, donnez-leur leur dot, comme une chose due. Il n’y a aucun péché contre vous à ce que vous concluiez un accord quelconque entre vous après la fixation de la dot » (4, 24). Un homme, marié ou pas, a le droit de conclure avec une femme un contrat pour la durée qui leur convient et ce contrat peut être renouvelé autant de fois que le veulent les deux partenaires. D’après la Sunna, ce type de « mariage » fut largement pratiqué par les compagnons de Mahomet. Il n’est plus aujourd’hui admis que dans l’islam chiite où on le justifie comme étant « la solution radicale du problème sexuel dont souffrent les jeunes, et qui menace l’humanité de dégradation et de décadence » (cité par J. Azzi, op. cit., p. 225).

    Une telle forme de « mariage » s’apparente à l’adultère mais l’essentiel, du point de vue islamique, est qu’elle rend l’union licite, la zîna (fornication) étant sévèrement punie par la charia. Quant au viol hors mariage (normal ou temporaire), il est certes illicite, mais certains pay

  • LITTERATURE • Pierre-Guillaume de Roux : « Contrairement à ce que disent les pessimistes, il y a de grands écrivains

     

    Pierre-Guillaume de Roux a dirigé de nombreuses maisons d’édition (éditions de la Table Ronde, éditions du Rocher) avant de créer la sienne en 2010, qui porte son nom. Il est le fils de l’écrivain et éditeur Dominique de Roux, fondateur des Cahiers de l’Herne et défenseur d’une conception de la littérature en voie de disparition.

    PHILITT : Pouvez-vous nous parler de la fondation des éditions et des Cahiers de L’Herne ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Les Cahiers de L’Herne ont été créés en 1961, avec un premier cahier René Guy Cadou. Mais l’histoire commence en 1956 avec une revue un peu potache tirée à 300 exemplaires qui s’appelait L’Herne, dans laquelle mon père et ses amis vont publier leurs premiers textes. Cette période va réunir autour de lui des gens aussi différents que Jean Ricardou, qui passera ensuite à Tel Quel, Jean Thibaudeau, Georges Londeix et quelques autres. C’est la première cellule.

    L’Herne représente pour mon père une forme de littérature comparée : on coupe une tête, elle repousse toujours. À Lerne de la mythologie, il a ajouté sa lettre fétiche, le H, qu’on retrouve dans les Dossiers H ou dans la revue Exil(H). Cette lettre va l’accompagner toute sa vie. Cette première période va se terminer en 1958. Il va y avoir un moment de rupture, de réflexion. Entre 1958 et 1960 va mûrir l’idée de cahiers livrés deux fois par an dans le but de réévaluer la littérature, c’est-à-dire de changer la bibliothèque. Les surréalistes l’avaient fait quelques décennies plus tôt.

    Cadou était un coup d’essai, un pur fruit du hasard. C’est grâce au peintre Jean Jégoudez qu’on a pu accéder à des archives et constituer ce premier cahier. Cadou est un poète marginal qu’on ne lit pas à Paris : c’est l’une des raisons pour lesquelles mon père s’y est intéressé. Mais c’est Bernanos qui donnera le coup d’envoi effectif aux Cahiers. Mon père avait une forte passion pour Bernanos. Il l’avait découvert adolescent. Et par ma mère, nous avons des liens forts avec Bernanos car mon arrière-grand-père, Robert Vallery-Radot, qui fut l’un de ses intimes, est à l’origine de la publication de Sous le soleil de Satan chez Plon. Le livre lui est d’ailleurs dédié. C’est ainsi que mon père aura accès aux archives de l’écrivain et se liera d’amitié avec l’un de ses fils : Michel Bernanos. Ce cahier, plus volumineux que le précédent, constitue un titre emblématique de ce que va devenir L’Herne.

    Ce qui impose L’Herne, ce sont les deux cahiers Céline en 1963 et 1965 — et, entre les deux, un cahier Borgès. Il y avait une volonté de casser les formes et une façon très neuve d’aborder un auteur : par le biais de l’œuvre et celui de sa vie. Une volonté non hagiographique. Il ne faut pas aborder l’auteur avec frilosité mais de manière transversale, éclatée et sans hésiter à être critique. L’Herne aujourd’hui a été rattrapée par l’académisme. L’Herne n’a plus rien à voir avec la conception qu’en avait mon père. La maison d’édition a été depuis longtemps trahie à tous les niveaux. On y débusque trop souvent de gros pavés qui ressemblent à d’insipides et assommantes thèses universitaires lancées à la poursuite de gloires établies.

    PHILITT : Quelle était la conception de la littérature de Dominique de Roux ? Voulait-il réhabiliter les auteurs dits « maudits » ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Il suffit de voir les auteurs qui surgissent dans les années 60. Céline est encore un proscrit qu’on lit sous le manteau. Il n’est pas encore le classique qu’il est devenu aujourd’hui. Parler de Céline est plus que suspect. Ce qui explique que mon père sera traité de fasciste dès qu’il lancera des publications à propos de l’écrivain. C’est la preuve qu’il avait raison : qu’il y avait un vrai travail à accomplir autour de Céline pour lui donner une place à part entière dans la littérature. C’est de la même manière qu’il va s’intéresser à Pound. Pound, un des plus grands poètes du XXe siècle. Il a totalement révolutionné la poésie américaine mais, pour des raisons politiques, il est complètement marginalisé. Mon père va procéder à la réévaluation de son œuvre et à sa complète réhabilitation. Pound est avant tout un très grand écrivain qu’il faut reconnaître comme tel. Tous ces auteurs sont tenus dans une forme d’illégitimité politique mais pas seulement. Pour Gombrowicz c’est différent : c’est l’exil, c’est une œuvre difficile que l’on a pas su acclimater en France. Il va tout faire pour qu’elle le soit.

    Il y a chez mon père une volonté de briser les idoles, de rompre avec une forme d’académisme qui était très prégnante dans cette France des années 60. D’où son intérêt pour Céline, pour Pound, pour Wyndham Lewis qui sont tous des révolutionnaires, en tout cas de prodigieux rénovateurs des formes existantes.

    PHILITT : Quelle relation entretenait-il avec les Hussards ?

    Pierre-Guillaume de Roux : C’est compliqué. Dans un livre que j’ai publié il y a deux ans avec Philippe Barthelet, Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et l’esprit hussard, il y a un extrait du journal de mon père de l’année 1962 où il se montre très critique à leur égard. Il est injuste, n’oublions pas l’âge qu’il a à ce moment-là (26 ans).  Il rencontre néanmoins Nimier à propos du Cahier Céline. Malheureusement, la relation n’a pu s’épanouir avec Nimier puisqu’il est mort trop tôt. Pourtant, je pense qu’ils avaient beaucoup de choses en commun : ce goût impeccable en littérature, cette manière de reconnaître immédiatement un véritable écrivain, cette curiosité d’esprit panoramique, ce goût pour la littérature comparée… 

    lettres.jpg

     

    PHILITT : Dominique de Roux dénonçait le conformisme et le règne de l’argent. Était-il animé par une esthétique antimoderne ?

    Pierre-Guillaume de Roux : À cet égard, je pense que oui. N’oubliez pas que mon père est nourri de Léon Bloy et de sa critique de l’usure. Mais aussi de Pound qui s’est penché sur toutes ces questions économiques. C’est à la fois quelqu’un qui a su sentir la modernité littéraire – d’où son adoration pour Burroughs, Ginsberg, Kerouac – et qui a une approche antimoderne vis-à-vis de la société. Il était aussi lecteur de Péguy. Le Cahier dirigé par Jean Bastaire a beaucoup compté pour mon père.

    PHILITT : Quelles sont les rencontres qui l’ont le plus marqué ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Pound, Gombrowicz, Abellio, Pierre Jean Jouve font partie des rencontres les plus importantes de sa vie. Avec Abellio, il y a eu une amitié très forte. Abellio m’a écrit un jour que mon père était son meilleur ami. Ils se rencontrent en 1962 et ils vont se voir jusqu’à la mort de mon père en 1977 sans discontinuité. Il lui a évidemment consacré un Cahier de L’Herne.

    PHILITT : Pound et Borgés, ce sont plutôt des rencontres…

    Pierre-Guillaume de Roux : Oui, Pound est déjà un homme très âgé mais il va quand même beaucoup le voir. Entre 1962 et sa mort, il le voit très régulièrement. La rencontre avec Gombrowicz se fait entre 1967 et 1969 et pendant cette courte période ils se voient très souvent. Mon père passe son temps à Vence où vit aussi le grand traducteur Maurice-Edgar Coindreau qu’il fréquente beaucoup à cette époque. Je détiens d’ailleurs leur superbe correspondance.

    PHILITT : Il n’a jamais rencontré Céline ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Ils n’ont fait que se croiser. Au moment où mon père initie les Cahiers Céline en 1960, tout va très vite et Céline meurt en juillet 1961. Il n’a pas eu le temps de le rencontrer.

    PHILITT : Quelle est sa relation avec Jean-Edern Hallier ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Très compliquée. Ils ont été très amis. Ils se sont beaucoup vus au début des années 1960. C’est une relation passionnelle avec beaucoup de brouilles plus ou moins longues jusqu’à une rupture décisive après mai 68. Jean-Edern le traîne dans la boue, le calomnie, en fait un agent de la CIA. On retrouve là toutes les affabulations habituelles de Jean-Edern qui était tout sauf un être fiable, tout sauf un ami fidèle. C’est un personnage qui ne pensait qu’à lui, une espèce d’ogre qui voulait tout ramener à sa personne. Rien ne pouvait être durable avec un être comme ça.

    PHILITT : Pouvez-nous parler de ses engagements politiques, de son rôle lors de la révolution des Œillets au Portugal et de son soutien à Jonas Savimbi en Angola ? La philosophie de Dominique de Roux était-elle une philosophie de l’action ? Peut-on le rapprocher des écrivains aventuriers que furent Conrad ou Rimbaud ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Pour ce qui est de son engagement au Portugal, il se fait un peu par le fruit du hasard, sous le coup d’une double rupture dans sa vie. Il y a d’abord son éviction des Presses de la Cité. Il dirigeait avec Christian Bourgois la maison d’édition éponyme ainsi que la collection de poche 10/18. En 1972, mon père publie Immédiatement, un livre qui tient à la fois du recueil d’aphorismes et du journal. L’ouvrage provoque un énorme scandale puisque Barthes, Pompidou et Genevoix sont mis en cause. La page 186-187 du livre est censurée. On voit débarquer en librairie des représentants du groupe des Presses de la Cité pour couper la page en question. Mon père a perdu du jour au lendemain toutes ses fonctions éditoriales. Un an et demi plus tard, il est dépossédé de sa propre maison d’édition à la suite de basses manœuvres d’actionnaires qui le trahissent. C’est un moment très difficile dans sa vie. Il se trouve qu’il connaît bien Pierre-André Boutang – grand homme de télévision, fils du philosophe Pierre Boutang – et le producteur et journaliste Jean-François Chauvel qui anime Magazine 52, une émission pour la troisième chaîne. Fort de ces appuis, il part tourner un reportage au Portugal. Il se passe alors quelque chose.

    Cette découverte du Portugal est un coup de foudre. Il est ensuite amené à poursuivre son travail de journaliste en se rendant dans l’empire colonial portugais (Mozambique, Guinée, Angola). Il va y rencontrer les principaux protagonistes de ce qui va devenir bientôt la révolution des Œillets avec des figures comme le général Spinola ou Othello de Carvalho. Lors de ses voyages, il entend parler de Jonas Savimbi. Il est très intrigué par cet homme. Il atterrit à Luanda et n’a de cesse de vouloir le rencontrer. Cela finit par se faire. Se noue ensuite une amitié qui va décider d’un engagement capital, puisqu’il sera jusqu’à sa mort le proche conseiller de Savimbi et aussi, en quelque sorte, son ambassadeur. Savimbi me dira plus tard que grâce à ces informations très sûres et à ses nombreux appuis, mon père a littéralement sauvé son mouvement l’Unita au moins sur le plan politique quand a éclaté la révolution du 25 avril 1974 à Lisbonne. Mon père consacre la plus grande partie de son temps à ses nouvelles fonctions. Elles le dévorent. N’oubliez pas que nous sommes en pleine Guerre Froide. L’Union Soviétique est extrêmement puissante et l’Afrique est un enjeu important, l’Angola tout particulièrement. Les enjeux géopolitiques sont considérables. Mon père est un anticommuniste de toujours et il y a pour lui un combat essentiel à mener. Cela va nourrir sa vie d’écrivain, son œuvre. Son roman Le Cinquième empire est là pour en témoigner. Il avait une trilogie africaine en tête. Concernant son côté aventurier, je rappelle qu’il était fasciné par Malraux même s’il pouvait se montrer également très critique à son égard. Il rêvait de le faire venir à Lisbonne pour en faire le « Borodine de la révolution portugaise ». Il a été le voir plusieurs fois à Verrières. Il dresse un beau portrait de lui dans son ouvrage posthume Le Livre nègre. L’engagement littéraire de Malraux est quelque chose qui l’a profondément marqué.

    PHILITT : Vous éditez vous aussi des écrivains controversés (Richard Millet, Alain de Benoist…). Quel regard jetez-vous sur le milieu de l’édition d’aujourd’hui ? Êtes-vous plus ou moins sévère que ne l’était votre père vis-à-vis des éditeurs de son temps ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Pas moins. Si j’ai décidé d’ouvrir cette maison d’édition, c’est parce que je pense que pour faire des choix significatifs, il faut être complètement indépendant. Un certain travail n’est plus envisageable dans les grandes maisons où règne un conformisme qui déteint sur tout. En faisant peser sur nous comme une chape de plomb idéologique. Cependant, nous sommes parvenus à un tournant… Il se passe quelque chose. Ceux qui détiennent le pouvoir médiatique – pour aller vite la gauche idéologique – sentent qu’ils sont en train de le perdre. Ils s’accrochent à la rampe de manière d’autant plus agressive. C’est un virage extrêmement délicat et dangereux à négocier. L’édition aujourd’hui se caractérise par une forme de conformisme où, au fond, tout le monde pense la même chose, tout le monde publie la même chose. Il y a bien sûr quelques exceptions : L’Âge d’homme, Le Bruit du temps par exemple font un travail formidable. Tout se joue dans les petites maisons parfaitement indépendantes. Ailleurs, il y a une absence de risque qui me frappe. L’argent a déteint sur tout, on est dans une approche purement quantitative. On parle de tirage, de best-seller mais plus de texte. C’est tout de même un paradoxe quand on fait ce métier. Le cœur du métier d’éditeur consiste à aller à la découverte et à imposer de nouveaux auteurs avec une exigence qu’il faut maintenir à tout prix.

    PHILITT : Pensez-vous que Houellebecq fasse exception ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Oui, Je pense que c’est un écrivain important. Je l’avais repéré à la sortie de L’Extension du domaine de la lutte. J’avais été frappé par ce ton neuf. On le tolère parce qu’il est devenu un best-seller international et qu’il rapporte beaucoup d’argent. Ce qui n’est pas le cas de Richard Millet. S’il avait été un best-seller, on ne l’aurait certainement pas ostracisé comme on l’a fait honteusement.

    PHILITT : La prestigieuse maison d’édition Gallimard a manqué les deux grands écrivains français du XXe siècle (Proust et Céline). Qu’est-ce que cela nous dit du milieu de l’édition ?

    Pierre-Guillaume de Roux : Gallimard est, comme le dit Philippe Sollers, le laboratoire central. Quand on voit ce que cette maison a publié en cent ans, il y a de quoi être admiratif. Il y a eu en effet le raté de Proust mais ils se sont rattrapés d’une certaine manière. Gide a raté Proust mais Jacques Rivière et Gaston Gallimard finissent par le récupérer. Pour Céline, c’est un peu le même topo. Mais à côté de ça…

  • Pourquoi la gauche a perdu les intellectuels, selon Vincent Tremolet de Villers *

     

    Nous avons maintes fois évoqué ce sujet important dans Lafautearousseau. Et, sans-doute, n'en aurons-nous pas fini de longtemps. Vincent Tremolet de Villers dresse ici de l'évolution d'une bonne partie des intellectuels français un tableau synthétique brillant, saisissant et utile.  LFAR

     

    ob_b41265_vincent-temolet-de-villers.jpg« Pseudo-intellectuels ! » On croyait que Najat Vallaud- Belkacem était une élève appliquée, on a découvert la plus affranchie des anarchistes. Il lui aura fallu une formule prononcée le 30 avril sur RTL pour faire trembler tout ce qui, à Paris, fait la vie de l'esprit. Le Collège de France, l'Académie française, la revue Le Débat, l'Ecole des hautes études… Au bowling, ça s'appelle un strike, au tennis un grand chelem. Marc Fumaroli, Pierre Nora, Jacques Julliard, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Pascal Bruckner, Patrice Gueniffey : son tableau de chasse ferait pâlir d'envie le dernier des Enragés de 68. « Professeurs, vous êtes vieux… votre culture aussi », écrivaient-ils sur les murs ; « Intellectuels, imposteurs », leur a-t-elle dit en substance. Depuis, la bonne élève a repris le dessus et elle fait mine de trier le bon grain (Nora, Julliard) de l'ivraie (Finkielkraut, Ferry, Bruckner). Le gouvernement dans son ensemble s'est souvenu que le maître d'œuvre des Lieux de mémoire n'était pas un vulgaire porte-parole de l'UMP. Mais il est trop tard, le mal est fait. La confrérie des « pseudos », partagés entre la colère et l'effarement, épargne Najat Vallaud-Belkacem, mais le propre d'un universitaire, d'un chercheur ou d'un savant est d'avoir la mémoire longue.

    D'autant que le Premier ministre a pris, lui aussi, la mauvaise habitude de cibler penseurs et essayistes. En six mois, il a réussi le tour de force de se mettre à dos quatre auteurs à très grands succès. Il a d'abord affirmé que le livre d'Eric Zemmour ne devait pas être lu. A expliqué que celui de Houellebecq le méritait peut-être. Avant de tomber sur Michel Onfray dans une démonstration embrouillée (Manuel Valls lui reprochait en substance de préférer avoir raison avec Alain de Benoist plutôt que tort avec BHL) puis sur Emmanuel Todd (qui n'en demandait pas tant), coupable, par les considérations abracadabrantesques que l'on peut lire dans son dernier essai Qui est Charlie? (Seuil), de désespérer le canal Saint-Martin. « Crétin ! », « Pétain ! » a reçu Manuel Valls en retour.

    Tout fout le camp ! La gauche avait déjà perdu le peuple, voilà les intellectuels qui la désertent. Ils y étaient pourtant plus chez eux qu'un banquier à la City, à tel point que l'on apposait naturellement, comme un poing sous une rose, les mots « de gauche » à celui d'« intellectuel ». Las ! Les images de philosophes à cheveux longs, belles gueules, clope au bec, dans un cortège de mains jaunes illustrent désormais les livres scolaires. SOS Racisme est une petite entreprise en difficulté, François Hollande, un Mitterrand de poche et la jeunesse de France, atomisée. La planète de l'intelligence s'éloigne chaque jour un peu plus de celle de la politique et, si le divorce n'a pas été prononcé solennellement, la séparation est un fait. « Où sont les intellectuels ? Où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes, les femmes de culture qui doivent monter au créneau. Où est la gauche ? » a lancé Manuel Valls, en meeting dans la petite ville de Boisseuil, près de Limoges (Haute-Vienne). C'était le 5 mars, avant les départementales. Nul, sinon l'écho, n'a répondu à sa plainte.

