Le sage de la finance (II/II)...
Illustration : le Napoléon 20 Francs (Louis d'Or), pièce d'or de 20 francs contenant 5,80644 grammes d'or pur, créée le 28 mars 1803 par le premier consul Napoléon Bonaparte.
Cette pièce porte en effigie le profil de l'Empereur, et a la même valeur que le Louis, qui arbore celui de Louis XIV.
La pièce du Napoléon d'Or (Louis d'Or) est restée en usage jusqu'à la première guerre mondiale : c'est juste après la fin de cette Guerre que Bainville publie son ouvrage...
"....Tous ces novateurs qui parlaient avec condescendance des idées de Bainville, défenseur archaïque d'une économie abolie, font aujourd'hui figure de possédés, de jocrisses ou de pauvres d'esprit.
A la fin de l'année 1919, M. John Maynard Keynes publiait son livre sur Les conséquences économiques de la Paix. M. Keynes fut immédiatement sacré grand homme. On fit un sort à la moindre de ses phrases. Relisez maintenant les différents chapitres de l'ouvrage. Rappelez-vous les remèdes préconisés par l'auteur. A côté d'observations exactes, que de jugements controuvés, de vues fausses, de prophéties manquées ! L'Europe ayant plus besoin du ravitaillement russe qu'avant la guerre, l'Allemagne venant disputer aux autres pays les produits trop rares du Nouveau-Monde, l'humanité souffrant d'un manque de blé etc... etc....
Environ le même temps, Bainville faisait paraître Les conséquences politiques de la Paix, dont toutes les conclusions sont plus actuelles que jamais. Mais ceux qui portaient Keynes au pinacle disaient que Bainville se limitait à une critique stérile. Est-ce faire oeuvre stérile que de mettre en garde, en se référant à l'expérience et à l'Histoire ? Comme d'autres, Bainville aurait pu se livrer à la besogne aisée et profitable d'encenser les puissants du jour, encourager les excès démagogiques, approuver les trompe-l'oeil, les réformes qui ne réforment pas et les redressements qui ne redressent rien, se tailler une popularité à bon marché en vantant les panacées à la mode. Il a préféré faire justice de certains rêves de facilité, quelque ingrat que fût ce rôle. Cet admirable metteur au point n'était jamais dupe des mots ni des apparences. D'une plume sûre, en quelques phrases brèves et incisives, dans une langue que personne depuis Rivarol, hormis Rémy de Gourmont, n'a maniée avec autant d'élégance, il crevait les plus séduisantes nuées.
Cet homme qu'on a accusé d'être un traditionnaliste hostile à tout renouvellement, muré dans les conceptions du passé, loin d'être un laudator temporis acti, était curieux de tout, ouvert à toutes les idées, sensible et accessible à toutes les nouveautés. Ce bourgeois n'avait aucune illusion sur les faiblesses, les limites, les tares du "régime bourgeois". N'est-ce pas lui qui disait que le régime de la bourgeoisie a été bref, sa dépossession rapide et sa capacité politique d'une insigne médiocrité ?
"La bourgeoisie, écrivait-il, a fait des révolutions par envie démocratique. Elle est surprise que cette envie n'ait pas cessé de travailler les foules et se soit tournée contre elle. Elle n'a su ni exercer ni conserver le gouvernement qu'elle concevait." Aux radicaux, il demandait si le parti radical qui a fait alliance avec les socialistes n'est pas issu de la bourgeoisie et s'il n'a pas ses ploutocrates et ses aristocrates, comme jadis le parti libéral avait eu Laffite et le duc Victor. Les classes moyennes, pour être sages, ont besoin de souffrir dans leurs intérêts. Tant qu'elles ont la certitude de l'ordre matériel et la possession tranquille du bien-être, elles sont aussi anarchiques que les autres. Elles se perrmettent toutes les imprudences et ne s'alarment que si des atteintes sont portées à la propriété et à la fortune.
De même que les formes féodales du droit de propriété n'ont pu survivre à la disparition du respect pour les féodaux, de même les actuelles formes bourgeoises du droit de propriété ne pourront pas être sauvegardées par les propriétaires d'aujourd'hui qui ont miné leur prestige et leur pouvoir. Ce qui a été vrai des grands le deviendra également des gros, et aussi des moyens et même des petits.
Bainville savait et essayait de faire comprendre que la société n'est pas indestructible, qu'elle ne se soutient pas par elle-même et telle qu'elle est, que les fortunes, comme la sécurité et la paix, ne sont pas des biens surnaturellement octroyés. On ne les conserve qu'au prix d'efforts quotidiens et de lutte sans relâche. Mais s'il ne ménageait pas ses critiques à l'oligarchie financière, il voulait aussi faire entendre raison à tous ceux qui croient qu'on peut vivre sur les riches et compter indéfiniment sur l'Etat-Providence. Il n'y a guère que quelques jours, il rappelait encore, à propos des "deux cents familles" que le Front Populaire dénonce comme une affreuse puissance féodale, qu'il n'est pas une seule famille, pourvu qu'elle soit un peu ancienne, qui n'ait connu dans son histoire des moments où elle a paru tout près de la ruine. Et, sans parler des disparues, les plus puissantes ont été parfois les plus menacées.
Les menaces toutefois ne pèsent pas simplement sur quelques uns. Elles pèsent sur tout le monde. Chacun, du plus opulent au plus humble, doit se soumettre aux évolutions inévitables. La fortune ne se garde que par le travail et l'économie. Les patrimoines qui ne sont pas entretenus et renouvelés disparaissent. Les capitaux s'usent lentement et s'évaporent par l'effet des années.
Non pas que Bainville crût à la fin du capitalisme. L'avant-veille de sa mort, il donnait au Capital son dernier article sous le titre : "Vitalité du capitalisme", où il faisait bonne justice de cette formule vide de sens (1). Ecoutons ces remarques qui sont comme l'expression suprême de son expérience :
"Le capitalisme ne "s'éboule" pas pour la raison qu'il s'est toujours éboulé. Il est fait d'une suite de destructions et de constructions... Il y a un art non seulemnt d'être riche, mais d'être capitaliste, art qui consiste à savoir d'abord que les richesses ne sont pas éternelles, qu'elles sont fragiles, et ensuite qu'elles se reforment sans cesse, dans d'autres conditions, rarement d'ailleurs entre les mêmes mains."
La sagesse est de savoir "que les peupliers ne montent pas jusqu'au ciel, que les chênes ne plongent pas leurs racines jusqu'au centre de la terre, que rien ne va jamais de plus en plus, ni de moins en moins, que les catastrophes sont souvent individuelles, bien rarement collectives et totales, et que ceux qui les attendent ressemblent à ces hommes qui redoutaient l'an mil et s'bstenaient de fonder et de travailler, tandis que les plus sensés, au lieu de penser à la fin du monde, continuaient leurs petites affaires."
Bainville a vécu et pensé en stoïcien.
(1) : C'est dans "L'Eclair de Montpellier", le 10 février 1936, qu'est paru cet article, Vitalité du capitalisme, le dernier qu'ait écrit Jacques Bainville, décédé la veille, 9 février, et qu'on peut lire dans son intégralité un peu plus loin.....