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Maîtres et témoins...(II) : Jacques Bainville.

Bainville demande conseil à Maurras

Bainville demande conseil à Maurras

Le moment est grave et solennel : Bainville doute de lui; il a résolu de ne pas prendre "l'état d'auteur".
Il s'en ouvre, avec gravité, à une seule personne, la seule qui compte pour lui, dans un moment pareil et sur un sujet pareil, qui va engager son existence.
C'est à cette confiance sans limite en celui qu'il considère, de toute évidence, et bien plus que comme un ami, comme un "père spirituel", que l'on comprend cette dédicace qu'il lui donnera : "hormis le jour, je lui dois tout"
La lettre de Bainville est du 10 janvier 1902, Maurras y répondra aussitôt, le 13.
En voici les textes :

1. Lettre de Bainville à Maurras (le 10 janvier).

Monsieur Charles Maurras, rue du Dragon, 19, Paris VIème.
Jeudi 10 janvier 1902.

Mon cher ami,

L'affection que vous me témoignez depuis deux ans m'autorise à vous demander plus qu'un service : un conseil. Effrayez-vous : c'est grave et en quelque manière décisif. Et je compte que vous ne me répondrez pas par des douceurs.
Je songe (et non par caprice) à cesser d'écrire et à ne pas prendre l'état d'auteur. Je n'ai aucune confiance en moi-même. Imagination nulle, intelligence médiocre, peu brillant au jeu des idées (vous ne récuserez pas ce portrait), j'envisage avec dégoût une vie occupée à composer malgré Minerve. Je me connais quelques qualités qui seront mieux employées à tout autre chose qu'à la littérature. Que plusieurs générations aient durement travaillé pour me permetttre de combiner des mots et d'écrire quelques plaisanteries, cela vous paraît-il digne ? Il me semble que la sagesse serait de faire, moi aussi, un travail plus sérieux.
J'ai de plus en profonde horreur ce qui ressembla à la bohême (dans tous les sens). Au petit jeu de Vaugeois, je me définis "les rendez-vous bourgeois". Je n'ai jamais songé comme vous à me faire marin. Je connais quelques jeunes gens qui se trouvent fort bien d'avoir pris deux ou trois ans plus tôt que moi le parti qui leur semble le meilleur, mais c'est justement parce qu'ils l'ont pris plus tôt que je ne puis les imiter à la légère. Vous sentez la nature de la consultation que je vous demande.
Ceci pour vous seul. Et bien cordialement à vous.

Jacques Bainville

PS. Souvenez-vous que vous m'avez rangé il y a dix-huit mois dans les "esprits pratiques" et hier dans les "esprits rassis".

2. Réponse de Maurras à Bainville (le 13 janvier).

"Je voudrais vous éviter ce que j'appelle une folie. Il m'a toujours paru depuis que je vous connais que votre avenir est fixé. Je vous dirai tout de bon : tu seras critique..."

Maurras a donc répondu aussitôt à cette sorte d'appel au secours que lui lançait Bainville, et l'a convaincu de "renoncer à son renoncement" : heureusement pour Bainville lui-même; heureusement pour les Lettres, la Culture et l'Intelligence française : grâce à cette réponse de Maurras, et à son avis, qu'il va suivre, Bainville, selon l'opinion de celui qu'il institue son conseiller et son maître, adopte le parti d'écrire : il pourra "devenir ce qu'il est" : Jacques Bainville.....