    Sans s'en douter, le Premier ministre renvoyait à la première querelle, la plus profonde. Son discours reprenait, en effet, les mots de Max Gallo, alors porte-parole du gouvernement Mauroy, qui, en 1983, signait dans Le Monde une tribune sur « le silence des intellectuels ». 1983: c'était alors le tournant libéral et la première rupture. L'enjeu : l'autre politique et la sortie de la France du Système monétaire européen (SME). Après moult hésitations, Mitterrand avait choisi la ligne « orthodoxe ». « Sur l'Europe, 1983 fut pour les socialistes ce que 1992 fut pour les gaullistes », explique Eric Zemmour. Ce fut l'occasion d'un affrontement idéologique qui a creusé les premières tranchées. A gauche, les marxistes, mais aussi ce qu'on appellera beaucoup plus tard les souverainistes, les défenseurs de « l'Etat stratège », du modèle social, du soldat de Valmy, du prolo des usines que Renaud, pas encore passé de la mob au 4 x 4, chante avec talent. Pour eux, depuis 1983, «l e peuple est la victime émissaire des élus du marché libre » (Michel Onfray). A droite, les pragmatiques, et les membres de ce qu'Alain Minc appellera beaucoup plus tard « le cercle de la raison ». Ils sont progressistes, défenseurs de la construction européenne et de l'Alliance atlantique. En politique, c'est Jean-Pierre Chevènement contre Jacques Attali. Mitterrand apaisa ces courants contraires en faisant souffler « l'esprit du Bien ». Avec l'aide de Julien Dray, Bernard-Henri Lévy, Harlem Désir, il inventa l'antiracisme au moment même où il aidait le Front national à prendre son envol. La droite la plus bête du monde foncera tête baissée. Trente ans après, elle continue de tourner sans but dans l'arène. La gauche se grisera avec la lutte contre le FN pour oublier que sa pensée s'épuise. Au début, c'est caviar et champagne ! C'est nous qu'on est les penseurs ! L'intelligence, le talent, la culture, les paillettes sont de gauche. Le magistère intellectuel aussi. Le mécanisme énoncé par Régis Debray en 1979 dans Le Pouvoir intellectuel en France (Folio) - « Les médias commandent à l'édition, qui commande à l'université » - est parfaitement huilé. « Mitterrand était un homme complexe, cultivé, spontanément monarchique, se souvient Pascal Bruckner. Il y avait une cour autour de lui. »

    De Mitterrand à Hollande

    C'est « la République des bonnes blagues, des petits copains »

    Pascal Bruckner

    Près de trente ans après, un socialiste est toujours à l'Elysée, mais c'est « la République des bonnes blagues, dit Bruckner, des petits copains ». Quant à l'antiracisme, les bombes de l'islamisme conquérant l'ont désorienté. « C'est un train fou duquel de plus en plus de gens ont envie de descendre » (Finkielkraut). Le Président bichonne la société civile, mais les comédiens, les rappeurs (JoeyStarr), les comiques (Debbouze), les artistes passent avant les intellos. Bernard-Henri Lévy passe parfois en voisin, mais c'est pour prendre la défense des Ukrainiens, des peshmergas ou des chrétiens d'Orient. Régis Debray préfère dîner avec Eric Zemmour ou deviser avec son voisin de palier, Denis Tillinac. Pascal Bruckner, malgré les sarcasmes de ses amis qui moquent « un combat de droite », se rend à Erbil à la rencontre des chrétiens d'Irak. Alain Finkielkraut est élu à l'Académie française au fauteuil de Félicien Marceau. L'ancien mao Jean-Pierre Le Goff fustige avec un talent redoutable le « gauchisme culturel ». Jacques Julliard déplore le « néant spirituel et intellectuel contemporain ». Pierre Nora considère que « la crise identitaire que traverse la France (est) une des plus graves de son histoire ». Tous reconnaissent un divorce avec la gauche qui nous gouverne. Le communiste Alain Badiou voit-il sa prophétie prendre corps ? En 2007, il confiait au Monde: « Nous allons assister, ce à quoi j'aspire, à la mort de l'intellectuel de gauche, qui va sombrer en même temps que la gauche tout entière (…) (Sa) renaissance ne peut se faire que selon le partage : ou radicalisme politique de type nouveau, ou ralliement réactionnaire. Pas de milieu.» Le radicalisme politique de type nouveau pousse à la gauche de la gauche. Il regarde vers Syriza ou Podemos et dénonce, avec Jean-Claude Michéa, la complicité idéologique entre gauche et droite françaises « sous le rideau fumigène des seules questions “sociétales” ». Que reste-t-il pour le gouvernement ? Un quarteron de sociologues, le sourire de Jacques Attali et la mèche d'Aymeric Caron.

    « L'antiracisme est un train fou duquel de plus en plus de gens ont envie de descendre »

    Alain Finkielkraut

    Le 11 janvier n'est plus ce qu'il était

    Les intellos, François Hollande pense pourtant les connaître par cœur. Un déjeuner, quelques compliments, un shake-hand et le tour est joué. Le PS, c'est chez eux: ils reviendront à la maison à la première occasion. Le 11 janvier, le président de la République a cru à la grande réconciliation. « Il a vécu une lune de miel avec les intellectuels, raconte Pascal Bruckner. Et, très vite, la gauche est revenue à son péché originel : croire qu'elle est le sanctuaire inaliénable de l'intelligence et de la pensée. Hors les penseurs godillots, les intellectuels n'ont pas suivi et ceux qui ne suivent pas sont excommuniés.» L'esprit du 11 janvier a laissé la place à l'esprit de parti. Très vite, il ne s'agissait plus de combattre le terrorisme islamiste, mais le Front national et « l'islamophobie ». La défense de la liberté d'expression a laissé place à une surveillance du « dérapage », de l'amalgame, de la stigmatisation. Un détournement grossier qui a laissé des traces. « On invoque “l'esprit du 11 janvier”, tempêtait Jean-Pierre Le Goff dans FigaroVox, en même temps, le débat et la confrontation intellectuelle sont placés sous la surveillance d'associations communautaristes qui se sont faites les dépositaires de la morale publique.» Quand Laurent Joffrin célébrait le 11 janvier comme une épiphanie de la gauche morale, Alain Finkielkraut voyait naître « la division du monde politique, médiatique et intellectuel entre deux partis. Il y a d'un côté “le parti du sursaut” et “le parti de l'Autre”. La vision était prophétique. « L'antifascisme mondain » (Elisabeth Lévy) a volé en éclats et « le parti de l'Autre » a tombé le masque. Avec Edwy Plenel et Emmanuel Todd, il fait des musulmans d'aujourd'hui « les juifs des années 30 » et de la réaction des Français aux attentats la preuve de leur « islamophobie ». Après les avoir célébrées, s'en prendre aux foules du 11 janvier est devenu un must. La preuve d'«une fuite en avant dans la radicalité chic» (Finkielkraut). Sur l'autre versant de l'antiracisme, de Bernard-Henri Lévy en Philippe Val, on nomme l'ennemi prioritaire: « le drapeau noir du califat ».

    La vérité est que la folie djihadiste a mis au jour une ligne de fracture très profonde et que l'on ne peut plus enfouir : celle de l'identité ainsi qu'une question obsédante: « Qu'est-ce qu'être Français ? » L'universitaire Laurent Bouvet se souvient d'un colloque organisé en 2011, par le PS, sur le sujet. Il avait défendu l'idée d'une angoisse identitaire qui traversait le pays et développé la notion d'« insécurité culturelle ». Il fut considéré, au mieux comme un zozo, au pire comme un allié objectif de Marine Le Pen.

    Impuissante à y répondre, sourde à ces paniques, oscillant sans choisir entre le parti de « l'Autre» et celui du «sursaut », dépourvue de marges de manœuvre économiques, la gauche Hollande, pour combler son vide idéologique, est en proie à une véritable frénésie sociétale. Le mariage, la filiation, le genre, l'IVG, la fin de vie : il faut légiférer sur tous les aspects de l'existence, de la conception jusqu'à la mort naturelle. Là encore, tous les intellos ne suivent pas. « Ils veulent changer la condition humaine », s'est exclamé Claude Lanzmann dans Le Figaro. Onfray signe avec José Bové et Sylviane Agacinski une tribune dans Libé contre la GPA. Dans Le Figaro, il qualifie Pierre Bergé, favorable à cette pratique, de « Berlusconi, la vulgarité en plus ». « Le mariage pour tous, comme la réforme du collège, devait être pour leurs promoteurs une simple mesure d'ajustement à la société d'aujourd'hui, explique l'historien Pierre Nora. Ils ont tout, pour leurs détracteurs, d'un ébranlement social profond.»

    Le collège ! Le dernier champ de bataille entre les intellos et le gouvernement. Les premiers reprochent un nivellement par le bas, les seconds veulent libérer l'élève de son ennui. « La civilisation, ça n'est pas le Nutella, c'est l'effort », a lancé Régis Debray comme un cri de ralliement. Alain Finkielkraut reconnaît avec ses pairs que droite et gauche sont pareillement coupables dans l'effondrement de l'école. Il s'inquiète cependant des déclarations martiales de Najat Vallaud-Belkacem: « L'école était une promesse, elle est devenue une menace, explique-t-il. A l'insécurité culturelle, le gouvernement ajoute une insécurité scolaire, indiquant aux parents qui veulent le meilleur pour leurs enfants qu'ils sont pris au piège et que les “resquilleurs de mixité” seront punis. Leur attitude de plus en plus compassionnelle est aussi de plus en plus totalitaire.»

    L'inculture pour tous

    « Les intellectuels peinent à trouver leur place dans un système d'information où le manichéisme et la pensée ­binaire feront toujours plus d'audience que la nuance »

    Pierre Nora

    Pour Pierre Nora, au-delà même des idées, cette rupture était inéluctable. « Les politiques se méfient des intellectuels, reconnaît-il. Ils ont en tête leurs fourvoiements d'autrefois et leur reprochent d'être déconnectés de la réalité du terrain, de la complexité des dossiers. Ils ne pèsent rien dans les formations politiques, pas plus que dans les élections.» Mais, à l'entendre, la clé est ailleurs. « Les intellectuels, poursuit-il, peinent à trouver leur place dans un système d'information où le manichéisme et la pensée binaire feront toujours plus d'audience que la nuance, où animateurs et politiques se mettront le plus souvent d'accord pour considérer “le penseur” comme un coupeur de cheveux en quatre.»

    Comment réfléchir dans la perspective étroite et desséchante de la conquête du pouvoir? Comment méditer sur les fractures françaises quand vous êtes attendu sur une radio à 8 heures, une télé d'information continue deux heures plus tard, à un déjeuner avec des journalistes avant de vous rendre à l'Assemblée et à un colloque le soir dans un lycée de lointaine banlieue sur « le vivre-ensemble » ? Le tout en ayant échangé une centaine de textos ?

    Dans l'agenda d'une politique, la vie intellectuelle est un encombrant.

    Nous sommes au début des années 2000. Le PS a pris des bonnes résolutions. Il reçoit tour à tour les grandes figures de la pensée. Ce matin, c'est Marcel Gauchet qui planche. Le thème: « La sortie du religieux ». Une quinzaine d'auditeurs sont présents avec, au premier rang, le premier secrétaire du parti, François Hollande. A peine l'orateur a-t-il commencé que le député de Corrèze commence à compulser un dossier qu'il lit avec attention page par page. Au milieu de la communication, son attachée de presse apporte, l'air affairé, un autre dossier. Tandis que Gauchet poursuit son propos, Hollande se plonge un peu plus dans ses papiers. Une fois la conférence terminée, il oublie ses dossiers sur la table. Que contenaient-ils? Des dépêches politiques du fil AFP !

    Pour Jean-Pierre Le Goff, cette inculture est de plus en plus rédhibitoire : « Une élite ? Des gens qui, par un certain nombre de conditions, sont arrivés au pouvoir. Mais ils sont totalement incultes. Dénués des oripeaux du pouvoir, ils ne sont plus rien. » « Ceux qui affirment, sans gêne, que l'on critique sans avoir étudié, que lisent-ils ? », interroge Alain Finkielkraut. Ce qu'un ancien secrétaire général de l'Elysée sous François Mitterrand résume en ces termes: « Les ministres d'aujourd'hui ont le niveau des attachés parlementaires des années 80.» Cette inculture, cependant, n'est pas l'apanage de la gauche. Et la droite s'illusionne si elle pense adopter ces orphelins. « Mon parti n'existe pas », confie Alain Finkielkraut. Bruckner, lui non plus, n'a pas de port d'attache. Le Goff anime le groupe Politique autrement. Régis Debray ou Michel Onfray se situent désormais en surplomb de ce qu'ils considèrent comme un divertissement de masse. Ce qui les relie les uns aux autres ? Quelques mots d'Albert Camus : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le mo

  • Patrimoine • À Martigues, par Charles Maurras

     

    Il faut être reconnaissants au site Maurras.net d'avoir remis à jour cet écrit de Charles Maurras, un petit article touristico-sociologique intitulé À Martigues et publié en 1926 par le magazine L’Illustration (numéro 4361 du 12 octobre.). Version agrémentée de six aquarelles de l’artiste avignonnais Louis Montagné.

    S’il refuse le pessimisme automatique des anciens, Maurras ne peut cacher ici une certaine inquiétude : l’âme de Martigues est liée depuis des siècles à l’activité des pêcheries, et, si celles-ci en viennent à péricliter, que restera-t-il de cette âme ?

    Amis lecteurs, imprimez-donc ce texte et prenez-le avec vous pour aller visiter Martigues ! Vos avis seront sans doute divers, mais vous ne pourrez contester que les vues dépeintes par les six aquarelles se retrouvent peu ou prou dans la réalité d’aujourd’hui, et sans doute penserez-vous comme nous que, moyennant l’achèvement de la restauration de la maison du Chemin de Paradis qui fut la propriété de Charles Maurras, et l’éradication de quelques horreurs datant des décennies de l’après-guerre, la « Venise provençale » possède tous les atouts pour charmer le visiteur et poursuivre sa longue histoire, quel que soit le nombre de ses pêcheurs, de grand comme de petit Art.

     

    2736404638.jpgLe clair pinceau et les couleurs brillantes de M. Louis Montagné 1 se rient de l'encre grise et du langage abstrait dont il faut bien qu'un simple écrivain se contente. N'essayant pas de rivaliser avec l'aquarelle, je lui laisse le soin de louer les beautés visibles de ma petite ville natale. L'invisible me reste. Je tenterai de l'indiquer.

    Cette église, cathédrale ou plutôt primatiale, vous plaît ? Vous êtes sensible aux lueurs changeantes de ce petit port ? Vous riez de plaisir devant ce quai oblique où les barques légères attendent tristement ? Le rythme de la lumière et de la vie vous a obscurément intéressé et même conquis ? Les plus minutieuses descriptions littéraires ne pourraient rien ajouter à ce sentiment. Mais peut-être la curiosité qui est née vous fait-elle songer à vous demander quel est le peuple qui travaille dans cet air doré et sous ce ciel en fleur, ce qu'il a dans le cœur, ce qu'il a dans la tête, d'où il vient, ce qu'il fait, en un mot comment ce petit monde a vécu depuis qu'il est là.

    Il est là depuis très longtemps. C'est un peuple pauvre de gloire, mais non d'ancienneté. Son origine a donné lieu à quelques disputes entre amateurs de chartes et producteurs de diplômes. Il paraît que les plus anciens certificats de vie de la ville de Martigues ne remontent guère au-delà du treizième siècle et d'un certain papier qui a été signé et scellé par un archevêque d'Arles entre 1200 et 1300. C'est possible. Ce n'est pas sûr. Et qu'est ce que cela prouve ? Tout ce qui est écrit a été, du moins grosso modo. Mais tout ce qui a été n'a pas été écrit.

    Par exemple, l'Ordre religieux et militaire des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem fait remonter son origine à Gérard de Martigues 2, qui a été béatifié, s'il vous plaît. Ce bienheureux Gérard Tenque, né vers 1040 et que la première croisade a trouvé établi à Jérusalem, a-t-il eu l'originale fantaisie de placer son berceau dans une localité qui lui serait postérieure de deux bons siècles ? Naturellement la critique peut dire que Gérard, simple mythe solaire, n'a jamais existé ou qu'il ne s'appelait point Tenque, un chroniqueur disant Gerardus tunc, « Gérard alors » qui aura été traduit Gérard Tunc, ou Thunc, ou Tonc, ou Tenque, ce qui est bien dans l'ordre des choses mortelles 3.

    MARTIGUES02-953x1280-72ppp.jpg

    Mais, si le nom de son Gérard fut sujet de telles transformations, le nom de Martigues et de son étang, Marticum stagnum, reste tout de même l'un des plus vieux de notre Provence. Il se réfère au cycle de Marius. Quand ce général démagogue passa en Gaule pour y barrer la route à la première grande invasion germanique, cent quatre ans avant Jésus-Christ, il menait dans ses camps, au dire de Plutarque, une prophétesse syrienne du nom de Marthe, revêtue d'un manteau de pourpre et mitrée à l'orientale, qui inspira une confiance invincible à ses soldats et à leur chef. Le nom de Marius remplit la contrée. La montagne de sa Victoire, que les pêcheurs appellent Dalubre (delubrum, le Temple), est la reine de l'étang de Marthe (ou de Berre). Les collines qui bordent l'étang de Caronte (stagnum currens, l'étang qui court) abritent des vallons où les débris gréco-romains affleurent sans cesse. 4

    MARTIGUES03-1280x870-72ppp.jpg

    En août 1925, un jeune artiste voyageur, errant par l'île de Martigues, qui est notre quartier central, aperçut, au fond d'une remise où jouait le soleil, un chapiteau de marbre d'une rare beauté. Il supposa d'abord que cela provenait de quelque chapelle bâtie au dix-septième ou au dix-huitième siècle. En regardant mieux, il dut se rendre à l'évidence. Le chapiteau corinthien était un pur antique. On a eu la bonté de m'en faire présent. Peut-être, en le voyant de près, les critiques aboutiront-ils avec moi à cette conclusion, provisoirement énorme, qu'après tout c'est peut-être dans ces parages qu'abordèrent les premiers fugitifs phocéens.

    Évidemment, la première Marseille que nous imaginons riveraine du Coenus 5 et de l'étang de Marthe aura vite et souvent changé de place. Mais tout a changé de place ici, et il faut comprendre pourquoi.

    Le rivage méditerranéen est un territoire essentiellement envahi. Les premiers colonisateurs s'en doutèrent. Furent-ils Ligures ou Ibères, avant d'être Grecs ? En ce cas, ils craignaient les Phéniciens, qui craignirent les Grecs, qui craignirent les Carthaginois, qui craignirent les Romains, qui finirent par craindre les Goths, qui craignirent eux-mêmes les Normands, qui craignirent les Maures, que l'on n'a pas cessé de craindre jusque vers notre année 1830, date de la prise d'Alger par la flotte de Charles X. Mais l'Islam se réveille, et il n'est pas dit que ces craintes millénaires ne recommencent pas d'ici peu, sans avoir à changer d'objet. Dès lors, tout aussitôt, ce qui a été recommence. L'éternel exode reprend dans toutes les agglomérations où l'on ne se sent pas en nombre suffisant pour résister et pour tenir. Les habitants des petits bourgs quittent leurs maisons, ils se réfugient sur les collines où ils se fortifient et s'arrangent pour vivre tant que subsiste le péril. Dès qu'il s'éloigne, le pêcheur accourt repeupler les cabanes ou les bâtiments du rivage jugés les plus propices aux travaux de son industrie. Bref, les chartes du treizième ou quatorzième siècle, dont nos archivistes font si grand état, ne les induisent pas absolument en erreur, mais leur font appeler naissance une renaissance. Ils prennent pour la ville fondée ce qui n'est que la ville rebâtie et restituée.

