UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet

Vers 1896 : en Espagne et à Venise...

Vers 1896 : en Espagne et à Venise...

De "L'entre-Deux-Guerres", pages 307 à 310 :

"...L’année suivante nous vit en Espagne, Georges et moi.
Mais c’était l’automne finissant, presque l’hiver, et je ne devais comprendre Grenade, Séville, Cordoue, que huit ans plus tard dans le plein embrasement et rissolement de l’été maure. Stockholm en janvier, Grenade en août, telle est la vérité.
Comme Elseneur m’avait fait écrire le "Voyage de Shakespeare", la rencontre de la vision de Tolède et d’une douloureuse histoire, qui courait alors Paris, me fit écrire "Suzanne"...
Mon roman suivant, "La Flamme et l’ombre" sortit tout armé de ma première rencontre avec Venise.
J’y aperçus de loin Guillaume II, dit des Boches, en visite étincelante, et une douzaine d’huîtres empoisonnées m’y infligea la typhoïde, cependant qu’une autre douzaine rendait très malade Alphonse Daudet.
Ne vous figurez pas que mon fanatisme vénitien en ait été diminué le moins du monde.
Au contraire, comme Barrès l’a très justement noté, la fièvre commençante est un bon état de sensibilité émotive pour ces promenades en gondole, où la pierre, l’eau, le passé composent une hallucination paradisiaque. Demandez plutôt à Musset.
La vraie lecture à faire au coucher du soleil sur le grand canal, alors que l’onde est telle qu’une huile lourde aux glacis d’or, et qu’il pleut partout une cendre violette, la vraie lecture c’est celle des "Amants de Venise" de Maurras. Maître poème, où le grand politique français au XXème siècle a déversé toute sa force lyrique et analytique.
Quand je l’ouvre, j’entends, prolongé par l’élément liquide, le cri nostalgique des rameurs, j’ai dans le nez cette odeur mêlée d’aromates, de coquillages, de croupissure qui est l’atmosphère de la lagune, je vois, par transparence, des marches de marbre sous le clapotis d’une eau vénérable.
En revanche, jamais je n’ai pensé là une minute à Chateaubriand ni à Byron. Cependant j’ai su par cœur des pages entières des "Mémoires d’outre-tombe", j’ai un goût très vif pour le mystère de Manfred et la puissance métaphorique de l’illustre boiteux de Missolonghi.
Ni l’un ni l’autre ne m’évoquent Venise, ni ne me sont évoqués par Venise. Expliquez cela.
Bien plus fort: il n’y a rien qui me paraisse plus loin de Venise que Ruskin et ses Pierres de Venise. Ce cher insupportable Ruskin sollicite le marbre, comme d’autres sollicitent les textes. Il se donne un mal infini pour découvrir des analogies inexistantes. Son esthétique est, chose horrible, celle d’un pasteur émancipé.
Quand je pense à lui, j’évoque le dimanche de la campagne anglaise, un monsieur en lévite sombre qui joue de l’accordéon sur une prairie trop verte, pour faire danser les petits enfants. Je n’ai jamais été de ces petits enfants qu’a fait danser le bonhomme Ruskin.
Voyez comme, de ses ouvrages, de ses disciples, de son école, tout charme, toute magie, ont disparu. Quel suintement grisâtre, quelle symbolique de pacotille !
Ils étaient consciencieux et appliqués, je le veux bien, mais c’est l’étonnant Whistler qui l’a dit : "L’application en art est une nécessité, non une vertu".
Et, toujours pour citer Whistler, jamais chez eux le travail n’a su effacer les traces du travail. La vérité, je crois, est que l’œuvre d’art commence par une émotion spontanée, non par une interprétation, et que les sublimes énigmatiques ne mettent point l’énigme en avant.
Celle-ci sort d’une lente contemplation de leurs œuvres. Lors de ce séjour à Venise, nous habitions, dans un palais transformé en hôtel, l’ancien appartement de Richard Wagner. Cependant ni Brangoine, ni Kurwenaal ne vinrent jamais me tirer les pieds...