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Maîtres et témoins...(II) : Jacques Bainville.

A "La Liberté"....

A "La Liberté"....

(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - Souvenir de Bainville, par Robert Kemp).

"...Tous les matins, Bainville arrivait vers 10 heures, à la Liberté. Je ne sais qui a parlé de sa mise rigide, de ses grands cols. En vérité, il était d'une extrême simplicité. Nous lui avons vu, plusieurs été, le même petit canotier, jeunet, désinvolte et familier. Il avait déjà lu les journaux. Son sujet était choisi. On discutait encore ceci, cela; on se perdait dans les sentiers. Il nous regardait de ses grands yeux profonds, et, époussetant la table aux idées, il disait : "C'est pourtant bien facile..." Nous étions comme les élèves qui ont cherché midi à quatorze heures pour résoudre le problème. En quelques traits de craie, le professeur a montré la solution. La solution de Bainville ne laissait pas de place au doute. Elle était la plus "élégante" parce qu'elle était la plus courte. Son équation tenait compte de tout. Il possédait à merveille l'algèbre des idées. Sa virtuosité me faisait songer à celle d'Henri Poincaré qui, dit-on, sautait du premier coup de l'énoncé à la formule finale, et laissait les traînards retrouver les raisonnements intermédiaires. Ainsi Bainville, mathématicien politique, tenait le premier et le dernier chaînon; et il avait l'air de n'avoir pas besoin de compter les autres. Il aimait d'ailleurs les axiomes abstraits. "Un et un font deux", disait-il. Beaucoup d'art est nécesssaire, pour tirer de cette constatation toutes les conséquences qu'elle comporte. Là-dessus, Bainville ne craignait personne. C'était le plus modeste des acrobates intellectuels. Il avait la politesse, ou l'illusion, ou l'amitié, ou la hâte de juger ses interlocuteurs aussi intelligents que lui. Avec quelques "hum... hein ?...", et quelques jeux de physionomie, - les yeux avaient un éclat magnétique - il achevait la démonstration. il se mettait ensuite au travail.
Quel méthodique ! Il avait les manies des gros abatteurs de besogne. Il attisait sa pensée aux tintements de son trousseau de clés, dans sa poche. Il réglait son article sur ses aiguilles de montre. Je revois le film de ses gestes. La main au gousset, la montre sur la table, une caresse de ses mains, un peu fortes et osseuses sur le verre; la plume, sur laquelle l'index se courbait, pour une prise énergique, une prise de lycéen qui veut être premier en composition française; le front baissé...
A l'heure dite, l'article était fini. Bainville le relisait soigneusement, en frottant ses lèvres sur les doigts de la main gauche, les yeux près du papier. Il arrondissait les boucles des e et des l; il refaisait tous les a en caractère d'imprimerie, et signait. On guettait cette pause, cette récréation. C'était l'instant des anecdotes. Quand il écrivait son Histoire de France, nous savions où il en était. Nous avions eu des anecdotes, des citations de textes sur Philippe le Bel. Il nous en apportait sur Henri III. Elles ne s'emmêlaient jamais; et le document neuf ne détruisait pas l'ancien. C'est dans l'histoire que l'algébriste Bainville reprenait contact avec le concret. Lui aussi, comme Henri Poincaré, il pensait que l'expérience est la source vivifiante abstraites, et que, sans les vitamines du concret, l'intelligence meurt du scorbut. De vieille race française, d'esprit classique, et par conséquent "moraliste", comme Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Vauvenargues, Montesquieu, Joubert, Stendhal, - quelques uns de ses préférés - Bainville savait que l'homme ne change guère, depuis Platon; que sous la surface, mobile et capricieuse des faits, il y a les raisons d'agir qui ont une certaine stabilité et même une monotonie encourageante. Les prophéties de Bainville étaient tout bonnement les résultats logiques de l'étude du passé. Il avait foi en la permanence des passions humaines, des instincts nationaux. Il pensait que l'humanité, depuis qu'il y a des historiens pour la décrire, n'a pas beaucoup changé. Il n'y a pas de pythonisse qui ait plus souvent annoncé l'avenir que Bainville. Son infériorité, c'est qu'il ne faisait point de magie. Sa victoire, c'est qu'il ne se trompait guère..."