    MARTIGUES04-928x1280-72ppp.jpg

    Où ? Au même endroit ? Peut-être bien, à cinq ou six cents mètres près. Il n'y avait d'ailleurs pas une ville, mais trois. Elles fusionnèrent par un acte d'union que dicta le roi Charles IX et que symbolisa une bannière tricolore, où le blanc de l'Île, le rouge de Jonquières et le bleu de Ferrières se retrouvaient par parties égales. Les quartiers réunis eurent du mal à vivre en paix, l'antagonisme antique ne s'est pas éteint : « Monsieur, disait au dix-neuvième siècle un marguillier 6 de l'Île, comme un étranger le félicitait de l'érection du clocher de Jonquières, j'aimerais mieux voir mon clocher de l'Île par terre que le clocher de Jonquières debout. »

    Telle est la stabilité de ces fureurs locales, dans le plus instable pays du monde et dont les aspects familiers n'ont cessé de changer à vue d'œil, bien avant que les « travaux » dont on se plaint tant aujourd'hui puissent être accusés de le déshonorer.

    Chacune de nos générations aime à dire que Martigues n'est plus Martigues, pour l'avoir ouï dire à ses anciens qui l'ont toujours dit, et leurs pères, et les pères de leurs pères, dans tous les siècles. La cité provençale, que l'on baptisait un peu ridiculeusement de Petite Venise, n'aura bientôt plus que deux îlots et trois ponts. J'ai connu trois îlots, quatre ponts. Ceux qui m'ont précédé parlaient de quatre ou cinq îlots et de je ne sais plus combien de ponts fixes et de ponts-levis. Ce qu'on appelle le pittoresque a donc perdu, mais l'essentiel a-t-il bougé ? Un certain jeu de l'eau et de la lumière, une certaine dégradation du soleil dans une atmosphère de subtiles vapeurs, la courbe des rivages, le profil des hauteurs, les mouvements du sol, son harmonieuse composition ne dépendent en rien de ce que le pic et la pelle de l'homme, sa drague même si l'on veut, peuvent déplacer de sable ou de boue, et les rapports qui règlent la beauté de la terre ne sont guère liés à ce que change la vertu de notre effort.

    Rassuré quant au paysage, faut-il l'être un peu moins sur la population ? Elle est sans doute composée d'alluvions très variés. Le territoire de Provence est ouvert du côté des montagnes, béant vers l'Italie et l'Espagne, l'Afrique et l'Orient. Il me souvient bien que, dans mon enfance, vers 1875, certaine famille dite des Mansourah, venue d'Égypte, paraît-il avec Bonaparte, n'était pas tout à fait assimilée. On n'en parle plus aujourd'hui. L'œuvre est faite ; les sangs sont réunis.

    Voici plus singulier : vers la même époque, dans une maison qui n'avait pas changé de propriétaire depuis 1550, mon quai natal portait certains débris très nets des bandes scandinaves de Robert Guiscard, que l'on eût beaucoup étonné en leur disant leurs origines, car ils parlaient provençal, sentaient français, jugeaient à la romaine ; néanmoins, les fortes carrures, le teint blond transparent, les yeux vert glauque en disaient long sur l'antécédent séculaire. Sur le quai voisin, l'apport punique et Tyrien se manifestait par d'autres silhouettes géantes de brachycéphales très bruns. À la génération suivante, ces derniers ont perdu de leur taille et leur teint s'est éclairci, tandis que les premiers ont bruni à fond. Dans tous ces cas et beaucoup d'autres, on voit les survivances d'invasions lointaines résorbées, pour un temps, par les forces unies d'un noyau plus ancien encore, dont les caractères changent très peu. Il semblait fait pour résister en proportion du nombre des assauts endurés. 7

    MARTIGUES05-1280x880-72ppp.jpg

    L'élément principal de ce fonds primitif, celui qui tient solidement au pays, est formé des pêcheurs. Ils sont là deux mille environ, actifs et paresseux, rieurs et graves, anarchistes et traditionnels, dépensiers et âpres gagneurs. Autrefois, leur corporation comprenait un grand Art et un petit Art. Le premier montait des tartanes pontées et allait travailler en Méditerranée. On raconte qu'il y a un quart de siècle environ, les pêcheurs du grand Art gagnèrent beaucoup d'argent. La mer avait été propice, le thon, le mulet et le loup avaient bien donné. Ils crurent que cela continuerait toujours. La confiance orgueilleuse les égara. Se pliant à la vieille passion séculaire qui leur fit inventer la martingale, les patrons de tartanes se mirent à jouer comme on n'avait jamais joué jusque là. En un hiver, ils eurent tout perdu et, comme on dit là-bas, ils furent « rôtis » (les Italiens, en pareil cas, ne sont que « frits »). Bateaux, agrès, tout fut perdu, vendu, bientôt dilapidé. Cet hiver vit la fin du grand Art de la pêche, qui n'est plus représenté à Martigues que par quelques couples de chalutiers appartenant à des Compagnies.

    Le petit Art subsiste. Ceux qui l'exercent sur des barques non pontées, appelées en général des bettes, ne laissent pas de constituer encore la plus importante de nos pêcheries sur ce front maritime, soit que l'on considère le produit du travail, le nombre des marins que la flotte enrôle annuellement, la connaissance du métier, les coutumes anciennes. Il serait difficile de sous-estimer ce trésor.

    Quelles belles prières étaient récitées avant de jeter les filets : Notre Père, donnez-nous du poisson, assez pour en donner, en manger, en vendre et nous en laisser dérober ! Le matin, lorsque le soleil se levait, le mousse enlevait son bonnet et disait gravement sur un rythme de psaume : Saint Soleil, bon lever ! Et nous autres bon jour, santé, liberté, longue vie ! Lorsque le soleil se couchait, le même mousse officiait : Bonsoir, patron et mariniers, toute la compagnie ! Que le bon Dieu conserve la barque et les gens ! Et celui qui ne dit pas « Ainsi soit-il », le cul de la bouteille lui échappe ! Dure malédiction ! Chacun, se hâtant de la détourner, criait : Amen ! Cette vieille population était donc religieuse, tous les témoignages concordent, et c'est ce qui explique son reliquat d'extrême bonhomie et tout ce qu'il comporte de loyauté, de générosité, d'amitié sociale profonde.

    L'ancien régime du mariage peut le faire comprendre. S'il a un peu évolué, il n'a pas disparu. Les fiançailles se célèbrent habituellement à l'époque dite de la seconde communion. Le fiancé a treize ans et la fiancée douze ; les accords ont lieu dans les familles avec une solennité qui rappelle un peu le distique d'Aubanel 8 :

    Alor, fier e sage, li paire,
    An pacheja coume de rei.

    Alors, fiers et sages, les pères
    Ont pactisé comme des rois.

    Le pacte dûment conclu, les enfants peuvent se parler. Ils se parlent longtemps. Cela tenait bien une douzaine d'années, car, vers dix-huit ans, le garçon partait pour le service, qui durait quelque quarante-quatre mois ; il avait donc vingt-deux ou vingt-trois ans à l'heure des justes noces !

    MARTIGUES06-880x1280-72ppp.jpg

    La ville pose sur les eaux, elle est née du produit des eaux, mais l'ancienne marine de commerce, disparue, ne renaîtra pas. Le canal de Marseille au Rhône ne peut pas la faire renaître. Ce point du trajet est trop proche de Marseille et de Saint-Louis du Rhône pour qu'un arrêt utile y soit indiqué.

  • Anniversaire du traité de Rome : « L'Union européenne telle que nous la connaissons est en fin de vie. »

     

    A l'occasion de l'anniversaire du Traité de Rome, Alexandre Devecchio a réalisé ce Grand Entretien avec Coralie Delaume et David Cayla, qui font le point sur l'Union européenne [Figarovox, 24.03]. Telle que nous la connaissons, elle est, selon eux, en fin de vie. Ce qu'ils démontrent au fil d'une analyse serrée, minutieuse et documentée qui intéresse les patriotes français, amis d'une Europe réelle non idéologique. Dont nous sommes.  Lafautearousseau

     

    Ce 25 mars marque le soixantième anniversaire du traité de Rome, acte de naissance symbolique de l'Union européenne. Quel bilan tirez-vous de soixante de construction européenne ?

    Un bilan assez calamiteux, forcément. Il n'y a qu'à voir comment se sont passés les divers anniversaires de ce début d'année. Car celui du traité de Rome n'est pas le premier que l'on « célèbre ». L'année 2017 est aussi celle des 25 ans du traité de Maastricht, et celle des 15 ans de l'euro qui est entré dans nos portefeuilles le 1er janvier 2002.

    Personne n'a eu le cœur à festoyer.Personne n'a pourtant eu le cœur à festoyer. Et pour cause. Les deux années qui viennent de s'écouler ont vu se succéder deux événements majeurs. D'abord la crise grecque de janvier à juillet 2015, qui s'est soldée une mise en coupe réglée de la Grèce. Comme l'explique le spécialiste du pays Olivier Delorme la situation économique du pays est désormais effroyable. Sa dette est très clairement insoutenable, ainsi que le répète inlassablement le FMI, bien plus lucide dans ce domaine que les Européens. Son PIB, qui s'est rétracté d'un quart depuis le début de la crise en 2010, a encore reculé de 0,1 % en 2016. Cela signifie qu'en dépit d'une cure d'austérité digne du Guinness Book, l'économie hellène ne se relève pas. Le fait que Michel Sapin puisse affirmer, au sortir de l'Eurogroupe du 20 mars que « Le drame grec est derrière nous » montre que la « postvérité » et les « alternative facts » ne sont pas l'apanage des « populismes ». Il est évident que le problème grec se reposera très bientôt.

    L'autre événement majeur est évidemment le Brexit, qui sera officiellement enclenché le 29 mars. Symboliquement, c'est un coup très dur pour l'Union européenne, qui se rétracte pour la première fois alors qu'elle n'avait fait jusque-là que s'élargir. On a beau nous seriner que la Grande-Bretagne était très peu intégrée, l'événement reste lourd de sens.

    D'autant qu'en choisissant l'option du « Brexit dur » et en affirmant qu'à un mauvais accord avec l'UE elle préférait « pas d'accord du tout », Theresa May envoie le signal d'un retour du volontarisme en politique, ce qui ne manquera pas de susciter l'intérêt et l'envie dans les pays voisins.

    De plus, contre toute attente, l'économie du pays ne s'effondre pas. Le professeur britannique Robert Skidelsky a récemment expliqué pourquoi dans une tribune parue dans la presse suisse : «la nouvelle situation créée par le Brexit est en fait très différente de ce que les décideurs politiques, presque exclusivement à l'écoute de la City de Londres, avaient prévu. Loin de se sentir dans une moins bonne situation (...), la plupart des électeurs du Leave pensent qu'ils seront mieux lotis à l'avenir grâce au Brexit. Justifié ou non, le fait important à propos de ce sentiment est qu'il existe ». En somme, les Britanniques ont confiance dans l'avenir, et cela suffit à déjouer tous les pronostics alarmistes réalisés sur la foi de modèles mathématiques. Or si la sortie du Royaume-Uni se passe bien économiquement, ça risque là encore de donner des idées aux autres pays.

    L'Union européenne est de moins en moins hospitalière. Les dirigeants européens semblent baisser les bras pour certains, tel Jean-Claude Juncker lâchant un « Merde, que voulez-vous que nous fassions ?» devant le Parlement européen le 1er mars. D'autres s'adonnent carrément à l'injure tel Jeroen Dijsselbloem, le président néerlandais de l'Eurogroupe, affirmant toute honte bue le 21 mars : « Durant la crise de l'euro, les pays du Nord ont fait preuve de solidarité vis-à-vis des pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j'accorde une très grande importance à la solidarité. Mais [les gens] ont aussi des obligations. On ne peut pas dépenser tous l'argent dans l'alcool et les femmes, et ensuite appeler à l’aide ». Bref, le bilan de la construction européenne en ce jour anniversaire est peu engageant, c'est le moins que l'on puisse dire.

    Votre dernier livre s'intitule La fin de l'Union européenne. Quels pourraient être le scénario de la fin de l'UE. Une nouvelle crise grecque ? La victoire du FN à la présidentielle ?

    D'abord, nous observons que l'Union européenne est déjà en voie de décomposition du fait de son incapacité à faire respecter ses propres règles par les États membres.

    Dans notre livre, nous parlons de la fin de l'Union européenne au présent et non au futur. On a pu observer les déchirements européens à l'occasion de la crise des réfugiés. La Commission a été obligée de suspendre l'application des traités dans l'urgence pour faire face à la désunion. Quant à la crise de la zone euro, elle a été l'occasion de tels déchirements qu'aujourd'hui cette même Commission renonce à sanctionner l'Allemagne pour ses excédents et le Portugal et l'Espagne pour leurs déficits. De même, aucune sanction n'est tombée contre la Hongrie qui a réformé sa Constitution et sa justice de manière à pouvoir contourner l'application du droit européen sur son propre territoire.

    Pourtant, on fait comme si. Les institutions européennes tournent en partie à vide, mais elles tournent, et en France le droit européen continue de s'imposer tout comme la logique d'austérité de s'appliquer. Jusqu'à quand ? Peut-être qu'une victoire du Front national accélérerait la rupture de la France avec les règles européennes et précipiterait son éclatement institutionnel mais rien n'est moins sûr. Encore faudrait-il que Marine Le Pen fasse ce qu'elle promet actuellement, et il n'est pas certain du tout qu'elle en ait les moyens. Avec qui gouvernerait-elle pour avoir une majorité ? Avec une partie de la droite traditionnelle ? Mais cette dernière ne veut absolument pas qu'on touche au statu quo...

    Un autre scénario envisageable serait en effet un défaut grec et une sortie de la Grèce de la zone euro. L'intransigeance allemande pousse de fait ce pays à envisager une stratégie de rupture, car comme on l'a dit précédemment, rien n'est résolu. Le jour où la Grèce fait officiellement défaut, les Allemands vont être contraints à « prendre leurs pertes » et donc à reconnaître ce qu'ils ont toujours refusé jusqu'à présent, c'est-à-dire qu'une union monétaire implique une union de transferts. Pas sûr qu'après cela l'Allemagne que souhaite encore rester dans l'euro.

    Le scénario d'une crise extérieure est aussi envisageable. Après tout, la crise financière de 2008-2009 est venue des États-Unis. Quelle réaction auraient les autorités européennes en cas de nouvelle crise financière mondiale ? Comment l'Allemagne, premier pays créancier au monde, absorberait-elle la perte de son épargne qui ferait suite à une déflagration financière mondiale ? Que se passerait-il si une nouvelle crise touchait par exemple l'Italie ou si une brusque remontée des taux d'intérêt rendait de nombreux pays d'Europe du Sud à nouveau insolvables ?

    Ce ne sont pas les scénarii de crise qui manquent. Ce qui manque, ce sont les scénarii crédibles qui permettrait à l'Union européenne d'en sortir renforcée. Aujourd'hui, on constate une telle divergence entre les économies des pays membres que tout choc externe touchera différemment les pays. Les pays créanciers seront-ils solidaires des pays débiteurs et inversement ? Vu les rapports de forces politiques actuels on peut sérieusement en douter.

    Enfin, il ne faut pas minorer l'importance de ce qui se passe en Europe de l'Est. Début février, le Belge Paul Magnette, pourtant connu pour être un fervent européen, constatait que « L’Europe est en train de se désintégrer ». Puis il lançait cet oukase : « j’espère que le Brexit sera suivi par un Polxit, un Hongrexit, un Bulgxit, un Roumaxit ». C'est iconoclaste, mais c'est lucide. La passe d'armes qui s'est récemment produite entre la Pologne et l'Union autour de la reconduction de Donald Tusk à la présidence du Conseil laissera des traces à Varsovie. Les propos échangés ont été très durs. Le ministre des Affaires étrangères polonais, Witold Waszczykowski, a affirmé que son pays jouerait désormais « un jeu très dur » avec l'UE. Puis d’ajouter : « Nous allons devoir bien sûr abaisser drastiquement notre niveau de confiance envers l'UE. Et aussi nous mettre à mener une politique négative ».

    La chute de l'UE était-elle inscrite dès le départ de son ADN ou s'agissait-il d'une bonne idée qui a été dévoyée ?

    Certains « eurosceptiques » pensent que le ver était dans le fruit, que la personnalité même des « Pères fondateurs » (Monnet, Schumann) souvent proches des États-Unis et/ou des milieux d'affaires portait en germes l'échec de l'Europe, qui ne pouvait être qu'un grand marché intégré un peu amorphe, une sorte de grande Suisse. Ce n'est pas notre avis.

    Il y a eu en effet, pendant toute l'époque gaulliste, un affrontement entre deux visions de l'Europe. Celle de Monnet et des autres « Pères fondateurs », désireux de fonder une Europe supranationale qui échappe aux « passions populaires » et soit confiée aux bons soins de techniciens. C'est elle qui s'est imposée, puisque l'Union européenne est un édifice économico-juridique avant tout, un Marché unique ficelé dans un ensemble de règles de droit qui sapent la souveraineté des pays membres. Cette Europe fait la part belle à l'action d'entités « indépendantes » : Commission, Banque centrale européenne, Cour de justice de l'Union. Celles-ci prennent des décisions majeures mais ne sont jamais soumises au contrôle des citoyens et à la sanction des urnes. On a donc décorrélé la capacité à décider et la responsabilité politique, ce qui est tout de même assez grave pour la démocratie.

    Pourtant, il existait une autre conception de l'Europe, celle des gaullistes. Elle semble d'ailleurs connaître actuellement un regain d'intérêt puisque l'on entend parler à nouveau, si l'on tend l'oreille, « d’Europe européenne ». Il s'agissait de bâtir une Europe intergouvernementale et d'en faire une entité politique indépendante de chacun des deux blocs (c'était en pleine Guerre froide), dont l'objet serait essentiellement de coopérer dans le domaine des Affaires étrangères, de la Défense, de la recherche scientifique, de la culture. Ça a été l'objet des deux plans Fouchet, au début des années 1960, qui ont échoué. Après cet échec, le général de Gaulle n'a pas tout à fait renoncé au projet. Faute d'avoir pu convaincre les Six, il a proposé à l'Allemagne d'Adenauer un traité bilatéral bien connu, le traité de l'Élysée. Ce traité a été signé parce qu'Adenauer y tenait. Le chancelier a toutefois fait l'objet de nombreuses pressions dans son pays, de la part de gens qui ne voulaient absolument pas renoncer au parapluie américain au profit d'un rapprochement franco-allemand. Ceux-là ont donc fait rajouter au traité de l'Élysée un préambule dans lequel il était écrit que le texte ne portait pas préjudice à la loyauté du gouvernement fédéral vis-à-vis de l'OTAN.

    C'est une vieille histoire, celle de l'affrontement de deux visions. Les uns voulaient un marché et des règles de droit intangibles pour cadenasser les peuples. Les autres voulaient créer une entité stratégique indépendante à l'échelle du monde et respectueuse des souverainetés. Rien n'était écrit, c'est l'état des rapports de force de l'époque qui a tranché. En tout état de cause, il est singulier de voir les prétendus gaullistes d'aujourd'hui prêter allégeance à l'Europe telle qu'elle est, et un François Fillon, par exemple, se ruer à Berlin pour promettre des « réformes structurelles » à Angela Merkel...

