Années 2010, on en parle : Dans "L'Express"...
Bainville, prophète de la Seconde guerre mondiale trop oublié.
Par Emmanuel Hecht, le 12 août 2011.
Le 14 novembre 1918, alors que les Français en liesse célèbrent l'armistice signé par l'Allemagne du Kaiser, un mauvais coucheur leur prodigue une douche froide dans les colonnes de L'Action française : "Devant quoi la France, au sortir de la grande joie de sa victoire, risque-t-elle de se réveiller ? Devant une République allemande, une république sociale-nationale supérieurement organisée et qui, de toute façon, sera deux fois plus peuplée que notre pays." Cet empêcheur de penser en rond s'appelle Jacques Bainville (1879-1936). Journaliste et historien brillant, auteur d'un best-seller, une Histoire de France (1924), vendu à 300 000 exemplaires en vingt ans, et sans cesse réédité, et d'une trentaine de livres, il est aujourd'hui largement oublié. Comment Clio a-t-elle pu passer à la trappe l'un de ses meilleurs rejetons ?
Sans doute la "question allemande", son cher souci, n'est-elle plus d'actualité. Pour cette génération née dans la foulée de la défaite de Sedan, aux premières loges de la Grande Guerre, et souvent de la Seconde Guerre mondiale, l'obsession rhénane est envahissante à un point inimaginable aujourd'hui. "C'est l'existence d'une puissante Allemagne qui empoisonne toute vie européenne", note une fois pour toutes Bainville. Pourtant l'homme n'a rien d'un germanophobe. Le mot "boche" est étranger à son registre. Jeune homme, il a une passion pour la littérature allemande, en particulier pour l'oeuvre d'Heinrich Heine. Ses séjours répétés à Francfort, Berlin et Munich égrènent son grand Tour. Germaniste accompli, il en revient avec la double conviction de la nécessaire réconciliation entre Français et Allemands et de la supériorité de la monarchie, capable, de l'autre côté du Rhin, d'assurer continuité et stabilité politiques, deux qualités qu'il dénie à la IIIe République.
Trois éditos quotidiens et un livre par an
Que peut-il bien rester de cet homme si marqué par le xixe siècle ? Un témoignage, une liberté d'esprit et un style présents à chaque page des oeuvres réunies par l'historien Christophe Dickès, dans un volume joliment intitulé La Monarchie des lettres. Histoire, politique et littérature.
Le style, c'est l'écriture sèche et sans fioritures de celui qui lance son Histoire de deux peuples comme une charge de la brigade légère : "Dès que la persévérance de plusieurs générations capétiennes eut commencé de donner à la France une figure, le problème des frontières se posa." A raison de trois éditoriaux quotidiens par jour, sans compter les critiques théâtrales et littéraires, au Parisien, à Candide, dans la presse belge et argentine... et d'un livre par an, Bainville est chiche de son temps. Sa feuille de route tient en une phrase : "La longueur des propos n'est pas chez l'homme un très bon signe de vigueur intellectuelle." C'est "un logicien épris de démonstrations froides", confirme l'historien Patrice Gueniffey. C'est aussi un esprit voltairien, se prêtant volontiers au jeu des fantaisies littéraires. Qui pourrait deviner que l'austère éditorialiste diplomatique est l'auteur de Jaco et Lori, conte drolatique où deux perroquets racontent le siècle, de la monarchie de Juillet à 1914 ? Seule la ritournelle des deux volatiles - "ça finira mal !" - pourrait démasquer ce pessimiste invétéré. C'est, enfin, un être tourmenté jetant d'étonnantes confessions sur un petit cahier d'écolier : "Je n'ai visé haut que dans l'art d'écrire ; résultat médiocre. Peut-être aussi dans celui de dissimuler mon nihilisme ; résultat plus heureux." Ou encore : "La vie n'est qu'un étourdissement ou une bravade."
"Bainville fut beaucoup lu, peu entendu, jamais suivi"
Monarchiste atypique , Jacques Bainville a l'oreille du personnel politique de la IIIe République. N'a-t-il pas vu juste avant tout le monde ? Dès 1908 - année de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie - il s'évertue à convaincre ses contemporains que la division de l'Europe en deux blocs "ne peut manquer d'amener une des plus grandes guerres européennes que l'on ait vues depuis les temps révolutionnaires". Lorsque celle-ci éclate, tout le monde l'imagine courte. Sauf lui. "Croire à la brièveté de la guerre, c'est peut-être encore une façon de ne pas croire à la guerre, une autre forme d'une incrédulité presque universellement répandue en France et qui, devant le fait accompli, s'attache à une dernière espérance..." L'aptitude de Bainville à la prophétie est époustouflante. Dans son oeuvre majeure, publiée en 1920, Les Conséquences politiques de la paix, il prédit ni plus ni moins l'Anschluss, l'éclatement des petits Etats de bric et de broc nés sur les décombres des empires austro-hongrois et ottoman, le rôle destructeur des minorités allemandes d'Europe centrale, le rapprochement de la nouvelle Allemagne avec la Russie bolchevique, la prise en tenaille de la Pologne... Et lorsque Hitler accède au pouvoir - sans, certes, saisir la véritable nature du nazisme, qu'il n'observera que trois ans, puisqu'il meurt en 1936 - il prophétise que les hommes du nouveau régime "nous [seront] aussi étrangers que les Martiens de Wells [...] aux terriens".
Cet analyste doté d'un sixième sens, ce "chroniqueur lucide et sceptique de l'avènement d'un siècle de fer et du crépuscule d'une civilisation : celle de la bourgeoisie européenne" (Gueniffey), cette Pythie dont "la réputation d'écrivain a à peine survécu à l'oubli où une grande partie de son oeuvre a sombré" (Dickès), a l'air d'un éternel jeune homme, les cheveux plaqués et séparés par une raie, la moustache effilée, la cravate nouée entre deux ailes du col haut : un petit frère de Proust, en quelque sorte. Mais la vigueur de son propos, le classicisme de son écriture, la méfiance à l'égard de l'idéologie, en feraient volontiers aussi le glorieux aîné de Raymond Aron, vigie de la seconde moitié du xxe siècle. "Comme Aron, confirme Patrice Gueniffey, Bainville fut beaucoup lu, peu entendu, jamais suivi".