Proust, Bernanos, Gide, Celine, Radiguet, Benoît..
... en continuant par Kessel, et jusqu'à... Picasso !
Non, ce n'est pas "un inventaire à la Prévert" : ce sont simplement les noms de quelques uns de ceux que Léon Daudet, découvreur de talents, a soit appuyés, soit carrément "lancés", pour ne citer que ceux qui restent aujourd'hui les plus connus.
Il était de notoriété publique, et chez les éditeurs encore plus qu'ailleurs, que l'article de Daudet dans l'Action française était "le seul qui fît vendre"...
On se contentera d'expliquer comment - et "pour" quoi - Daudet exerçait son "ministère" de critique littéraire en rappelant simplement deux choses.
1. D'abord, ce passage très court qu'il a écrit dans "Vers le Roi", chapitre V, A l'Académie Goncourt, page 154 :
"...L'homme de lettres a naturellement plaisir à découvrir et prôner un talent inconnu, soit dans sa ligne, soit dans une ligne différente..."
2. Ensuite, en racontant brièvement "l'affaire Gide", qui émut tant Henri Massis - collaborateur et bras droit de Jacques Bainville à La Revue universelle, et en donnant le texte intégral de la courte lettre de réponse de Daudet à Massis; lettre très brève, mais qui dit tout...
Henri Massis avait du mal à comprendre - et à admettre - les éloges que faisait Daudet de l'oeuvre de Gide; il semblait à Massis qu'en agissant ainsi, Daudet légitimait, en quelque sorte, la conduite privée d'André Gide, et que cela revenait à parler "en bien" d'un mauvais exemple pour les lecteurs en général, pour les jeunes en particulier.
Massis s'en ouvrit à Bainville, à Maurras et... à Daudet.
La lettre envoyée par Massis à Daudet commençait par ces mots :
"Mon cher Maître et ami,
Ai-je besoin de vous dire que votre article sur André Gide m'a causé une surprise douloureuse !..."
Henri Massis lui-même (dans son "Maurras et notre temps, Tome II, page 60) rapporte la réponse que lui fit Léon Daudet :
"De la Chaussée Saint-Victor où il passait ses vacances, Léon Daudet me répondit aussitôt :
"Cher ami,
Notre mouvement d'AF n'a subsisté que par l'extrême liberté de chacun de nous - sauf sur le terrain politique - dans les domaines de littérature, de philosophie, de science et d'art.
Autrement, où irions-nous ?
La question morale, en littérature et en art, m'importe peu, alors qu'en pédagogie je la crois essentielle.
J'ai été accusé, moi-même, de corrompre mes contemporains en leur montrant, dans mes livres, ce qui est, non ce que je voudrais qui fût.
Le procès que vous faites à Gide a été fait dans les temps contemporains à Baudelaire, à Wilde, à Rimbaud etc.
C'est un domaine où je n'entre pas.
A mes yeux, aucun sujet n'est réservé; et s'il fallait supprimer les "mauvais livres", il faudrait faire sauter une partie de Balzac, presque tout Diderot, la moitié de Voltaire, les "Liaisons" etc., sans compter Rabelais.
Où irions-nous, encore une fois !
J'ai fait quant à Gide les restrictions nécessaires selon moi. Le reste ne me regarde pas.
Un livre très pur peut corrompre un esprit jeune et corruptible. Un livre impur peut donner l'horreur du vice, etc, etc.
Quant au penseur et à l'écrivain, il a quelquefois des pages souveraines. Vous ne le niez pas, c'est entendu.
Littérairement parlant, j'ai trouvé votre engueulade de Gide excellente, mais je n'y suis pas entré.
Affections.
Léon Daudet"
Dans un registre moins "dramatique", en tout cas moins tendu, le même Henri Massis a lui-même raconté comment Léon Daudet concevait et pratiquait cette "extrême liberté de chacun de nous".
Un soir, Bainville, Daudet et Massis, ramenés chez eux par Alary, dans sa voiture, quittent le siège de l'Action française, 1 rue du Boccador.
Bainville habite alors rue du Bac et Daudet rue Saint-Guillaume.
L'anecdote - très instructive... - est rapportée dans le même "Maurras et notre temps", Tome II, pages 36/37/38 :
"...Pujo, là-dessus, arrive avec sa "copie" : c 'est l'heure où Maurras et lui vont s'entretenir du prochain numéro, celle où Daudet et Bainville rentrent dîner, car ils sont de vie régulière.
Nous regagnons leur bureau. Bainville range ses journaux, remonte sa montre, et tandis que j'aide Léon à mettre sa pelisse, il lui raconte encore une histoire...
Nous descendons le grand escalier du Boccador : les "camelots" nous ouvrent la porte, la voiture d'Alary est là, qui nous attend. Nous y montons tous les trois...
C'est l'heure charmante, celle où nous nous raccompagnons et nous déposons les uns chez les autres...
Nous sommes arrivés rue du Bac; Bainville nous dit gentiment "bonsoir"... J'accompagne Daudet jusqu'à la rue Saint-Guillaume, et je l'entends encore me dire, dans la nuit de la voiture, avec bonne humeur :
"Maurras, quelle tête politique ! Mais ses idées littéraires, ah ça, non !".
"Extrême liberté" : c'était cela, l'Action française...