    Il faut ajouter qu'ensuite, les choses se sont dégradées par paliers. Le traité de Rome, qui créait le Marché commun, a plutôt été une bonne chose pour l'économie du continent. Le marché s'est élargi pour les produits finis des pays membres, et a offert des débouchés supplémentaires à leurs entreprises. Mais la transformation du Marché commun en Marché unique avec la signature de l'Acte unique de 1986 change tout. Pour nous, c'est une date clé. À ce moment-là, ce ne sont plus seulement les marchandises qui circulent librement, ce sont les facteurs mobiles de production, c'est-à-dire le capital productif et le travail. Ils vont naturellement s'agréger dans le centre de l'Europe, alors plus industrialisé donc plus attractif, pour des raisons historiques que nous expliquons longuement. En résulte un phénomène de « polarisation » qui appauvrit les pays de l'Europe périphérique, et enrichit le cœur, notamment l'Allemagne.

    L'Acte unique est donc un virage substantiel. Mais la mise en place de l'euro, qui fluidifie encore les mouvements de capitaux et qui rend l'Allemagne sur compétitive parce qu'il est sous-évalué pour elle, n'arrange rien. Enfin, l'élargissement à l'Est des années 2004 et 2007 est une nouvelle étape, car elle fait entrer dans le Marché unique de très nombreux Européens qui bénéficient de la libre circulation des personnes comme tout le monde, mais dont les salaires et les protections sociales sont bien moindres qu'à l'Ouest. Cela accroît très fortement la mise en concurrence des travailleurs. Les pays de l'Est se sont d'ailleurs spécialisés dans le dumping social.

    Après la chute de l'UE, faudra-t-il reconstruire une nouvelle Europe ? Pourquoi ne pas conserver une partie de ce qui a été construit ? N'y a-t-il rien à sauver de l'Union européenne ?

    Il y a des choses à sauver. Mieux, il y a des choses à développer. Toutefois, cela nécessite que soit préalablement défait l'existant, car l'édifice juridico-économique qu'est l'Union européenne (et qui n'est pas l'Europe, il faut insister là-dessus) met les pays européens en concurrence les uns avec les autres au lieu de les rapprocher. Au point de faire (re)surgir des animosités que l'on croyait hors d'âge, et même de conduire à des propos à la limite du racisme, comme ceux de Dijsselbloem évoqués plus haut.

    Pour la suite, il faudra bien admettre que tout ce qui a marché jusqu'à présent en Europe relève de l'intergouvernemental et ne doit rien à l'Union. On peut donner quelques exemples : Airbus, entreprise d'abord franco-allemande mais ayant attiré à elle les Néerlandais et les Espagnols, justement parce que ça fonctionnait. À ceci près qu'on ne pourrait plus le refaire aujourd'hui, car les règles européennes en vigueur actuellement, notamment la sanctuarisation de la « concurrence non faussée », ne le permettraient pas. Voilà à cet égard ce que dit Jacques Attali : « On ne pourrait plus faire Airbus aujourd'hui (…) la Commission européenne concentre toute son attention et ses efforts sur la politique de concurrence. Cela conduit à un désastre, parce qu'une politique de concurrence sans politique industrielle s'oppose à la constitution de groupes européens de taille mondiale ».

  • Périco Légasse : « La crise du lait révèle la violence féodale des multinationales »

     

    Par Alexandre Devecchio

    Un accord a été trouvé entre Lactalis et les producteurs de lait. Mais Périco Légasse démontre dans cet entretien que la situation n'est pas viable. Les éleveurs sont devenus les serfs d'un système agro-alimentaire devenu à la fois féodal et mondialisé [Figarovox 30.08]. De telles féodalités d'argent, mondialisées, concourent en effet à la destruction de nos mœurs et traditions et nous trouvons que Périco Légasse a bien raison. On peut en débattre ... LFAR  

     

    XVM9c1e5dd8-6ee0-11e6-9f91-caf284335945.jpgUn accord a été trouvé mardi sur le prix du lait entre les organisations de producteurs et le géant Lactalis. Il fixe le prix de la tonne de lait à « 290 euros en moyenne », a précisé Sébastien Amand, vice-président de l'Organisation de producteurs Normandie Centre. Cet accord résout-il la crise du lait ou est-il un pis-aller ?

    Ramenons les chiffres à des entités compréhensibles pour le grand public. 290€ la tonne, soit 1000 litres, cela correspond à 29 centimes d'euro du litre de lait. La négociation est partie de 25 centimes du litre, pour monter à 26 puis à 28 centimes. A ce prix là, ça bloquait encore. Un centime de plus ne compensera en rien le manque à gagner des éleveurs, dont le seuil à partir duquel ils commencent à «vivre» est de 39 centimes du litre. A 29, c'est un accord syndical lié à des enjeux politiques. A moins de 32 centimes le litre de lait, les éleveurs les plus en difficulté ne peuvent pas s'en sortir. Il faut dire aussi que la FNSEA a longtemps soutenu le système intensif en expliquant aux éleveurs que produire beaucoup à moindre prix leur ouvrirait le marché mondial. On déplore aujourd'hui plusieurs pendaisons par mois de producteurs ruinés ou désespérés. Il est clair que quelqu'un leur a menti. Espérons que cet accord soit le début d'une vraie harmonisation de la production laitière permettant à chacun de trouver son compte. Disons que c'est un premier pas.

    Comme vous l'expliquez dans votre dernier article publié dans Marianne, Lactalis payait le litre de lait 25 centimes d'euro aux éleveurs, soit 14 centimes au-dessous de son prix de revient. Comment en est-on arrivé là? Qui fixe les prix ?

    Toute la tragédie est dans le mécanisme économique d'un système où c'est le client qui fixe le prix à son fournisseur et ne le paye qu'après avoir vendu la marchandise. Il paraît que nous sommes en économie libérale… Une situation même pas imaginable aux pires périodes de l'Union Soviétique. Qui fixe les prix ? En réalité la grande distribution, qui exige des tarifs chaque jour plus bas pour conquérir des parts de marché sur ses concurrents. Que ce mécanisme engendre un chaos retentissant lui importe peu. Les industriels sont obligés de s'aligner pour conserver leur référencement et imposent eux mêmes une tarification intenable à leurs fournisseurs, en l'occurrence les producteurs laitiers. A chaque échelon la même formule : tu cèdes ou tu dégages. Pour ne pas perdre le marché, transformateurs et producteurs finissent par plier. Au détriment de quoi ? De la qualité, de l'environnement, de la santé du consommateur et du bien être de l'agriculteur. Jusqu'au jour où ils ne peuvent plus tenir et là, ça craque. Et puis il y a le sacro-saint prétexte de la mondialisation, et des parts de marché à conquérir dans des échanges globalisés, avec la bénédiction de Bruxelles, qui a réussi à transformer le principe de « préférence communautaire », base du Marché commun de 1956, en hérésie subversive et anti-libérale. Ici décide la part de marché globalisée ! On voit le résultat, et pas qu'en agriculture. Ainsi la messe est-elle dite. Donc, gentil producteur, ou tu t'alignes sur les tarifs que je t'impose et tu crèves ; ou je vais chercher mon lait en Nouvelle- Zélande et tu crèves quand même. Ceux qui ont vu leurs confrères pendus au bout d'une corde en laissant une famille et une exploitation dans le désastre ont de bonnes raisons de manifester leur indignation et de s'insurger.

    Le consommateur n'a t-il pas aussi un rôle à jouer dans son comportement alimentaire ?

    En effet, et c'est le troisième paramètre. On explique depuis 40 ans au consommateur qu'il doit consacrer le moins de temps et le moins d'argent possible à son alimentation en lui proposant, à grands renforts de campagnes publicitaires, du bas de gamme à moindre prix. La bouteille de lait frais qu'il faut aller chercher une fois par semaine a été évacuée du réfrigérateur au profit de la brique en carton de lait stérilisé UHT à longue conservation que l'on peut acheter par pacs de 12 et stocker sous l'escalier. C'est tellement fatiguant d'aller chercher son lait, et son pain. Donc, on prend tout en grande surface pour le mois. Quelle honte ! Et pour faire quoi de mieux ? Le pain et le lait sont sacrés, on peut quand même faire cet effort minimum. Il ne s'agit pas de prendre son bidon en aluminium et d'aller acheter son lait cru à la ferme, cette époque est révolue (même s'il subsiste ici et là quelques héros), il s'agit de préférer du lait frais vendu sous une marque industrielle que l'on trouve dans la grande distribution. Bien que frais, et non UHT (Ultra Haute température, terrifiant procédé thermique qui aseptise tout pour donner un liquide gris clair et insipide), ce lait n'en est pas moins pasteurisé et peut se conserver sans aucun risque une semaine au frigo. Il coûte entre 0,76€ et 1,20€ du litre selon son origine, c'est quand même pas la ruine ! Même si l'on interpelle à juste titre Emmanuel Besnier, Michel-Edouard Leclerc et Xavier Beulin (président de la Fnsea qui a été obligé de prendre le train de la révolte en marche sous la pression de sa base mais qui incarne le dogme agissant d'une agriculture industrielle) sur l'état dans lequel se trouve nos paysans, il convient aussi d'interpeller le citoyen consommateur sur les responsabilités qui sont les siennes au moment d'accomplir son acte d'achat. En France, il a le choix et l'information, donc, s'il le peut et le décide, les moyens d'agir dans le bon sens.

    Lactalis est le numéro 1 mondial du marché du lait. Ce type de multinationale est-il désormais incontournable dans le secteur agro-alimentaire ?

    Les anciens se souviennent d'André Besnier, qui parcourait les routes de la Mayenne en carriole pour ramasser les fromages. C'était dans les années 1930. Lui succédant en 1955, son fils Michel a donné sa nouvelle dimension à l'empire Besnier, en rachetant une à une des laiteries dans le grand Ouest. Michel Besnier était un tempérament, personnage sans concession, que l'on avait connu au début avec sa camionnette H Citroën et qui finira comme premier industriel du lait en Europe. Défenseur acharné des fromages au lait cru et des appellations d'origine, il en a sauvé quelques unes, notamment le roquefort. Jusqu'au jour ou tout a basculé. De producteurs de fromages et laitages, les Besnier sont devenus des financiers de la globalisation, conservant quelques racines pour la vitrine, comme les camemberts Jort et Moulin de Carel, au demeurant excellents, et consacrant le reste de leur énergie à transformer le lait en parts de marché. Président, Bridel, Lactel, les marques se sont misent à fleurir, Salakis, Galbani, elles sont 56 à travers le monde. En 1999, le groupe Besnier devient Lactalis (ça fait plus consortium), grosse multinationale qui ne va cesser de croître. Michel Besnier décède en 2000 et c'est son fils Emmanuel, né en 1970, qui prend les rennes. Avec un chiffre d'affaires de 17 milliards d'euros, assorti d'un résultat net de 10,5%, cela en fait le premier groupe mondial et la 13e fortune de France, avec un patrimoine familial de 8,6 milliards d'euros. Non, cette vision du monde n'est pas inéluctable, et ne constitue en aucun cas l'avenir de notre agriculture, car si, pour maintenir ses profits, on est contraint de payer 25 centimes du litre de lait aux éleveurs français pour préserver des parts de marché qui, au final, ne profitent pas à la France, alors Lactalis ne peut être considéré comme un partenaire mais comme un adversaire de notre économie. Je le dis avec un profond respect pour les 15 000 salariés français de cette société qui sont fiers pour beaucoup d'en faire partie. Mais ils ne sont pas seuls dans l'univers du lait. Et le jour où il n'y aura plus d'éleveurs, ce pays sera mort. En aucun cas la part de marché ne doit passer avant l'homme, surtout si cet homme est le garant d'une valeur, d'un patrimoine, d'un environnement et d'une façon de vivre.

    Existe-t-il un seuil d'acceptabilité ?

    Par principe, le gigantisme conduit aux excès, car la dimension humaine devient dérisoire et obsolète dans des mécanismes planétaires. La seule chose qui compte, c'est le résultat. Financier pour les uns, humain pour les autres. Cette économie d'échelle grandit-elle l'humanité et protège-t-elle la planète ? Il semble bien que non. Beaucoup de multinationales de l'agro-alimentaire commencent à le comprendre. Echapper à la logique satanique de la baisse des prix pour préserver la ressource planétaire et le potentiel humain, là est l'essentiel. Richard Girardot, PDG de Nestlé-France, et Georges Plassat, PDG de Carrefour, l'ont clairement et courageusement signifié lors d'entretiens accordés au Figaro en 2015. Pour moi le modèle d'avenir n'est pas celui de Lactalis, qui fabrique 250 000 camemberts Président par jour dans son usine de Villedieu les Poêles, avec deux salariés aux manettes, en payant 25 centimes du litre de lait, mais La Société Fromagère de la Brie, à Saint-Siméon, en Seine-et-Marne, qui emploie 70 salariés et paye 40 centimes du litre de lait aux éleveurs. Deux logiques divergentes, avec le même objectif, vendre du fromage. Ce qui les distingue ? L‘une est devenue une banque dont la seule finalité est le profit financier, l'autre est restée une fromagerie. L'une nous conduit à la saturation de la ressource, l'autre nous permet d'envisager un avenir durable et rationnel. Mais pour cela il faut absolument que les modes de consommation évoluent et cela relève d'une prise de conscience citoyenne.

    Stéphane Le Foll, le ministre de l'Agriculture, a reconnu qu'il n'avait jamais rencontré Emmanuel Besnier, le PDG de Lactalis et qu'il n'avait même pas son portable. Est-ce le symptôme d'une mondialisation devenue folle qui laisse les politiques totalement impuissants ?

    Je me réjouis que Stéphane Le Foll, pour lequel j'ai la plus grande estime en ce sens qu'il est le meilleur ministre de l'Agriculture de l'histoire, et je pèse mes mots, n'ait pas le portable d'Emmanuel Besnier. D'ailleurs le ministre a un répertoire de numéros de portable beaucoup trop chargé et cela lui pourrit la vie. L'aveu du ministre disant qu'il ne peut rien faire est la réalité de notre système économique. C'est triste, mais c'est comme ça. En France, qu'on le déplore ou l'on s'en félicite, les prix ne sont plus fixés par le gouvernement et toutes les majorités parlementaires, avec le soutient actif de la FNSEA, ont accepté, dès 2003, la fin des quotas laitiers, la mesure la plus intelligente jamais prise dans l'Union Européenne. Produire en fonction de ce dont on a besoin pour réguler le marché et la demande tout en garantissant un revenu minimum aux éleveurs, c'était tout simplement génial. Un peu interventionniste, certes, mais tellement efficace. Mais l'école Barroso et la méthode Junker ont sévi. Rendons à Stéphane Le Foll ces outils-là et vous verrez qu'il nous fera des miracles. D'aucuns avaient annoncé le drame à partir de 2015. D'autres le démentait avec conviction: on allait ouvrir le monde aux producteurs de lait enfin libérés des contraintes étatistes d'une Europe enfermée sur elle même. Et vive le libre-échange globalisé, et vive la mondialisation heureuse! Pour l'heure, les seuls qui se soient enrichis sur ce secteur sont les exportateurs de lait en poudre industriel vers la Chine, les fabricants de yaourts néo-zélandais et les marchands de corde à nœuds …

    Peut-on aller jusqu'à parler d'une reféodalisation du monde ?

    Mais le monde est re-féodalisé. Et comme il faut ! Que sont Goldman Sachs et Lehman Brothers sinon des féodaux de la finance mondiale? Quand ils échouent au poker boursier après avoir fixé leurs conditions aux Etats, qui taille-t-on ? Mais le bon peuple, c'est-à-dire le contribuable. Que sont les cinq centrales de grande distribution en France qui se partagent 90% du marché de la consommation sinon des nouveaux féodaux qui imposent leurs tarifs ? Que se passe-t-il quand le serf, c'est à dire le fournisseur, se rebiffe ? Eh bien il est « déréférencé », c'est-à-dire exclu des rayonnages. Aujourd'hui le procédé est plus vicieux : « Désolé, à cause de vos anciens tarifs le système informatique vous a classé code 4 et les commandes ont été annulées. Nous réparerons cela à la prochaine négociation…». Que sont les firmes de la vente de l'eau, de l'électricité et du téléphone sinon les nouveaux féodaux du grand système de tuyauterie générale ? Allez dire au répondeur automatique que vous ne voulez taper ni 1, ni 2, ni 3 mais que vous refusez la énième augmentation directement prélevée sur votre compte bancaire. Eh bien on vous coupe le robinet sans préavis. Ne reste que l'application du droit de cuissage…

    Face à un tel rouleau compresseur, quelles solutions: boycott, circuits courts, protectionnisme ?

    Le boycott est une arme très efficace dans les cas extrêmes. Sans doute ce risque a-t-il pesé pour beaucoup dans la négociation de Laval. S'il y a la jacquerie du croquant, il peut aussi y avoir la révolte du consommateur. Pour ce qui est de la tragédie agricole que notre pays traverse avec sa dose de misères et de souffrances, il serait heureux que les décisions soient prises au niveau de chaque Etat par des gouvernants libérés de contraintes communautaires inadaptées. Il y en avait une de bonne et on l'a tuée. Les gouvernements doivent être garants de l'autosuffisance alimentaire du pays avec priorité à la production nationale, puis communautaire. L'initiative « Produire en France » lancée par Yves Jégo et Arnaud Montebourg est en ce sens exemplaire. Il faut évidemment une protection taxée contre les concurrences déloyales de produits importés qui ruinent notre économie et détruisent nos emplois. On nous dit, gare aux représailles ! Faisons le bilan chaque fois que le cas se présente et il y aura des surprises. Il faut une information parfaite sur les produits alimentaires, avec origine et mode de fabrication. Stéphane Le Foll, encore lui, a réussi une prouesse en imposant la traçabilité sur les plats et produits transformés après le scandale des lasagnes au cheval. Malgré l'hostilité de Bruxelles, le ministre a tenu tête et la mesure sera effective à partir du 1er janvier 2017. Comme quoi, quand un homme politique déterminé se dote des moyens adéquats il parvient à ses fins… Et puis, surtout, il faut éduquer le consommateur, cela a été dit cent fois, depuis l'école, et là nous allons interpeler tous les candidats à la présidentielle sur leur programme. Faire en sorte que le client de demain soit avisé et informé afin qu'il se nourrisse en toute connaissance de cause. Enfin, mobiliser les citoyens dans le sens d'une consommation durable et responsable favorisant les produits français. Le plus grand mensonge du jour est que bien se nourrir coûte cher. C'est faux. Archi faux. La malbouffe ruine et tue, tout le reste est hypothèse. En tout cas ce qui peuvent revoir leurs mœurs alimentaires en ce sens sont des millions en France. A eux d'agir, de dire stop. Payer 1,20 € un litre de lait pour sauver un paysan, protéger un patrimoine et préserver un environnement ce n'est pas cher. Manger c'est voter, alors à table citoyens ! 

    Alexandre Devecchio           

  • Qatar-Russie : une lune de miel énergétique à l’ombre de la crise syrienne

    L'émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, et Vladimir Poutine.

     

    Une analyse de Caroline Galactéros

    parue dans Causeur et sur le blog de Caroline Galectéros [3.03] : un éclairage comme toujours réaliste et solidement documenté. Et un sujet où les intérêts de la France sont évidemment en jeu.  

