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Maîtres et témoins...(II) : Jacques Bainville.

La Revue Universelle, présentée par Massis (V)

La Revue Universelle, présentée par Massis (V)

5, 6 et dernier : L'horreur de l'inconscience; Un regard infaillible (pages 153/154/155)) :

5. L'horreur de l'inconscience (pages 153/154) :

Le courage était sa vertu maîtresse; il n'y a rien que Bainvile n'ait regardé en face. Nul, en effet, ne s'abandonnait moins à la fatalité des causes inconnues et des lois inviolables. Toute l'énergie de ce vigilant esprit tendait à "desserrer le mécanisme de nos destins". Et voilà pourquoi Bainville avait l'inconscience en horreur. Il croyait que l'homme est le maître de sa fortune ou de son infortune. Sur quel ton ne parlait-il pas de "ceux qui, jusqu'au seuil de la vieillesse et dans la vieillesse même, restent fidèles au mythe de la chance, accusent ou bénissent le sort de ce qui leur survient, et persistent, surtout dans le malheur, à ne pas vouloir reconnaître l'effet de leurs propres fautes" ? Il y a là plus que du dédain : et je revois la moue que Bainville eut, un jour, quand un de ses amis crut pouvoir se vanter devant lui de ne jamais "faire ses comptes" et de ne pas mettre le nez dans ceux de son ménage ! Je ne crois pas que Bainville l'en ait davantage admiré. Il avait trop de foi dans ce que peut le vouloir de l'homme pour l'accepter aveugle. Croyant, il aurait eu la même conscience, le même souci de voir clair en soi; et ce matin de 1930, où nous avions acompagné au cimetière de Versailles la sainte et bonne Mme de Boisfleury, que les rigueurs ecclésiastiques avaient privé des honneurs religieux, j'entends encore Bainville répondre à l'ami qui lui parlait d'abandon à la miséricorde divine : "Oui, mais pour cela, il faut avoir ses papiers en règle..."
C'était la réponse d'un esprit exigeant et qui, lui, tenait compte de tout. Mais le mystérieux silence où cet aveu se prolongea ensuite
prouvait assez qu'une telle âme n'était pas si simple, qu'elle n'était pas faite, comme certains l'ont prétendu, pour se satisfaire de la négation. Jusqu'où cela ne l'a-t-il pas reconduite ? Cette âme avait aussi ses discrétions, ses endroits secrets, ses retraites. Dirai-je que Bainville était trop "intelligent" pour ne pas comprendre le mystère de l'éternité ? Il y avait en lui trop de noblesse et de grandeur pour y refuser sa créance : "J'ai peine à croire que, lorsqu'on est devenu par l'âge un peu meilleur, ce soit pour la destruction." Ce sont ses derniers mots.


6. Un regard infaillible (pages 154/155) :

Bainville était mon aîné de dix ans à peine, mais je n'étais encore qu'un apprenti, lorsque, au retour de la guerre, on fit de moi le rédacteur en chef de cette Revue, dont ses amis de l'Action française lui avaient délégué la direction et où il devait jusqu'à sa mort les représenter. C'est sous ce "regard de vivant cristal" que j'ai travaillé pendant seize ans ! J'y trouvai, avec "la confiance", ce "bonheur immense de la sentir toujours justifiée"; car je n'avais qu'à le suivre pour que tout me semblât imple, facile, uni.
Je nous revois ensemble dans notre commun bureau de la Revue universelle, lorsque nous établissions le sommaire du prochain numéro, et qu'il en réclamait les épreuves. Il lui suffisiat d'un regard, mais c'était un regard infaillible; rien qu'un mot parfois pour formuler sa décision, mais c'était un mot sans réplique. Et quel repos, quel assentiment, quand il avait conclu d'un simple geste, qui supprimait le tâtonnement, l'hésitation, l'incertitude...
Différents, certes, nous l'étions, Bainville et moi, autant qu'on peut l'être. Bainville ne parlait guère, à tout le moins ne cherchait-il pas à "endoctriner" son interlocuteur, ni même à le convaincre; il n'y réussissait que mieux. De petites phrases, très brèves, soudaines, et que parfois il n'achevait même pas, tant le reste allait de soi; mais elles avaient la brièveté de l'étincelle et son pouvoir illuminant ! Je ne trouve rien de plus à en dire, sinon que chaque lundi, durant les seize années où nous collaborâmes ensemble, j'en eus le merveilleux privilège : cette présence de Bainville était si forte que je n'avais même pas besoin de le voir, de l'entendre, pour la sentir !