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Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet

Conversations : en voiture, avec Bainville...

Conversations : en voiture, avec Bainville...

(Illustration : tirée d'un "Almanach de l'Action française", photo du grand escalier du siège de l'Action française, 1 rue du Boccador, que quittent ce soir-là Bainville, Daudet et Massis, ramenés chez eux par Alary, dans sa voiture : Bainville habite alors rue du Bac et Daudet rue Saint-Guillaume).

De "Maurras et notre temps", d'Henri Massis, Tome II, pages 36/37/38 :

"...Pujo, là-dessus, arrive avec sa "copie" : c'est l'heure où Maurras et lui vont s'entretenir du prochain numéro, celle où Daudet et Bainville rentrent dîner, car ils sont de vie régulière.
Nous regagnons leur bureau. Bainville range ses journaux, remonte sa montre, et tandis que j'aide Léon à mettre sa pelisse, il lui raconte encore une histoire :
"Savez-vous, cher ami, que c'est Georges V qui veut garder Macdonald ! Il l'adore, il ne peut se passer de sa compagnie ! Par contre, il déteste Baldwin, le chef des conservateurs, il ne peut pas le voir en peinture ! L'autre le ravit avec sa pipe, son air cordial, bon enfant, une sorte d'Herriot dans un moule écossais. Et voilà pourquoi l'Angleterre est livrée aux travaillistes !"
Léon rit en entendant Bainville railler les rois; la chose lui arrive, mais non pas de moquer la monarchie.
Nous descendons le grand escalier du Boccador : les "camelots" nous ouvrent la porte, la voiture d'Alary est là, qui nous attend. Nous y montons tous les trois...
C'est l'heure charmante, celle où nous nous raccompagnons et nous déposons les uns chez les autres...
La conversation continue...
Léon parle de Naples où se passe son prochain roman, il en parle avec ivresse.
Bainville, qui visita Naples à son retour de Grèce, dit combien il fut déçu de n'y trouver qu'un décor d'opéra, et de louer la beauté du paysage grec aux lignes d'une pureté sans seconde qui s'épousent et s'emmêlent dans une lumière divine !
"Que nul peintre ne pourra jamais rendre, ajoute-t-il.
- Il y faudrait de la musique, fait Léon.
- Oui, dit Bainville. D'ailleurs, architecture, musique, c'est tout un !"
Nous voilà devant les Tuileries, où l'exposition Degas vient de s'ouvrir.
"Degas m'embête, dit Léon; ses danseuses, ses blanchisseuses, ses sujets m'assomment... Je suis allé les voir. Quel ennui !
- Il ne faut jamais voir tout l'oeuvre d'un artiste, reprend Bainville : c'est comme si l'on était obligé de relire de bout en bout tous les livres d'un écrivain ! Il y a trois ans, j'ai vu la rétrospective de Courbet. "Quel effroyable imbécile ! me disais-je en sortant de là."
Baiinville tombe bien ! Il n'était pas là, tout à l'heure, quand Daudet parlait de Courbet avec Maurras. Mais Léon semble ne pas avoir entendu et ne répond rien... Nous sommes arrivés rue du Bac; Bainville nous dit gentiment "bonsoir"... J'accompagne Daudet jusqu'à la rue Saint-Guillaume, et je l'entends encore me dire, dans la nuit de la voiture, avec bonne humeur :
"Maurras, quelle tête politique ! Mais ses idées littéraires, ah ça, non !".
Et comme j'allais lui répondre que toute la politique de Maurras est sortie de son esthétique, l'auto s'était arrêtée devant le 33 de la rue Saint-Guillaume.
Oui, une soirée pareille à tant d'autres que j'ai vécue déjà... Mais quand tout cela aussi n'existera plus, qui pourra jamais l'imaginer ?..."