     

    2286962327.jpgL’idylle naissante entre la Russie et le Qatar est de nature d’abord énergétique, mais pourrait toucher demain l’industrie et la coopération militaires. A première vue, tout donne l’impression que la Russie sépare de manière étanche sa politique économique de sa politique étrangère, dans la mesure où le Qatar et la Russie sont officiellement opposés sur le dossier syrien. Or, il n’y a pas de réel hiatus entre la politique économique et la politique étrangère de Moscou mais une manœuvre stratégique fort habile, qui voit et vise loin.
     
     
    Quelques points de chronologie d’abord. Le 20 février, l’ambassadeur de Russie au Qatar, Nurmakhmad Kholov, a annoncé à l’agence russe Tass que « le Qatar investissait près de 2 milliards de dollars dans les activités de l’entreprise russe Novatek, plus important producteur indépendant de gaz de Russie ». Kholov a précisé que « la Russie et le Qatar ont réussi ces trois dernières années à obtenir de bons résultats en matière d’économie et d’échanges commerciaux grâce au travail conjoint de la commission intergouvernementale pour le commerce, l’économie, la science et la coopération technique » entre les deux pays. Avant de conclure : « Le Qatar exprime un grand intérêt pour les produits agricoles russes ainsi que pour les projets russes en matière de pétrochimie et de sources énergétiques, autant que dans le domaine de la construction ».

    Un embryon de coopération militaire

    Ceci est dans la droite ligne de la privatisation du géant public russe du pétrole, Rosneft, qui a eu lieu au début du mois de décembre dernier. L’Etat russe qui possédait 50% de Rosneft, première entreprise pétrolière mondiale, en a cédé 19,5% du capital au fonds d’investissement Glencore ainsi qu’au fonds souverain du Qatar (dans une proportion que l’on ignore) pour un montant de 10,5 milliards de dollars, qui doivent servir au renflouement du budget russe via l’entreprise publique Rosneftegaz. Précisons que le Qatar est lui-même majoritaire au sein du fonds Glencore.

    Précisions enfin, pour illustrer cette « lune de miel » qu’au delà de l’énergie, un embryon de coopération militaire existe entre les deux pays. Le 6 septembre 2016, Moscou et Doha ont en effet signé un accord militaire après une visite du ministre qatari de la Défense, Khalid bin Mohammad Al Attiyah à son homologue russe Sergueï Choïgou, lors du Forum international militaire et technique de Moscou « ARMÉE-2016 ». Cet accord faisait suite à la rencontre, en mai de la même année, du vice-ministre russe des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov avec l’émir Tamim ben Hamad al-Thanin. « Nous avons signé un accord de coopération militaire avec la Russie, mais il ne comprend pas l’achat d’armes », a indiqué Saoud Bin Abdallah al-Mahmoud, Ambassadeur du Qatar à Moscou. Comme l’explique le site Opex360, « s’agissant d’éventuels contrats d’armement, rien n’est fermé du côté de Doha, le diplomate ayant assuré que son gouvernement examinerait cette ‘possibilité’ ». Dans ce nouveau contexte marqué par les progrès en matière de coopération énergétique, il n’est pas à exclure que des armes russes soient vendues au Qatar dans les deux ans, d’autant plus qu’elles ont, au grand dam de Doha, démontré toute leur efficacité en Syrie et que Moscou engrange déjà de précieux contrats d’armement dans la région (nous ferons un point d’ici peu sur ces contrats tous azimuts).

    Une vieille discorde aggravée par la crise syrienne

    Le passif entre Moscou et Doha est pourtant ancien. La Tchétchénie fut un premier motif de discorde. Au commencement de la décennie 2000, le Tchétchène Zelimkhan Iandarbiev, alors au Qatar, était accusé par la Russie de financer des rebelles tchétchènes liés à Al-Qaïda et d’avoir participé à l’organisation de la prise d’otages dans un théâtre moscovite en octobre 2002 qui s’était soldée par 129 morts. Mais Doha a refusé à la Russie son extradition. En février 2004, toujours en exil à Doha, Zelimkhan Iandarbiev trépassa après qu’une bombe placée dans sa voiture eut explosé. Comme l’explique le site Opex360, « les services russes (SVR et GRU) furent accusés d’avoir commis cet assassinat, qui sera, plus tard, à l’origine de la première loi anti-terroriste adoptée par l’Emirat. En tout cas, deux suspects de nationalité russe appartenant effectivement au GRU furent interpellés et jugés à Doha pour assassinat et trafic d’armes. Après avoir été torturés selon Moscou, les deux hommes furent condamnés à la prison à vie, avant d’être finalement transférés en Russie pour y accomplir leur peine. On y a perdu leur trace ».

    La relation russo-qatarie se dégrade brutalement dès le début de la Guerre civile syrienne en 2011. Alors que la Russie joue des circonstances pour consolider son alliance avec le régime syrien (pour ne pas laisser les mains libres à Téhéran), et vole ouvertement à son secours en septembre 2015 en intervenant militairement (une première pour Moscou depuis l’invasion de l’Afghanistan en 1979), le Qatar, proche des Frères musulmans, est en fait dès le début de la Guerre syrienne à la manœuvre pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad et installer, en coopération avec les Turcs – eux aussi très liés aux Frères musulmans – et en concurrence avec les wahhabites d’Arabie Saoudite, un régime sunnite à Damas sous la forme d’un “Etat islamique”. Les Frères musulmans financent et arment les rebelles syriens (moins le Front al-Nosra, émanation wahhabite d’Al-Qaïda, qu’Ahrar al-Sham et la coalition du Front islamique, dominés par les Frères musulmans et parrainés par Doha et Ankara).

    En 2012, alors que les Occidentaux pensent que le régime de Bachar Al-Assad va tomber en quelques semaines, le ministre qatari des Affaires étrangères Hamed Ibn Jassem aurait déclaré à l’ambassadeur russe auprès des Nations Unies : « Je vous mets en garde contre toute utilisation du veto sur la crise en Syrie; la Russie doit approuver la résolution, sinon elle perdra tous les pays arabes ». Mais l’intéressé, Vitali Tchourkine, qui vient de décéder brutalement, aurait alors rétorqué au Qatari : « Si vous me reparliez sur ce ton de nouveau, il n’y aurait plus une chose qui s’appelle le Qatar » avant de lancer directement au Premier ministre du Qatar : « Vous êtes ici au Conseil de sécurité en tant qu’invité, respectez-vous et reprenez votre taille initiale, d’ailleurs je ne m’adresserai plus à vous, je parle au nom de la grande Russie, et qu’avec les Grands ». Ces propos peu diplomatiques ont été bien sûr démentis par la Fédération de Russie, mais ils illustrent bien les certitudes de l’époque : les puissances sunnites du Moyen-Orient, fortes de leurs soutiens occidentaux, pensent alors réellement pouvoir parvenir à leurs fins en profitant des « Printemps arabes » pour écarter le très gênant Assad tandis que les Russes, cherchant à rattraper l’humiliation endurée en Libye – où ils n’ont pu empêcher les Occidentaux d’outrepasser leur mandat initial pour provoquer la chute du régime libyen et la fin terrifiante du Colonel Kadhafi -, se promettent alors de ne plus rien céder aux Occidentaux ou à leurs alliés du Golfe, tant sur le terrain diplomatique, en dégainant leur veto au Conseil de Sécurité que sur le terrain militaire, en volant directement à la rescousse d’Assad dans sa guerre contre-insurrectionnelle l’opposant aux « rebelles » syriens.

    Doha prend acte de la domination russe

    Sur fond de crise syrienne, mais aussi de guerre du pétrole et du gaz, il faut convenir qu’aujourd’hui, en concluant ces accords avec Moscou, le Qatar, à l’instar de la Turquie l’été dernier, prend acte de la domination stratégique russe sur la région et « va à Canossa », tandis que Moscou consolide son approche diplomatique éminemment pragmatique et basée sur du « win-win » consistant à parler à tous – même à ses adversaires voire à ses ennemis – et à trouver avec chacun des bases d’accord diversifiées permettant d’exercer un effet de levier sur d’autres partenaires-concurrents (en l’espèce sur Téhéran qui ne peut que s’inquiéter fortement de l’actuel rapprochement Moscou-Doha)

     

    La prophétie qatarie, partagée à l’époque par bien des analystes occidentaux – « vous allez voir, en protégeant Bachar Al-Assad, les Russes vont se mettre à dos tous les pays de la région, particulièrement les puissances sunnites, et ils s’enliseront en Syrie comme les Soviétiques (ou les Américains…) en Afghanistan » – ne s’est pas révélée exacte. Contrairement à la France, qui, seule contre tous, semble encore vouloir pousser en Syrie les rebelles contre le régime – il faut lire la passionnante enquête de Georges Malbrunot du Figaro sur ce point –, les Qataris, comme les Turcs, ont pris acte de leur échec pour déstabiliser le régime de Bachar Al-Assad et souhaitent désormais exercer leur influence autrement sur la région. Si le processus d’Astana n’a pas encore porté ses fruits politiques, il y a fort à parier que les Turcs, mais aussi les puissances du Golfe, font tout pour disposer en Syrie d’une zone d’influence qui comporte la région d’Idleb (aujourd’hui aux mains des rebelles, essentiellement djihadistes) mais aussi la région de l’extrême Nord du pays, symbolisée par la ville d’Al-Bab, récemment reprise à l’Etat islamique, où l’Armée turque aidée des rebelles syriens occupe, dans le cadre de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », un espace stratégique et pourrait souhaiter s’étendre plus au sud vers Raqqa, moins au détriment du régime syrien (les Russes n’accepteraient pas) qu’au détriment des Kurdes du PYD, qui servent encore une fois, dans l’histoire du Levant, de variable d’ajustement régionale à l’usage des Russes comme des Américains… Une telle influence sunnite en Syrie ne gênerait d’ailleurs pas Moscou qui, contrairement à Damas ou Téhéran, ne souhaite pas un contrôle unitaire de l’ensemble de la Syrie. La Russie pourrait se satisfaire d’une solution fédérale avec une Syrie utile alaouite protégeant les intérêts stratégiques russes (base navale de Tartous et aérienne de Hmeimim).

    Pour comprendre les raisonnements russe, turc et qatari, il faut s’intéresser aux enjeux gaziers et pétroliers. Non que la Syrie soit un producteur important d’hydrocarbures. Les réserves onshore au Nord et à l’Est du pays n’ont rien d’exceptionnel. Quant aux possibles réserves off-shore, elles se situent au large de Lattaquié, sous contrôle des Alaouites : les sociétés russes placent déjà leurs pions pour les exploiter ultérieurement. L’enjeu est moins dans la production d’hydrocarbures que dans le transport d’hydrocarbures des riches régions du Moyen-Orient (Iran, Qatar, Arabie Saoudite) vers l’Europe. Pour le dire en une phrase, les puissances sunnites, en s’alliant aux Occidentaux, pensaient pouvoir doubler les Russes dans l’approvisionnement en hydrocarbures du Sud de l’Europe avec la Turquie servant de « hub » énergétique à cette opération d’envergure. Une Syrie sous contrôle sunnite aurait facilité un tel projet… et introduit une sévère concurrence pour les Russes sur le marché européen des hydrocarbures. Mais ce rêve sunnite a vécu. Le 9 août dernier, le président turc Recep Erdogan qui, pour asseoir son pouvoir autocratique, a besoin de l’influence russe pour contrebalancer celle des Américains, est lui aussi « allé à Canossa » en rencontrant Poutine à Saint-Pétersbourg (cf. l’excellente analyse de Jean-François Colosimo dans une interview au Figaro). Le lendemain, Vladimir Poutine se rendait à Istanbul et les deux présidents relançaient le projet de gazoduc « Turkish Stream », qui permet aux Russes de passer par la Turquie (et de contourner l’Ukraine !) pour vendre du gaz à l’Europe via le sud du continent. En investissant dans Rosneft et dans Novatek, les Qataris comprennent à leur tour qu’ils ne peuvent avoir sérieusement accès au marché européen sans l’aval de Moscou. Une aubaine financière pour le président russe friand de l’argent qatari pour assainir ses finances publiques et réduire le déficit public du pays (même si la dette publique russe n’atteint que 20% du PIB quand la nôtre frôle les 100%…).

    Russie, Iran et Qatar ont 50% du gaz mondial

    Je prends la liberté de citer longuement le Général (2S) Jean-Bernard Pinatel qui résume parfaitement, dans Atlantico, la nouvelle donne géostratégique : « Trois pays – la Russie, l’Iran et le Qatar – possèdent 50% des réserves mondiales de gaz naturel. Les trois sont désormais alliés économiquement et stratégiquement, ce qui marque l’échec de la stratégie de l’Union européenne de diversification de ses sources d’approvisionnement de gaz naturel inspirée et voulue par les Etats-Unis et l’Otan. En effet, la Russie est déjà le premier fournisseur de l’Union européenne avec 40% des importations, qui représentent 20% de la consommation totale de gaz de l’Union européenne. Compte tenu de la hausse de la consommation dans l’Union européenne et de l’épuisement du gisement gazier en Mer du Nord, cette dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie devrait fortement s’accroître dans les prochaines années. La Commission européenne estimait en effet que, d’ici 2040, 70% des besoins énergétiques de l’UE devraient être assurés par les importations, contre 50% aujourd’hui. Cette dépendance était inacceptable pour les stratèges américains pour lesquels la création d’une Eurasie annoncerait la fin de leur suprématie mondiale et l’arrivée d’un troisième grand acteur sur la scène mondiale qui perturberait leur tête-à-tête d’adversaire-partenaire avec la Chine.Pour les stratèges américains et les atlantistes européens, le Qatar, avec 24300 milliards de m3 de réserves prouvées qui lui assurent 154 ans de production au rythme actuel, était la solution. A condition toutefois de construire un gazoduc, car la liquéfaction et le transport en bateau via le détroit d’Ormuz et le canal de Suez rendaient le gaz qatari non concurrentiel avec le gaz russe. Selon des informations du journal libanais Al-Akhbar publiées en 2012, les Qataris avaient établi un plan, approuvé par l’administration Obama et l’UE visant à construire un gazoduc vers l’Europe via la Syrie. Ce gazoduc terrestre aurait traversé l’Arabie Saoudite, puis la Jordanie, en évitant l’Irak pour arriver à Homs en Syrie, d’où il aurait bifurqué dans trois directions : Lattaquié sur la côte syrienne, Tripoli au nord du Liban, et une troisième branche via la Turquie vers l’Europe. Mais Bachar El-Assad refusait d’autoriser ce transit ».

    J’avais moi-même publié un article dans la Revue des Affaires sur les enjeux énergétiques de la Guerre de Syrie. Ce que j’entrevoyais commence de se réaliser et nous voyons les prémisses d’une politique énergétique moyen-orientale directement pilotée par Moscou. Alors qu’avant 2011, deux projets de gazoducs entraient en concurrence – un “tracé chiite” permettant d’exporter le gaz iranien via la Syrie et un “gazoduc sunnite” permettant d’exporter le gaz qatari via la Turquie – la Russie a joué un jeu à la fois ferme (via ses Soukhoï…) et souple (en ne fermant pas la voie d’une influence sunnite dans une future Syrie fédérale) de sorte à devenir le pivot central et l’honest broker du Levant pour que le gaz tant iranien que qatari transite vers l’Europe sans déposséder Moscou via le futur gazoduc russo-turc Turkish Stream, la Syrie marquant dans ce périple gazier une étape essentielle.

    La Russie, acteur de coordination et de médiation

    Quid de la suite ? Tandis que la Guerre de Syrie commence de se stabiliser avec une zone chiite formée par la Syrie utile et une percée vers l’Est à Deir Ezzor, une zone sunnite et une zone kurde servant de levier à l’influence croisée américano-russe, des compromis politiques pourraient être trouvés peu à peu à Astana où les véritables négociations de paix devraient supplanter celles de Genève sur le fond du dossier. Dans le même temps, une coordination des différents acteurs régionaux (Iran, Turquie, Qatar, Arabie Saoudite) se matérialise sous les auspices de la Russie qui négocie parallèlement son action à un niveau supérieur de gouvernance avec les Etats-Unis, eux-mêmes désireux de conserver leur « leadership from behind » – en matière de non-interventionnisme, Trump pourrait paradoxalement agir en continuité avec la politique de B. Obama -, et avec la Chine qui, elle, devrait jouer à l’avenir un rôle essentiel au Moyen-Orient via son projet de « Nouvelle route de la Soie ». Un projet pharaonique qui constitue l’armature de ce que je nommerais le « pivot vers l’Ouest » chinois en miroir du « pivot vers l’Est » américain.

    Caroline Galacteros
    polémologue

    Le blog de Caroline Galacteros.

  • Pierre-André Taguieff : « La France n'est pas en marche, elle se soumet à la marche du monde »

     

    Par Pierre-André Taguieff

    C'est un tableau d'une extrême lucidité et sans aucune complaisance pour notre système politico-intellectuel au grand complet, que brosse ici Pierre-André Taguieff [Figarovox, 12.05]. Une analyse qui intéresse les royalistes, partie prenante au débat d'idées et au souci politique. Et notamment les maurrassiens qui gardent à l'esprit les analyses et la visée éminemment stratégique de L'avenir de l'intelligence, publié par Maurras il y a plus d'un siècle [1905]. Un long article qui suscite la réflexion et le débat.  LFAR 

     

    On affirme hâtivement, depuis quelques années, que « la droite a gagné la bataille des idées », ce qui, bien entendu, satisfait ceux qui se disent de droite, même s'ils sont convaincus, n'étant pas des gramsciens orthodoxes, qu'il ne suffit pas de prendre le pouvoir culturel pour parvenir au pouvoir politique. Les résultats de la dernière élection présidentielle en témoignent avec éloquence. Mais le cliché circule aussi à gauche, du moins dans certains milieux de la gauche intellectuelle résiduelle qui ont professionnalisé l'observation des droites, dites extrêmes, réactionnaires ou conservatrices. Cette gauche intellectuelle et culturelle, habituée depuis l'ère mitterrandienne à fréquenter les lieux du pouvoir, s'est sentie menacée durant les pitoyables dernières années du hollandisme. Poursuivant sa lente et inexorable sortie de l'Histoire, cette gauche a été saisie par la conscience malheureuse. Elle s'est découverte sans doctrine ni chef. Elle qui se célébrait en tant que gardienne de l'intelligence et de la pensée critique, porte-parole des vertus morales et civiques, porteuse d'un avenir radieux, elle qui se glorifiait d'attirer tant de scientifiques, de philosophes, d'artistes et d'écrivains, a dû reconnaître qu'elle ne rayonnait plus.

    La grande inquiétude de la gauche intellectuelle

    Depuis quelques années, ne croyant plus en elle-même, la gauche voit son adversaire officiel en vainqueur du « combat culturel », ce qui signifie pour elle une descente aux enfers. Littéralement elle n'en revient pas, et craint pour sa survie. Au moins croit-elle avoir identifié la cause de son malheur. Le vieil antifascisme, qui fédérait les gauches, s'est ossifié, perdant toute efficacité symbolique, et l'antiracisme, qui jouait un rôle d'adjuvant ou de substitut, a éclaté en sectes idéologiques mutuellement hostiles. Pour ceux qui se veulent « de gauche », le « bon vieux temps » du confort intellectuel et moral n'est plus.

