L'Académie Goncourt (II)
...Car il y a un excellent, un médiocre et un mauvais en littérature, et le critère n'y est pas subjectif. Que de fois nous l'avons constaté !
C'est ce qui fait que ni la camaraderie, ni les influences, ni les recommandations n'obscurcissent en rien l'esprit de justice, dans l'attribution de notre prix. Quand un candidat vient nous trouver, sollicitant notre lecture et notre suffrage, nous lui répondons invariablement : "Votre travail sera apprécié en équité". Il nous croit, ou il ne nous croit pas; c'est cependant la vérité.
L'homme de lettres a naturellement plaisir à découvrir et prôner un talent inconnu, soit dans sa ligne, soit dans une ligne différente. Chez nous, ce plaisir n'est combattu par aucun autre sentiment.
A l'Académie française, il y a le respect humain, qui fait qu'une oeuvre un peu vive, dans la forme ou le fond, n'a pas chance d'être couronnée. Une certaine convention est requise dans le sujet et dans la forme.
Notre péché à nous serait plutôt d'aller en sens inverse et nous n'y avons pas toujours échappé. Cela vaut mieux que de faire un sort à ce que j'appelle la littérature empaillée...
Nos travers sont ceux des hommes de lettres. Les travers des Quarante sont plutôt ceux des gens du monde.
Quelle est la différence ? C'est bien simple. Il n'est pas "monde" d'avoir un avis tranché, sur quoi que ce soit, ni surtout de l'exprimer. Du point de vue social, cela se comprend. Les convenances préservent de la petite guerre civile.
Du point de vue littéraire, une pareille retenue est funeste. On arrive, par cette voie de la concession, ou de l'hypocrisie à perpétuité, à mettre dans le même sac Fustel de Coulanges et Frédéric Masson; Luchaire et Hanotaux; de Curel et Brieux, l'excellent et le médiocre, le substantiel et l'insignifiant, la truffe et le salsifis.
A la longue, l'infériorité de ces choix finit par discréditer une vieille, respectable et utile institution.
Puis il arrive que ces "choix" eux-mêmes distribuent les prix, couronnes et lauriers, à des médiocres qui leur ressemblent, ou s'efforcent de leur ressembler.
L'Institut dépersonnalise, c'est aujourd'hui son plus grave défaut; et mon père l'avait signalé dans "l'Immortel".
Le monde aussi dépersonnalise. Il ne faut pas confondre "le monde" avec l'aristocratie, qui elle, au contraire, personnalise. L'aristocratie fait des hommes et crée des types, quelquefois des originaux; aussi bien l'aristocratie sociale, que celle des métiers et professions. Le monde ne fait que des salonnards, esclaves de conventions changeantes, mais molles et négatives...
...Avec Céard s'est trouvé complété le grenier Goncourt, au moins dans ses éléments primordiaux et selon les intentions du vieux maître. Cela fait maintenant près d'une vingtaine de romans ou recueils ou nouvelles, que nous avons couronnés depuis 1903, depuis "La Force Ennemie" de Nau.
A vrai dire, je n'avais pas voté pour Nau. J'avais voté pour un livre de Camille Mauclair, intitulé "La Ville Lumière", que je trouvais mieux composé; et pendant des années, régulièrement, je reçus la carte de Nau, auquel je ne voulais pas faire l'impolitesse de répondre : "Mais je n'avais pas voté pour vous !" Comment vous en seriez-vous tiré à ma place ? Quelques uns de nos lauréats ont conquis depuis une réputation méritée, notamment Claude Farrère et les frères Tharaud. D'autres sont demeurés en route. A tous le prix Goncourt a mis le pied à l'étrier.
C'est en somme une utile institution et dont l'avantage, à mon avis, ira en se développant sans cesse.
Elle fait des mécontents, parbleu ! Tout ce qui est vivant et actif fait des mécontents et c'est heureux...
...Lorsqu'une allusion quelconque est faite à ces grognements fielleux, j'ai coutume de répondre : "Non seulement je m'en fiche, mais je m'en contrefiche; et même je m'en hyperarchicontrefiche".
Il arrive aussi qu'on nous reproche les opinions politiques ou religieuses du lauréat, considéré, par ses concierges et voisins de quartier, comme réactionnaire et homme de droite.
Car il existe encore en France, en 1921, une critique radicale socialiste, qui vitupère les tendances cléricales et néoroyalistes. Inutile d'ajouter que je trouve ces tendances excellentes, mais qu'elles ne déterminent pas mes préférences artistiques et littéraires.
Je ferai seulement remarquer qu'Edmond de Goncourt était nettement antirépublicain et détestait cordialement les politiciens. Il s'est exprimé là-dessus, devant témoins, non une fois mais cinq cent fois. Il considérait le dogme laïque, le prétendu progrès, comme une farce (voir sa pièce "A bas le progrès !") et la démocratie comme un fléau. Son héroïne de prédilection était la Reine martyre Marie-Antoinette, à laquelle il a consacré un livre qui est un chef-d'oeuvre...
...En fait, l'attribution du prix Goncourt a lieu de la façon la plus simple et la plus tranquille chaque année, dans le courant du mois de novembre, autant que possible, ou au début de décembre, afin que le lauréat ait le plein de son succès avant la période creuse du jour de l'an.
A la précédente réunion, nous avions déjà parlé des livres qui nous paraissent les plus intéressants, discuté leurs mérites réciproques. En cas d'équilibre des voix, celle du président (Gustave Geffroy) compte pour deux. Mais il n'a guère à user de ce privilège, car ce cinq contre cinq est infiniment rare. En général, il y a plusieurs tours de scrutin. Quelquefois tout est réglé au premier tour. Aussitôt nous signons une lettre collective, annonçant à notre confrère un tel qu'il a obtenu le prix, et nous avisons du résultat les journalistes attendant à la porte de la salle du déjeuner ou du dîner...
...Il est seulement regrettable que cette solennité rituelle ait lieu dans un cabinet de restaurant, non dans un local approprié, dans un petit hôtel - comme celui qu'Edmond de Goncourt occupait boulevard Montmorency - et où nous rangerions nos archives. Nous vivons ainsi en camp volant, tantôt au Café de Paris, tantôt chez Drouhant, à la façon du dîner Magny ou du dîner des Spénopogones (1), et notre compagnie mériterait mieux que cela.
Nous ne demandons pas une coupole. Un toit, qui serait nôtre, suffirait, sous lequel nous pourrions nous rencontrer et tenir séance au besoin, deviser à loisir sans être interrompus à chaque instant par un maître d'hôtel, qui entre ou qui sort.
Hoc erat in votis..."
(1) : les "dîners Magny" étaient un moment marquant de la vie littéraire à Paris au XIXème siècle : le restaurant Magny avait ouvert ses portes en 1842, au n° 3 de la rue Contrescarpe-Dauphine, aujourd’hui rue Mazet dans le sixième arrondissement de Paris...