    Ralliée plus ou moins honteusement au libéralisme économique, la gauche de gouvernement, suivie par ses chantres médiatiquement visibles, a abandonné de fait aux nationalistes antimondialistes et aux multiples héritiers du communisme la critique du capitalisme, poursuivie sous d'autres drapeaux (lutte contre le « néolibéralisme », la « mondialisation sauvage », etc.). Avec sa substance, elle a perdu son identité. Cette gauche sans visage tente cependant de s'en donner un en se reconnaissant bruyamment dans celui du nouveau président de la République, incarnation affichée de la compétence économique et de l'« ouverture » au monde : Emmanuel Macron. Un visage sympathique de dynamique « réconciliateur » de bonne volonté, qui appelle comme tous ses prédécesseurs au « changement », au « rassemblement » et à la « modernisation ». Avec ce supplément d'horizon : l'annonce d'une marche triomphale vers le postnational, l'ultime utopie mobilisatrice des élites déterritorialisées. Mais ce dernier rejeton du progressisme, qui joue du « ni droite ni gauche » tout en se disant « et de droite et de gauche », pourrait bien n'être que l'image floue enveloppant et recouvrant la disparition en cours d'une gauche à la dérive.

    Macron ? Le pouvoir des jeunes, par les jeunes, pour les jeunes

    La diabolisation du nationalisme ne permet pas non plus de constituer un front idéologique dont la gauche politico-intellectuelle serait l'avant-garde : tout le monde, sauf l'extrême gauche marginale, s'affirme désormais « patriote » et attaché à la nation, ce qui revient à dire que le nationalisme, au moins à l'état dilué ou sous une forme euphémisée, est partagé par « la droite » et « la gauche », ainsi que par les partisans de la synthèse vague (« et droite et gauche »), nouvelle formule du centrisme et/ou de l'opportunisme promondialisation, repeint aux couleurs du jeunisme. On a en effet le sentiment que la démocratie, incarnée par « le plus jeune président » d'un pays européen, « optimiste » comme il convient à tout jeune de l'être, tend à se redéfinir en France comme « le pouvoir des jeunes, par les jeunes et pour les jeunes ». Et le surgissement de jeunes prédicateurs médiatiques au langage fleuri et vertueux, s'indignant à tout propos et le regard fixé sur l'avenir meilleur (une bonne Europe, une bonne mondialisation, une bonne immigration, etc.), semble confirmer l'hypothèse.

    L'anti-nationalisme diabolisant, rejeton de l'antifascisme et de l'antiracisme, a largement perdu en force de mobilisation. Si Marine Le Pen a pu faire peur, et être rejetée même par une partie de ceux qui la suivaient dans ses propositions programmatiques sur la restriction de l'immigration et la lutte contre l'islamisme, c'est avant tout en raison de son incompétence en matière économique, promesse de chaos - dont la sortie de l'euro reste le symbole -, et de ses positions démagogiques sur les questions régaliennes.

    Il reste à la gauche, dans toutes ses figures, de recycler pitoyablement, sans être crédible, les vieux slogans communistes centrés sur la dénonciation du « grand capital » ou de la « finance internationale », et de diaboliser le « néolibéralisme », au risque de rejoindre la nouvelle rhétorique du Front national. L'adhésion de la gauche dite « socialiste » aux principes de l'économie de marché lui interdit en principe de donner dans la démagogie néogauchiste. Mais sans la religion populaire de l'anticapitalisme, la gauche s'effacerait totalement du paysage. Elle est donc condamnée à s'accrocher à cette superstition, qui reste l'opium du « peuple de gauche ». La raison en est éclairée par cette analyse de Joseph de Maistre, défenseur avisé de la religion chrétienne, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821) : « La superstition est le bastion avancé de la religion. On n'a pas le droit d'oser le raser. Sans lui, l'ennemi pourrait s'approcher trop près de la véritable fortification.» Le cœur de l'édifice, pour la gauche, n'est autre que son identité de gauche, condition de son existence. Sa survie tient au talent de ses démagogues attitrés, gardiens de ses masques.

    Le triomphe du manichéisme

    De son côté, l'extrême centre, disons l'axe libéral-social-opportuniste, tente de réinventer une « extrême droite », une « droite extrême » ou une « droite dure » incarnant ses cauchemars, en la dénonçant comme « populiste », terme attrape-tout qui fonctionne aujourd'hui, polémique oblige, comme synonyme de « fascisme ». D'où les récentes tentatives de refasciser le nouveau Front national, ce qui est la manière la plus paresseuse de le combattre. Heureusement pour ses ennemis, le parti néo-lepéniste s'est enchaîné à un programme qui l'entraîne vers le fond, largement emprunté, la crédibilité en moins, aux utopies anticapitalistes d'extrême gauche. La tendance, partagée par les naufragés « socialistes », est également à une extrémisation polémique de la droite libérale, à travers l'argument de la « casse sociale ». Le manichéisme le plus sommaire est de retour, sous diverses formes. Il structure notamment les visions du monde respectives des mouvements qui ont survécu à la déroute des deux grands partis de droite et de gauche : le Front national « mariniste » et En marche !, dont le point commun est de se définir par le « ni droite ni gauche ». À l'opposition lepéniste entre les « mondialistes » et les « patriotes » répond la vision manichéenne des macronistes, résumée par leur guide spirituel évoquant le 5 mai 2017 « cette polarité réelle entre un parti d'extrême droite, réactionnaire, nationaliste, anti-européen, antirépublicain, et un parti progressiste, patriote, pro-européen, qui réconcilie la gauche de gouvernement, une partie de la droite sociale, pro-européenne, une partie d'ailleurs du gaullisme, et le centre ». Rappel du principe qu'on ne peut réconcilier qu'en excluant ceux qu'on juge irréconciliables par nature, à jamais perdus pour l'union nationale promise. La nouvelle fête de la Fédération, en version communicationnelle, n'est pas pour tout le monde. Dans le camp du Bien, les rediabolisateurs à pas feutrés ou à front de taureau sont au travail, s'efforçant de mobiliser les indignations morales et de monopoliser la posture morale. Le propre du néo-antifascisme, c'est qu'il est un aliment de propagande susceptible d'être indéfiniment réchauffé pour accommoder les plats les plus divers.

    Cette gauche intellectuelle qui ne comprend pas l'indépendance

    La défaite intellectuelle de la gauche de gouvernement est un fait. La victoire déplorée de « la droite » un fantasme. Les idées ne la préoccupent guère. Elle les abandonne volontiers à ses adversaires ainsi qu'à quelques essayistes ou polémistes talentueux situés hors de ses murs. Il est abusif de présenter ces écrivains ou ces journalistes, pour les louanger ou les blâmer, comme des intellectuels organiques de la droite pour la seule raison qu'ils s'attaquent de préférence à la pensée-slogan dite de gauche. Ils poursuivent leurs chemins respectifs sans savoir où ces derniers les mèneront. Certains d'entre eux continuent bizarrement de se dire « de gauche », d'autres affirment leur hostilité envers le « progressisme » revendiqué par les gauches, quelques-uns s'avouent « conservateurs ». Rares sont ceux qui se reconnaissent dans un parti de droite. C'est pourquoi la défaite reconnue de la gauche n'est nullement le résultat d'une quelconque stratégie culturelle conduite par ses adversaires politiques désignés ou déclarés. Elle n'est que la conséquence d'un vaste processus de dissipation, de sclérose et de décomposition conflictuelle qui ne saurait être attribué à cet acteur étranger et inquiétant : « la droite ». Celle-ci, installée depuis longtemps dans l'opportunisme, le clientélisme et les combinaisons électorales, ne saurait être tenue pour responsable de sa victoire supposée dans les esprits.

    À l'instar de la gauche, la droite n'a rien d'un sujet pensant et agissant dans l'espace des débats et des controverses où il est question des choses sérieuses - science, philosophie, littérature et arts. Cet espace immatériel où s'est réfugiée la pensée n'a rien à voir avec les insignifiantes tables rondes où s'affrontent de pâles et fades créatures du monde médiatique, de frétillants conseillers en communication, des « experts » péremptoires (sondologues lénifiants ou démographes en folie), des courtisans métastables et des militants politiques à l'esprit rigide, baptisés « intellectuels », parlant le jargon de bois de leur parti, de leur mouvement ou de leur « assoss ». Ceux qui pensent sont désormais des non encartés, des esprits libres, sans appartenances partisanes, des engagés désengagés. Ils ne sont pas partie prenante du spectacle politique. Ils ont cessé d'adhérer. Une pensée militante est une piètre pensée.

    La surprise d'avoir désormais des contradicteurs

    Si l'on transforme la proposition en question, « La droite a-t-elle gagné la bataille des idées ? », il reste encore à préciser quelle est la droite susceptible d'être victorieuse dans cette bataille. Car il y a plusieurs droites, si du moins l'on peut s'entendre sur le sens à donner à cette catégorisation confuse, « la droite ». On ne sait pas de quoi l'on parle lorsqu'on fait simplement référence à « la droite »..

    Parle-t-on d'une droite libérale et réformiste, voire progressiste, d'une droite conservatrice, d'une droite nationaliste, d'une droite autoritaire, d'une droite traditionaliste ou réactionnaire ? Sans oublier la figure oxymorique qu'est la droite « ni droite ni gauche » : le néogaullisme. Supposons cependant qu'on ait réglé le problème de la catégorisation, ce qui est fort peu probable. On découvre alors le pot aux roses : il n'y a pas de batailles d'idées, à défaut de combattants, parce que les médias restent largement acquis à la gauche culturelle et intellectuelle, et sont enclins à inviter ou à privilégier les intervenants qui leur ressemblent. Précisons : à n'importe quelle gauche, « modérée » ou « extrême », à la gauche tamisée ou à la gauche frénétique. Les installés de gauche sont les dominants, qui se sentent néanmoins assiégés. Ce seul sentiment leur donne de l'énergie, celle de rester en place malgré tout et à tout prix. La relative macronisation des esprits leur permet de reprendre espoir.

    La puissance de séduction d'un acteur politique a notamment pour effet de paralyser la faculté de distinguer l'important du secondaire et l'essentiel de l'accidentel. On doit à la lucidité de l'écrivain algérien Boualem Sansal, par un article paru le 8 mai 2017 dans le New York Times, de nous avoir rappelé à la dure réalité au milieu des effusions lyriques, de l'indifférence cynique et des soupirs de soulagement : « La France ne se gouverne plus elle-même ; l'Europe a toujours son mot à dire. La mondialisation fait que la terre ne tourne plus que dans un sens (…). Voilà pourquoi il importait que soient débattus durant la campagne présidentielle tous ces thèmes mondialisés : l'islamisation, le terrorisme, le réchauffement climatique, la migration, l'affaiblissement des institutions multilatérales. Mais ceux-ci ont à peine été évoqués. Peut-être était-ce à cause d'un sentiment d'impuissance face à ces problèmes. Mais le fait de ne pouvoir rien y changer n'est pas une raison de ne pas y regarder.»

    En Marche vers le moralisme

    Face à ceux qu'elle perçoit ou désigne comme ses ennemis, la gauche aux idées mortes mais au pouvoir culturel inentamé recourt à deux stratégies. Si la stratégie du silence assassin ne fonctionne pas, elle s'engage dans une guerre verbale qui, menée à sens unique, consiste à lancer des rumeurs malveillantes, des campagnes de diffamation, des anathèmes, à procéder à des dénonciations publiques, à des excommunications visant « la droite » (« dure », « extrême », « éternelle », etc.) et ses représentants supposés. On s'indigne, on dénonce et on condamne sur la place publique. La mise à mort symbolique de François Fillon, dont le programme n'a jamais été discuté, en fournit un terrible exemple. Le moralisme triomphe, le discours édifiant s'étend et se banalise. Rien là qui ressemble, de près ou de loin, à une « bataille d'idées ». L'impératif du « faire barrage » relève d'une déontologie de douanier, et la métaphore de la « ligne jaune » (ou « rouge ») de la vision policière du monde.

    Une fois de plus, le terrorisme émotionnel s'exerce, et ses champs d'exercice sont multiples. La prestation ratée de Marine Le Pen, le 4 mai 2017, en a fourni une illustration plutôt grossière. En s'enfermant dans la langue de bois europhobe et antimondialiste de son parti tout en s'abandonnant à sa violence verbale, elle a été contre-productive, se désignant elle-même comme une démagogue d'extrême droite. Mais ce terrorisme peut aussi s'exercer d'une manière subtile, en se masquant derrière les appels à la « raison » et au « progrès ». Le contradicteur ne peut être qu'un ennemi, et l'ennemi ne peut qu'être l'incarnation de l'irrationnel, de l'archaïsme ou du passéisme, du mensonge, de la « postvérité ». Le propre des démagogues de gauche, c'est qu'ils dénoncent avec véhémence, sans vergogne, la démagogie du camp d'en face, quitte à l'inventer quand elle est inexistante. Le paradoxe est triste, hélas : la gauche a perdu la bataille des idées, mais la droite ne l'a pas gagnée. Les nationalistes identitaires et souverainistes non plus.

    Le 9 mai 2017, le site « Sauvons l'Europe  », affichant son « engagement pro-européen et

  • Deux points de vue condordants sur la légitimité monarchique : ceux de Pierre-Yves Guilain et de Philippe Delorme

    1460351811.jpg

    Nous n'évoquons que rarement - et, à vrai dire, pas très volontiers - la question dynastique, parce qu'elle a le don de réveiller des discussions, voire des querelles, sans fin, qui, à la plupart de nos lecteurs, semblent ressurgies d'un autre monde. Et qui, de fait, n'ont pas, aujourd'hui, grande réalité. Nous nous contentons de professer que les princes d'Orléans (qui sont des Bourbons ...) sont les héritiers de la légitimité monarchique et, à chaque occasion, nous agissons en conséquence. D'ailleurs, par delà tous arguments historiques et juridiques - qui peuvent très bien perdre, avec le temps, leur pertinence - le simple bon sens politique tranche en faveur des princes d'Orléans, toujours présents sur le sol français (sauf du temps de la loi d'exil !) et toujours liés très étroitement à la vie nationale. A la légitimité dynastique doit s'ajouter, en effet, la légitimité politique qui, elle, se conquiert par des actes et par des services rendus, hic et nunc.  

    Néanmoins, nous avons trouvé intéressantes les deux réflexions parallèles de Pierre-Yves Guilain et Philippe Delorme, toutes deux publiées dans leurs pages Facebook respectives et consacrées, chacune, à un sujet particulier étudié en détails.

    Vous pourrez les lire plus loin. Souhaitons que les discussions qui suivront seront raisonnables, réalistes et sereines. Et plus soucieuses de l'avenir de la France que de juridisme.   Lafautearouseeau   u

     

    UN MYTHE : ALPHONSE XIII, "ALPHONSE Ier DE FRANCE" par Pierre-Yves Guilain

    Dans les généalogies truquées par les pseudo-légitimistes, il y a un personnage qui occupe une place de choix : le roi Alphonse XIII d'Espagne, rebaptisé "Alphonse Ier de France". L'arrière-grand-père de "Louis XX" est devenu l'aîné des Capétiens en 1936, à la mort sans descendants de Don Alfonso Carlos, dernier prétendant carliste. Preuve qu'Alphonse XIII aurait alors revendiqué d'être roi de France de jure : il a alors changé ses armoiries, remplaçant l'écu d'Anjou qui figurait "sur le tout" de celles d'Espagne, par l'écu de France. C'est la thèse défendue par l'un des gourous les plus hystériques de la cause alfonsiste, Hervé Pinoteau.

    Il y a pourtant un os. Pinoteau, qui se fait passer pour un ponte de l'héraldique, est très mal renseigné. S'il s'était un peu documenté, il aurait constaté qu'Alphonse XIII utilisait l'écu de France bien avant 1936, et avant lui son père Alphonse XII, et d'autres princes de la branche espagnole des Bourbons. Juan Carlos a fait de même à plusieurs reprises. Ceci pour une raison bien simple : l'écu sur le tout ne représente pas un royaume sur lequel on règne ou prétend régner, mais l'origine dynastique. Ainsi, sur les armoiries des rois d'Espagne, on voit dans le champ leurs royaumes - Aragon, Castille, Léon, Navarre, Grenade - et sur le tout, Bourbon-Anjou. La plupart des monarques européens font de même : Roumanie (écu de Hohenzollern), Luxembourg (Bourbon-Parme), Grèce (Danemark), et avant la guerre de 14 Grande-Bretagne, Belgique, Bulgarie (Saxe-Cobourg). Il va de soi que les souverains en question ne prétendaient nullement aux trônes d'Allemagne, Parme ou Saxe. Mais le grand héraldiste Pinoteau ignore ce B.A.-BA de l'héraldique. Ou plutôt, il la tripatouille pour les besoins de la cause.

    Autre bidouillage du même Pinoteau, à propos d'Alphonse XIII. Il exhibe une lettre du roi à son cadet le duc de Séville, datée de juin 1940, où "en tant que chef de la maison de Bourbon, il doit [...] faire observer à leurs descendants les prescriptions relatives à leurs ascendants sur les trônes de saint Louis et de saint Ferdinand".

    Primo, si Alphonse XIII se dit effectivement chef de la maison de Bourbon, c'est bien de celle d'Espagne qu'il s'agit et non de l'utopique internationale bourbonienne que prônent les pseudo-légitimistes. Jusqu'à une époque récente, la maison du roi Juan Carlos était dite "Casa de Borbón", c'est maintenant "Casa de S.M. el Rey" pour éviter toute équivoque. On sait d'ailleurs que Juan Carlos affirme clairement la légitimité des d'Orléans dans la succession de la couronne de France. Mais les autres branches de Bourbon font de même : "Casa di Borbone" pour les Parme et les Deux-Siciles, "Familie van Bourbon" pour le duc de Parme aux Pays-Bas où il réside. Ce qui n'implique évidemment aucune prétention au trône de France.

    Secundo, si Pinoteau était de bonne foi, il éplucherait plus attentivement la lettre en question. Le roi remonte les bretelles au duc de Séville parce qu'il entend contracter un mariage "inégal", alors que les infants doivent épouser des princesses de sang royal sous peine de perdre leurs droits dynastiques. C'était effectivement la règle en Espagne jusqu'au roi actuel, alors qu'elle n'a jamais existé chez les rois de France. C'est donc la preuve évidente qu'Alphonse XIII s'exprime en tant que roi d'Espagne et non de France ! 

    Enfin, il faut souligner que si Alphonse XIII s'était réclamé de la couronne de France, il l'aurait dit ou écrit. Prince moderne, homme de communication avant la lettre, il savait très bien faire passer ses messages. Il ne s'attendait certes pas à ce que des hurluberlus, pratiquant fébrilement la réécriture de l'histoire, fassent de lui, après sa mort, un roi de France à l'insu de son plein gré.   u

     

    (Photo : monnaie à l'effigie d'Alphonse XIII enfant, bien avant 1936, avec l'écu de France sur le tout)

    Source : Pierre-Yves Guilain.

     

    philippe%20delorme.jpg

    De la Restauration et des Bourbons étrangers, par Philippe Delorme 

    Je vais essayer de démontrer que les pseudo-légitimistes actuels se placent en contradiction avec la tradition capétienne et aussi avec la législation de la Restauration en affirmant la successibilité de princes étrangers. Et démontrer parallèlement que Louis XVIII (et donc Charles X qui n'a rien changé aux ordonnances de son frère sur ce point) excluaient bel et bien leurs cousins étrangers.

    Rappelons d'abord deux articles de la Charte de 1814 :

     "Article 30 : Les membres de la famille royale et les Princes du sang sont Pairs par le droit de naissance. Ils siègent immédiatement après le Président, mais ils n'ont voix délibérative qu'à vingt-cinq ans.
     
    "Article 31 : Les Princes ne peuvent prendre séance à la Chambre que de l'ordre du Roi, exprimé pour chaque session par un message, à peine de nullité de tout ce que aurait été fait en leur présence."
     
    Selon la théorie des pseudo-légitimistes actuels, ou si le roi Louis XVIII considérait ses cousins descendant de Philippe V comme dynastes, et donc "membres de la Famille royale et Princes du sang", le roi d'Espagne Ferdinand VII, ses fils Carlos et Francisco de Paule - mais également le roi des Deux-Siciles Ferdinand Ier ou encore le duc de Parme Charles II - tous étrangers, auraient été pairs automatiquement, "par droit de naissance".
     
    Or, peu après l'octroi de la Charte, le 4 juin 1814, Louis XVIII tient à promulguer une ordonnance "relative aux lettres de naturalisation nécessaire à tout étranger pour siéger dans l'une ou l'autre Chambre", que voici :
     
    "Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre. A tous ceux qui ces présentes verront, salut :

    "Nous nous sommes fait représenter les ordonnances des Rois nos prédécesseurs, relatives aux étrangers, notamment celles de 1386, de 1431, et celle de Blois, art. 4, et nous avons reconnu que, par de graves considération, et à la demande des Etats-généraux, ces ordonnances ont déclaré les étrangers incapables de posséder des offices et bénéfices, ni même de remplir aucune fonction publique en France.
    "Nous n'avons pas cru devoir reproduire toute la sévérité de ces ordonnances, mais nous avons considéré que, dans un moment où nous appelons nos sujets au partage de la puissance législative, il importe surtout de ne voir siéger dans les Chambres que des hommes dont la naissance garantit l'affection au Souverain et aux Lois de l'Etat, et qui aient été élevés, dès le berceau, dans l'amour de la patrie.
    "Nous avons donc cru convenable d'appliquer les anciennes prohibitions aux fonctions de Députés dans les deux Chambres, et de nous réserver le privilège d'accorder des lettres de naturalisation, de manière que nous puissions toujours, pour de grands et importants services, élever un étranger à la plénitude de la qualité de citoyen français ; enfin nous avons voulu que cette récompense, l'une des plus hautes que nous puissions décerner, acquit un degré de solennité qui en relevât encore le prix.
    "A ces causes, Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
    "Article Ier : Conformément aux anciennes Constitutions françaises, aucun étranger ne pourra siéger, à compter de ce jour, ni dans la Chambre des Pairs, ni dans celle des Députés, à moins que, par d'importants services rendus à l'Etat, ils n'aient obtenu de nous des lettres de naturalisation vérifiées par les deux Chambres. [...]"
     
    Notons tout d'abord que Louis XVIII souligne que les "anciennes Constitutions françaises" interdisaient formellement à des étrangers "de remplir aucune fonction publique". La royauté n'est-elle pas une "fonction publique", la plus éminente ?
     
    Mais un simple raisonnement logique permet de relever la contradiction qui apparaît ici entre l'affirmation de nos "pseudo-légitimistes" ("les princes étrangers sont successibles") et ces textes organiques de Louis XVIII :
     
    Soit F, l'ensemble de tous les citoyens français, et soit P l'ensemble de tous les membres de la Chambre des Pairs.
    Selon l'ordonnance du 4 mai 1814, P est un sous-ensemble de F, puisque "aucun étranger ne pourra siéger [...] dans la Chambre des Pairs". En langage mathématique, on dira que l'ensemble P est inclus dans l'ensemble (P c F). En français courant, on dira que tous les pairs sont aussi citoyens français.
     
    Soit maintenant R, l'ensemble de tous les "membres de la famille royale et les Princes du sang". Selon l'article 30 de la Charte, tous les éléments de cet ensemble sont pairs "par droit de naissance". En langage mathématique, on dira que l'ensemble R est inclus dans l'ensemble P (R c P).
     
    Donc, si R c P et P c F, cela implique que R c F, donc en langage courant, que tous les membres de la famille royale et princes du sang sont citoyens français. Les Bourbons non citoyens français (car Espagnols, ou Italiens) ne peuvent être "pairs par droit de naissance" puisque la qualité de pair est conditionné par la nationalité française de l'intéressé. Il y a là une contradiction flagrante que Louis XVIII, s'il avait considéré ses cousins étrangers comme "membres de la famille royale et princes du sang" n'aurait pas manqué de résoudre, par exemple en ajoutant un article à l'ordonnance du 4 mai, un article ainsi rédigé : "La clause de nationalité ne s'applique pas aux Bourbons issus du duc d'Anjou devenu Philippe V d'Espagne".
     
    Si Louis XVIII ne l'a pas fait, c'est qu'à l'évidence, il ne considérait pas ses cousins étrangers comme princes du sang et successibles au trône de France. En voici deux preuves :
     
    1/ Le 6 octobre 1815, le roi promulgue une ordonnance "qui autorise les Princes de la Famille et du Sang royal à prendre séance à la Chambre des Pairs durant la session de 1815". La voici :
    "Louis, etc. Article Ier : Conformément à l'article 31 de la Charte constitutionnelle, les Princes de notre Famille et de notre sang prendront, pendant la présente session, à la Chambre des Pairs, le rang et séance qui leur appartient par droit de naissance..."
     
    Je n'ai pas sous les yeux le Livre de la Pairie qui recensait les membres de la Haute assemblée, ni les procès-verbaux de session, mais je ne crois pas me tromper en affirmant que ni le roi Ferdinand VII d'Espagne, ni ses fils, ni le roi des Deux-Siciles, ni le duc de Parme, ni aucun des princes issus de Philippe d'Anjou, n'ont été concernés par cette ordonnance, ni n'ont siégé à la Chambre des Pairs, de 1815 à 1830. L'auraient-ils voulu, d'ailleurs, qu'ils n'eussent pu le faire, en vertu de l'ordonnance du 4 mai 1814.
     
    2/ Le 23 mars 1816, Louis XVIII promulgue une ordonnance "qui règle les formalités nécessaires pour constater l'état civil des Princes et Princesses de la Maison royale."
    La voici :
     
    "Louis, etc. Article Ier : Notre Chancelier remplira, par rapport à Nous et aux Princes et Princesses de notre Maison, les fonctions attribuées par les lois aux officiers de l'état civil.
    En conséquence, il recevra les actes de naissances, de mariage, de décès, et tous autres actes de l'état civil prescrits ou autorisés par le Code civil. [...]
    Article 5 : Nous indiquerons les témoins qui devront assister aux actes de naissance et de mariage des Membres de notre Famille."
     
    Je note que le texte évoque des "formalités nécessaires", donc tout acte, sans exception, concernant un prince ou une princesse de la Maison de France devra désormais figurer sur ces registres particuliers. Au surplus, le souverain prévoit de désigner lui-même des témoins pour les actes de naissance et de mariage.
     
    Bien entendu, je n'ai pas sous les yeux ledit registre, mais il m'étonnerait fort qu'il renferme - par exemple - l'acte de décès de l'ex-roi Charles IV d'Espagne, mort en 1818, ou l'acte de naissance, quatre ans plus tard, de don Juan de Borbon y Braganza, comte de Montizon et futur Jean III des pseudo-légitimistes. 
     
    Or, afin de bien marquer tout ce que cet enregistrement avait de "nécessaire" pour tout prince ou princesse de la Maison royale, Louis XVIII tiendra, un an après sa première ordonnance, à en prendre une seconde - le 21 mai 1817 -, "relative aux actes de l'état civil de la Maison royale, antérieurs à l'ordonnance du 23 mars 1816." 
     
    La voici :
    "Louis etc. Sur ce qui nous a été représenté que par notre ordonnance du 23 mars 1816, communiquée le même jour à la Chambre des Pairs et à la Chambre des Députés, nous avons déterminé les formalités qui seraient observées à l'avenir pour constater l'état civil des Princes et Princesses de notre Maison, mais qu'il n'a été rien statué sur les actes dudit état civil antérieurs à notre ordonnance, et qui n'auraient point été passé dans la forme prescrite par les lois actuelles ;
    "Voulant y pourvoir et assurer l'effet desdits actes en ce qui concerne notre très cher et amé neveu le duc d'Angoulême, et notre cher et amé neveu le duc d'Orléans,
    "Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit : [...]
    "Article II : Seront pareillement déposés le contrat contenant les conventions civiles du mariage qui a été contracté, de notre consentement, par notre cher et amé neveu, le duc d'Orléans, avec notre chère et aimée nièce, Marie-Amélie, Princesse des Deux-Siciles, ainsi que l'acte de naissance, 1° de Ferdinand-Philippe-Louis-Charles-Henri-Rosolin, duc de Chartres ; 2° de Louise-Marie-Thérèse-Caroline-Elisabeth, Mademoiselle; 3° de Marie-Christine-Caroline-Adélaïde-Françoise-Léopoldine, mademoiselle de Valois, leurs enfants nés à Palerme ; 4° de Louis-Charles-Philippe-Raphaël, duc de Nemours, né à Paris ; 50 de Françoise-Louise Caroline, mademoiselle de Montpensier, née à Twickenham [sic]. La transcription du procès-verbal de dépôt, de l'acte de célébration de mariage et des actes de naissance, aura lieu dans les formes prescrites par l'article Ier. [...]
    "Article 3. Les transcriptions faites en vertu des articles précédents produiront, à l'égard des actes de l'état civil mentionnés auxdits articles, le même effet que si lesdits actes eussent été reçus par notre Chancelier dans la forme prescrite par notre ordonnance du 23 mars 1816." 
     
    Encore une fois, Louis XVIII - comme Charles X après lui - n'a jamais ressenti le besoin d'enregistrer ou de retranscrire aucun acte concernant un quelconque descendant de Philippe V d'Espagne. Or, puisque cette formalité apparaît, au regard de ses deux ordonnances, comme "nécessaire" et produisant un "effet" - celui d'être considéré comme membre de la Maison de France -, c'est bien que les Bourbons d'Espagne et d'Italie n'étaient pas considérés comme membre de ladite Maison. 
     
    Bien entendu, que l'on ne me dise pas que ces actes n'ont pas été retranscrits parce que les intéressés résidaient hors des frontières du royaume : on notera seulement que le duc d'Angoulême s'est marié à Mitau - actuellement Jelgava en Lettonie -, et que plusieurs enfants d'Orléans sont nés en Sicile ou en Angleterre.

    En conclusion :

    1/ L'affirmation pseudo-légitimiste selon laquelle un prince de la Maison de France peut-être étranger est erronée, puisque la Restauration a rappelé non seulement qu'un étranger ne pourrait exercer aucune fonction publique, mais encore que les princes de la Maison de France, pairs par droit de naissance, ne pouvaient être que français.

    2/ Louis XVIII a exclu formellement et légalement les Bourbons non français de la Maison de France et de la succession au trône, en les excluant de la Chambre des Pairs, ainsi que de l'inscription "nécessaire" dans les registres de l'état civil de la Maison royale.   u

     

    Source : Philippe Delorme

     

  • Mathieu Slama : « Il y a du Soljenitsyne dans le discours de Poutine »

     

    Dans un premier essai passionnant, La guerre des mondes, Mathieu Slama analyse les ressorts de l'affrontement entre la Russie et l'Occident. Pour le jeune essayiste, ce sont avant tout deux visions du monde qui s'opposent. Et qu'il expose dans cet entretien - un peu long mais où beaucoup de choses essentielles sont dites - donné à Figarovox [25.05]. Nous prévenons les lecteurs de Lafautearousseau : ces réflexions sont importantes. Il faudra être attentifs désormais aux publications de Mathieu Slama !  LFAR

     

    image1.jpgPour quelle raison l'affrontement entre Vladimir Poutine et l'Occident est-il essentiellement idéologique ?

    Ma thèse est que dans le conflit politique qui oppose l'Europe et les Etats-Unis à la Russie de Poutine, il y a un arrière-plan idéologique fondamental qui met en jeu deux grammaires du monde qui s'opposent en tout point. A cet égard, ce qui se joue dans cet affrontement est bien plus décisif qu'un simple conflit d'intérêts.

    Mais il suffit d'écouter Poutine pour comprendre qu'il se situe lui-même sur le terrain idéologique. Ce fut particulièrement frappant à partir de 2013, lorsque les crises ukrainiennes et syriennes ont réellement marqué une rupture entre les Russes et les Occidentaux.

    Dans plusieurs discours, Poutine s'en est pris à la « destruction des valeurs traditionnelles » et à « l'effacement des traditions nationales et des frontières entre les différentes ethnies et cultures », visant implicitement les pays occidentaux. A plusieurs reprises il a exalté « les valeurs spirituelles de l'humanité et de la diversité du monde », « les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus », faisant appel au grand philosophe conservateur russe Nicolas Berdiaev. Il y a aussi, dans le discours de Poutine, des attaques directes adressées aux pays occidentaux et notamment aux pays européens. « Les pays euro-atlantiques rejettent leurs racines », a-t-il expliqué dans un discours, « dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale ». Utilisant des termes très violents comme « primitivisme », s'en prenant ouvertement aux légalisations en faveur du mariage homosexuel, Poutine accuse aussi régulièrement les pays occidentaux de vouloir exporter leur modèle libéral au monde entier, au mépris des particularités nationales.

    Poutine est donc porteur d'une vraie vision du monde. Il se fait le défenseur des particularités nationales et des valeurs traditionnelles face à un Occident libéral, amnésique de ses fondements spirituels. Et surtout, et c'est peut-être la plus grande force de son discours, il s'en prend à l'universalisme occidental, à cette prétention qu'a une partie du monde de modeler à son image l'autre partie de l'humanité. C'est une manière pour lui de s'en prendre aux ingérences occidentales, que ce soit en Ukraine ou au Moyen-Orient.

    Poutine dit ici quelque chose d'essentiel. L'Occident est persuadé que son modèle, la démocratie libérale, est le devenir inéluctable de l'humanité toute entière. Mais il y a dans le monde des nations qui tiennent à leurs traditions culturelles et qui n'ont absolument pas envie de s' « occidentaliser » ! Il y a là un enjeu majeur, que l'un des plus grands penseurs du XXème siècle, Claude Lévi-Strauss, avait vu avant tout le monde : comment préserver les particularités culturelles dans un contexte de mondialisation politique, culturelle et économique croissante ? « Les grandes déclarations des droits de l'homme », expliquait Lévi-Strauss, énoncent « un idéal trop souvent oublieux du fait que l'homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles ». Les démocraties occidentales n'ont de cesse d'exalter « l'Autre », mais ce n'est en réalité que pour annihiler son altérité et l'envisager comme un parfait semblable, c'est-à-dire un individu émancipé de tous ses déterminismes. L'Occident libéral est devenu incapable de penser et comprendre la différence culturelle. On le voit au Moyen-Orient aujourd'hui : nous ne célébrons l'Iran que parce qu'il s'occidentalise ; tout ce qui relève du traditionnel est perçu comme une barbarie amenée à disparaître. Il y a dans cette approche un mélange d'incompréhension et de mépris.

    Soljenitsyne est l'un des fils rouges de votre livre. En quoi est-il représentatif d'une partie de l'âme russe ?

    La figure d'Alexandre Soljenitsyne est intéressante à plusieurs égards. D'abord parce qu'il est étonnamment - et injustement - oublié aujourd'hui, alors qu'il est l'une des rares figures intellectuelles du XXème siècle à ne s'être jamais trompé dans ses combats politiques, ce qui est suffisamment rare pour le souligner.

    Ensuite parce qu'il a fait, en effet, l'objet d'un grand malentendu en Occident. Ses œuvres « Une journée d'Ivan Denissovitch » (1962), « Le Premier cercle » (1968) et surtout « L'Archipel du Goulag » (1973), révélant au monde entier les atrocités commises par les soviétiques dans les camps, ont fait de lui la principale figure de l'opposition intellectuelle et politique au régime soviétique. Accusé de trahison dans son propre pays, il est parti en exil en Suisse puis aux Etats-Unis. Mais voilà, et c'est le cœur du malentendu dont je parle dans mon livre : Soljenitsyne ne s'opposait pas au régime soviétique au nom des droits de l'homme ou au nom du « monde libre ». Il n'avait pas choisi le camp occidental contre le camp soviétique. Il s'opposait à l'URSS parce qu'il s'agissait pour lui d'un régime corrompu, matérialiste, violent, niant la dimension spirituelle propre à chaque homme. Il s'y opposait au nom de sa foi orthodoxe et au nom de la grande histoire nationale russe.

    Et c'est justement ce même attachement aux racines et à la dimension spirituelle de l'existence qui l'amena à s'opposer violemment au modèle libéral occidental à plusieurs occasions, notamment dans un célèbre discours devant les étudiants de Harvard en 1978 où il dénonça la dérive matérialiste de l'Occident, les ravages de son modèle capitaliste et surtout son obsession pour les droits individuels au détriment des valeurs traditionnelles comme l'honneur, la noblesse ou encore le sens du sacrifice. Soljenitsyne croyait à la possibilité d'une troisième voie entre le libéralisme occidental et les totalitarismes soviétiques ou fascistes, une troisième voie fondée sur l'enracinement et l'auto-restriction des hommes comme des nations. Il me semble qu'aujourd'hui, peut-être plus que jamais, ce message mérite d'être entendu.

    Je note dans mon livre la réaction de Jean Daniel qui voyait dans L'Archipel « un panslavisme illuminé, des idées étranges sur le Moyen-âge et sur la Sainte Russie » ou encore de Bernard-Henri Lévy qui accusa au début des années 90 Soljenitsyne de défendre des idées « obscurantistes », « populistes », de peindre « une Russie rustique et primitive ». Ces réactions sont absolument passionnantes car elles révèlent selon moi une opposition fondamentale entre deux mondes qui sont aux antipodes l'un de l'autre. Les pays occidentaux n'ont pas compris Soljenitsyne tout simplement parce qu'ils ne parlent pas le même langage : les premiers tiennent le langage de la liberté individuelle, le second celui de la tradition et de la mystique communautaire. Il me semble que cet affrontement renaît aujourd'hui à la faveur des conflits qui opposent la Russie de Vladimir Poutine et les pays occidentaux. Et je trouve dans le discours de Poutine beaucoup de rémanences du discours de Soljenitsyne. C'est pourquoi j'ai voulu faire de ce dernier le fil rouge de mon livre.

    La « révolution conservatrice » engagée par Poutine est-elle populaire en Russie ? Et ailleurs ?

    S'agissant de la Russie, personne ne conteste aujourd'hui que Poutine est soutenu par une immense majorité de la population. Emmanuel Carrère avait émis l'hypothèse, dans un de ses romans, que le succès de Poutine était dû au sentiment des Russes d'avoir été humiliés à la chute du régime soviétique. Et qu'en somme, on n'avait pas le droit de leur dire que toutes ces décennies passées sous le joug communiste, « c'était de la merde ». L'échec de l'expérience « libérale » avec Boris Eltsine est aussi un atout pour Poutine. Mais c'est oublier un peu vite l'attachement encore prégnant des Russes pour les valeurs traditionnelles, pour l'âme de leur pays. Hélène Carrère d'Encausse expliquait que « l'idée que les choses puissent être relatives heurte profondément les Russes ». Poutine est très certainement en adéquation avec l'état d'esprit d'une grande partie de l'opinion publique russe.

    Mais ce qui m'intéressait surtout dans mon livre, c'était de montrer que Poutine est devenu en quelque sorte le porte-voix de la cause conservatrice dans le monde, et notamment en Europe. Sa popularité auprès de beaucoup de partis conservateurs européens est le signe que Poutine a compris ce qui se jouait en Europe. Son génie est d'avoir permis la rencontre, au bon moment, entre ses idées et celles d'une partie de l'opinion européenne, de plus en plus hostile à la mondialisation et au multiculturalisme, de plus en plus attachée à ses racines et aux « protections naturelles » que sont les frontières nationales. De Viktor Orban en Hongrie à Marine Le Pen en France, en passant par Nigel Farage en Grande-Bretagne, ils sont tous animés d'une sympathie naturelle envers Poutine. Clairement, le « poutinisme » correspond à un certain esprit du temps, à une résistance de plus en forte des peuples vis-à-vis de la mondialisation.

    Vous écrivez que le sens du sacré est une clef de compréhension indispensable pour comprendre la Russie actuelle - qui avait bu le communisme comme le buvard absorbe l'encre, avait rappelé Philippe Séguin dans son discours du 5 mai 1992. Y a-t-il une opposition entre le « messianisme russe » et le « rationalisme libéral européen » ?

    J'essaie de comprendre la cassure idéologique fondamentale entre la Russie de Poutine et l'Occident, et il me semble que la question religieuse est un élément déterminant de cette incompréhension, du moins s'agissant de l'Europe. On le sait, Poutine dans ses discours lie très étroitement le destin de la nation russe avec celui de l'Eglise orthodoxe, et s'en prend à « l'approche vulgaire et primitive de la laïcité ». C'est une des armes essentielles de son combat idéologique, sans compter que cela lui permet d'asseoir son autorité dans son propre pays, où l'Eglise est depuis longtemps le constituant de la morale collective, comme l'a rappelé Hélène Carrère d'Encausse.

    Pour illustrer l'opposition entre la Russie et l'Europe sur ce terrain, j'évoque un exemple qui me semble particulièrement parlant, celui des Pussy Riot et des Femen. Quand en février 2012 les Pussy Riot, groupe de rock ultra-féministe russe, débarquent dans la cathédrale de Moscou en hurlant « Marie mère de Dieu, chasse Poutine ! », elles font l'objet d'une réprobation quasi-unanime, et sont condamnées quelques mois plus tard à deux ans de détention, provoquant d'ailleurs des réactions indignées de la part des dirigeants européens. Un an après cet épisode, en France quand des membres du groupe féministe Femen s'introduisent à Notre-Dame et vandalisent une cloche, l'expression « pope no more » inscrite sur le torse, elles sont toutes relaxées.

    En France, nous faisons du droit au blasphème un droit fondamental, un des piliers de la fameuse liberté d'expression, elle-même pilier des sacro-saintes libertés individuelles. On ne compte plus les défenseurs du blasphème sur le terrain médiatique. Il faut profaner, désacraliser absolument tout. Dieu est devenu une question dépassée, on le relègue à la sphère individuelle. On érige la profanation du sacré en droit fondamental sans même se poser la question de ce que peut bien nous apporter ce droit. En quoi moquer de manière vulgaire Jésus ou Mahomet est-il un progrès, une liberté nécessaire ? A force de libéralisme et d'individualisme, nous autres européens perdons de vue la dimension spirituelle de la vie humaine pour n'en retenir que la dimension proprement matérielle. Le phénomène djihadiste est venu nous rappeler que la question religieuse est encore loin, très loin d'être une question résolue.

    La souveraineté nationale est-elle davantage défendue par la Russie que par les Etats-Unis ou les pays européens ?

    La défense de la souveraineté nationale est en effet un aspect essentiel de la doctrine poutinienne. Voici ce qu'il disait en 2014 : « La notion de souveraineté nationale est devenue une valeur relative pour la plupart des pays » ; « les soi-disant vainqueurs de la Guerre froide avaient décidé de remodeler le monde afin de satisfaire leurs propres besoins et intérêts ». Et d'asséner cette attaque directe : « Si pour certains pays européens la fierté nationale est une notion oubliée et la souveraineté un luxe inabordable, pour la Russie la souveraineté nationale réelle est une condition sine qua non de son existence ». En ligne de mire : l'alignement quasi-systématique de l'Union européenne sur les positions américaines, comme récemment sur le dossier ukrainien. Poutine s'en prend également aux ingérences américaines et européennes au Moyen-Orient, qui ont conduit pour Poutine à une aggravation des conflits et à la propagation du chaos.

    Le discours américain est très différent. Barack Obama n'a de cesse de répéter que l'Amérique a un rôle à jouer dans la défense des libertés : « Nous soutiendrons la démocratie de l'Asie à l'Afrique, des Amériques au Moyen-Orient, parce que nos intérêts et notre conscience nous forcent à agir au nom de ceux qui aspirent à la liberté ». Il s'agit ici d'une conception fondamentalement universaliste des relations internationales, semblable à celle que défendaient les néo-conservateurs sous George W. Bush. La question de la souveraineté n'est jamais abordée par Obama.

    La Russie et les Etats-Unis défendent des conceptions géopolitiques qui servent leurs intérêts, écrivez-vous, souverainisme et multilatéralisme pour la première, universalisme pour les seconds. Quelle est la conception adoptée par les pays d'Europe ?

    Les pays européens sont dans l'alignement quasi-permanent avec les positions américaines. On l'a vu sur les dossiers syriens et ukrainiens. Cela pose quand même un problème car peut-on dire que les intérêts américains et européens sont parfaitement alignés ? Je n'en suis pas certain. Est-ce dans l'intérêt de l'Europe de se brouiller avec son voisin russe ou avec l'Iran ? N'y aurait-il pas un intérêt à jouer une carte intermédiaire, qui ne soit ni celle des Etats-Unis ni celle de la Russie ? Je laisse le soin aux géopolitologues de répondre à cette question.

    Comment la Russie de Poutine considère-t-elle l'exceptionnalisme américain ?

    Une des thèses de mon livre est de dire que les modèles américains et russes sont moins éloignés qu'on veut bien le croire, au moins du point de vue idéologique et culturel. Les deux pays partagent un même sentiment national très affirmé, avec un rôle politique du religieux encore très fort. Des deux côtés, les communautés nationales s'appuient sur des mythes fondateurs très puissants. Et en effet, les deux pays se fondent sur une certaine idée de l'exceptionnalisme, c'est à dire qu'ils ont la conviction qu'ils jouent un rôle qui dépasse le cadre purement national.

    Mais paradoxalement, Poutine a ouvertement attaqué l'exceptionnalisme américain

  • Colosimo : comment Poutine est devenu roi du grand échiquier international

     

    14210_colosimojean_francois11o_dion.jpgJean-François Colosimo a accordé à FigaroVox un grand entretien fort intéressant au sujet de l'influence grandissante du président russe, Vladimir Poutine, sur la scène internationale. Celle-ci s'inscrit selon lui dans l'histoire multiséculaire de la Russie. Nous ajouterons que ses analyses sont en très grande concordance avec ce que nous écrivons ici depuis plusieurs années. LFAR

    LE FIGARO. - Sur le dossier syrien, de fortes tensions entre les États-Unis et Russie se font sentir. Vladimir Poutine semble avoir pris la main. Est-ce un des signes du grand retour de la Russie sur la scène internationale ?

    Jean-François COLOSIMO. - L'action que mène Vladimir Poutine en Syrie récapitule à la fois sa politique et sa personne. Elle correspond tout d'abord à sa représentation géopolitique du monde. Poutine est résolument « westphalien »: il défend le système traditionnel, constitué de nations souveraines où ce sont les États qui valent et non pas les régimes politiques, les organisations non-gouvernementales ou les institutions supranationales. En soutenant le pouvoir de Bachar Al-Assad qu'il juge être le seul « légitime », il défend cette conception de l'ordre international qu'il considère, de surcroît, protectrice de ses propres intérêts.

    Mais il est aussi l'héritier d'une doctrine diplomatique. Précisément, celle qui a été promue par les tsars puis par les Soviets depuis l'entrée de plain-pied de Moscou sur la scène méditerranéenne et orientale. Dès le XVIIIe siècle, à coups de guerres et de traités avec l'Empire ottoman, Catherine II « la Grande » s'est ouvert un accès vers les mers chaudes, via la Crimée et le Caucase, afin de désenclaver la Russie et de lui faire retrouver son berceau byzantin. Cet élément essentiel de politique extérieure s'est naturellement justifié de la protection des chrétiens d'Orient considérés comme un levier d'influence. L'URSS a d'autant plus facilement pris le relais que les orthodoxes du Levant ont été parmi les fondateurs et les animateurs du panarabisme, avec ce que cela a pu impliquer chez eux d'idéologie progressiste les rapprochant du socialisme. La proximité et la solidarité sont donc anciennes avec le baasisme syrien qui est issu de ce mouvement.

    Cependant, cette vision de Poutine est renforcée par la logique bipolaire qui a structuré l'affrontement entre l'Est et l'Ouest. À ses yeux, les États-Unis n'ont cessé, depuis 1989 et la chute du Mur, de vouloir neutraliser la Russie soit en l'isolant économiquement par le biais du capitalisme financier, soit en la cernant militairement au moyen de l'Otan. Au Proche-Orient, ce face-à-face se double d'un jeu d'alliances de nature historique: celle des États-Unis avec le bloc sunnite qu'il s'agisse de l'Arabie saoudite, des Émirats ou de la Turquie ; celle de la Russie avec l'arc chiite qui va de l'Iran au Hezbollah libanais et qui a le pouvoir alaouite en Syrie pour pivot.

    Enfin, l'intervention en Syrie relève d'objectifs aussi bien stratégiques que tactiques. D'autre part, Poutine considère que, de l'Irak à l'Ukraine en passant par le Kosovo, les États-Unis ont fait de la déstabilisation une méthode de conquête hégémonique et qu'aller les concurrencer au Levant doit, à l'inverse, lui permettre d'asseoir sa mainmise sur la Crimée. D'autre part, contrebalancer l'action de Washington au Proche-Orient revient pour lui à conjurer, si ce n'est à endiguer la menace djihadiste qui pèse sur la Russie, ses millions de citoyens musulmans et ses républiques caucasiennes en voie de réislamisation, voire de radicalisation.

    Le coup vient donc de loin. Une fois de plus, ce qui frappe est la détermination et la brutalité avec lesquelles Vladimir Poutine l'administre.

    Pourquoi, malgré l'insistance des Occidentaux, Poutine refuse-t-il d'évincer Bachar al-Assad ?

    Il est plusieurs raisons anciennes, on vient de le dire, à cette alliance avec le pouvoir alaouite, parmi lesquelles son caractère minoritaire, son idéologie baasiste, son inclination envers les chrétiens et sa dépendance à l'égard de l'Iran. Mais il est aussi des avantages plus immédiats, dont en premier lieu ceux de la forte présence militaire russe qui est devenue de tradition en Syrie et dont le maintien sur place dépend, au moins momentanément, du maintien de Bachar Al-Assad au pouvoir.

    Autrement dit, cette intervention découle pour partie d'un effet de clientèle et, pour partie, d'un effet de paroxysme. Selon Sergueï Lavrov, le ministère des Affaires étrangères de Vladimir Poutine, « à l'exception de Bachar, il n'y a que des terroristes. » Ce qui revient à se confronter directement à l'option occidentale, donc américaine, et à mener immédiatement cette confrontation à son maximum de tension.

    D'une part, les forces dites « démocratiques » de l'Armée syrienne libre, sur lesquelles la France a compté, sont aujourd'hui militairement en déroute ou ont rallié les djihadistes. D'autre part, l'Armée de la conquête, formée du groupe djihadiste al-Nosra, la branche locale d'Al-Qaïda, et du groupe salafiste Ahrar al-Sham à l'initiative du consortium sunnite qui court de la Mecque à Istanbul, est la seule faction capable de s'emparer de Damas et bénéficie désormais du soutien de Washington qui voit en elle un moindre mal.

    Là où Poutine profite de la faiblesse de la position occidentale et renverse habilement l'échiquier, c'est lorsqu'il demande si al-Qaïda est préférable à Daech.

    Les États-Unis et l'Otan - qui a évoqué une «escalade inquiétante» - s'inquiètent de l'avancée russe en Syrie. Les cibles visées ne seraient pas les bonnes ; des avions russes auraient survolé l'espace aérien turc sans autorisation. De nombreuses critiques chargent la Russie dans cette intervention…

    Là encore, il faut en revenir au temps long. Depuis la chute du mur de Berlin, les États-Unis n'ont pas varié de doctrine. La Russie, héritière de l'URSS, reste pour eux l'ennemi numéro un, du moins potentiel, dont il faut empêcher la résurgence en tant qu'acteur majeur sur la scène internationale.

    Le pacte entre Gorbatchev et les Européens sur la réunion des deux Allemagne comportait l'obligation pour l'Otan de ne pas avancer plus à l'Est. En vingt ans, une dizaine de pays ont rejoint l'Alliance atlantique qui s'est élargie au fur et à mesure de la construction européenne et ce, vers l'Est, vers la frontière occidentale de la Russie.

    Peu importe d'ailleurs, la couleur de l'administration. Lorsque George W. Bush arrive au pouvoir, il prend comme secrétaire d'État aux affaires étrangères non pas une spécialiste de l'islam ou du Moyen-Orient mais une spécialiste de l'URSS, Condoleezza Rice, qui a travaillé au Conseil de sécurité nationale en tant qu'expert sur le bloc communiste. Et sous Obama, le Pentagone reste inflexible : Moscou est classée comme l'une des toutes premières menaces.

    La raison de cette focalisation américaine est simple : l'arsenal nucléaire de la Russie lui permet de jouer un rôle géopolitique hors de proportion avec sa puissance économique. Elle est un contradicteur permanent aux yeux des Américains qui nient d'autant plus fortement sa légitimité à jouer un rôle important dans l'un ou l'autre des espaces géopolitiques sur lesquels ils ont besoin d'exercer leur domination ou leur influence.

    D'où la diabolisation récurrente de Moscou par Washington. La force paradoxale de Poutine est d'endosser cette diabolisation, voire de la revendiquer puisque son but est de démontrer que l'on n'est pas obligé de souscrire à la règle du jeu édictée par l'Amérique et qu'on peut même la dénoncer et la contrecarrer. Pour ce faire, il démontre une capacité d'analyse et de réflexion froide, suivie d'une action stratégique menée avec une détermination systématique qui tranche avec les atermoiements des Européens et des Américains.

    Obama et Hollande ont fini par reconnaître que l'on ne pouvait pas prendre à la fois Bachar et Daech pour cibles et qu'abattre Daech est prioritaire ? Poutine en retire le plein droit de soutenir Bachar sans restriction aucune et d'en faire la publicité afin de se rendre incontournable dans la nouvelle donne mondiale.

    Relations pacifiées avec Cuba, accord iranien… Barack Obama se démarque de la ligne néo-conservatrice américaine - incarnée actuellement par Hillary Clinton. La troisième guerre mondiale diagnostiquée par certains semble lointaine…

    Barack Obama a été élu sur un programme de désengagement militaire au Proche- Orient en nette rupture avec la ligne néo-conservatrice. Ce processus a vite montré ses limites. Les Américains ont quitté l'Irak avant d'être dans l'obligation pressante d'y revenir et quitte à devoir admettre leur absence de plan. Ce désengagement relatif provoque inévitablement l'insatisfaction à la fois d'Israël et des pays arabes. C'est là tout le problème d'Obama, dont la politique étrangère s'est révélée au pire illisible au mieux inefficace, que de réunir tous les mécontentements sur son nom. La réconciliation avec Cuba et l'accord avec l'Iran témoignent de l'urgence dans laquelle il s'est trouvé de marquer son deuxième mandat de quelque réussite diplomatique sans quoi il aurait été l'un de ces présidents américains n'ayant laissé aucune trace sur le plan des relations internationales ou, pire, une trace diffuse et brouillée.

    Mais Cuba, c'est d'abord le fait du pape François et de la diplomatie vaticane. Mais l'Iran, c'est faire avant tout preuve de bon sens, admettre la réalité et s'y conformer. Dans les deux cas, il n'y va pas d'une politique d'initiative mais d'une politique de confirmation. Cette faiblesse dans la prise de décision américaine est sans conteste un facteur d'instabilité à l'échelle planétaire.

    Va-t-on pour autant vers une troisième guerre mondiale ? Non, bien sûr. C'est au mieux une formule qui dit le contraire de ce qu'elle entend. La guerre globale est déjà là. Elle ne fait que perpétuellement commencer et recommencer avec des conflits de basse ou moyenne intensité répandus et récurrents sur l'ensemble des continents et impliquant des coalitions internationales variables, qu'elles soient militaires ou économiques. Nous sommes davantage confrontés à un état endémique de guerre à l'échelle internationale que menacés par une guerre mondiale au sens d'un affrontement de blocs.

    Il s'agit toutefois de savoir déterminer qui est l'ennemi prioritaire. Cet ennemi est Daech. Ce que considère Poutine tout en faisant croire qu'il veut sauver Assad alors que, une fois les intérêts russes en méditerranée assurés, il pourra très bien l'abandonner, étant suffisamment cynique pour cela. La France, elle, a longtemps professé que l'on pouvait avoir deux ennemis prioritaires en même temps, à savoir Daech et Assad. Ivres d'irréalisme, François Hollande et Laurent Fabius se sont entêtés à courir deux lièvres à la fois. Jusqu'à ce que les Américains, ayant eux- même fini par changer d'avis, aient stoppé sans plus d'égard la course échevelée de la diplomatie française. Ce suivisme erratique du gouvernement est plus que préoccupant car tout ce qui se passe au Proche-Orient a des répercussions sur le territoire national. De ce point de vue, la politique du gouvernement français apparaît largement comme irresponsable.

    Donald Trump loue le « leadership de Poutine », estime que s'il est élu président, il entretiendra d' « excellentes relations » avec celui-ci. Et il est le grand favori à la primaire des républicains. Est-ce le signe qu'une partie de la population américaine a rompu avec le néo-conservatisme ?

    Tout d'abord, au regard de ses scores abyssaux de défiance dans les divers baromètres américains, rien n'est moins assuré que Donald Trump accède un jour à la Maison blanche. Au cas où il serait élu candidat, puis président, il est probable que, comme Ronald Reagan, il se verrait encadré par la puissante machine républicaine. Ce qui est certain, c'est que, à Washington et à Moscou, on observe un croisement des opinions vers de fortes tendances isolationnistes.

    Comment réagissent les opinions russe et américaine à l'intervention en Syrie ?

    La guerre au Proche-Orient inquiète l'opinion américaine et n'emporte pas l'adhésion des Russes. Autant ces derniers soutiennent majoritairement l'action de Poutine en Crimée ou en Ukraine, autant la crainte est profonde sur l'engagement en Syrie qui réveille le souvenir de l'Afghanistan.

    De manière générale, les opinions au sein de l'hémisphère nord demeurent assez frileuses quant au danger que représente l'effondrement des frontières au Proche-Orient dont Daech est présentement le symptôme le plus virulent. Il revient aux gouvernants de savoir mobiliser car la question du djihadisme ne relève pas que de la politique internationale: dans nombre de ces pays, c'est aussi une question de politique intérieure.

    Or, si Poutine réussit à s'imposer au Proche- Orient, à prendre l'ascendant sur Obama et Hollande, à forcer les autres à suivre son rythme, c'est parce que, de quelque manière qu'on les juge, sa politique intérieure et sa politique extérieure sont en cohérence. Et ce, à la différence criante de celles des gouvernements occidentaux, en particulier de l'actuel gouvernement français.  •

    Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d'Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L'Apocalypse russe en 2008.

    Entretien par Eléonore de Vulpillières