Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (207)
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de ce sujet, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : L'article "pour les vingt ans"...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
L'article a, évidemment, été écrit en exil, en Belgique, et envoyé au journal comme on vient de le voir plus haut...
"Cette année l’A.F. quotidienne a eu ses beaux vingt ans, ayant été fondée, le 21 mars 1908, avec de bien petits capitaux, mais de bien grandes bonnes volontés.
Nous sommes partis, si j’ai bonne mémoire, avec quelque chose comme 287.000 francs, qu’administrait Bernard de Vesins.
Notre local, que nous avions eu du mal à dénicher, était situé 3, rue de la Chaussée-d’Antin, tout en haut de l’immeuble attenant au Vaudeville.
Arthur Meyer nous accordait généreusement six mois d’existence; son collaborateur Teste-au-tromblon - rien de commun avec celui de Valéry - trois mois; Ernest Judet, de la grande Éclair, quinze jours.
Robert de Boisfleury assurait le secrétariat de la rédaction. Bainville faisait le compte rendu de la Chambre.
Maurras, en dehors de ses articles, assurait une rubrique toute nouvelle, la Revue de la Presse, qu’il signait Criton. Vaugeois était directeur politique. J’occupais la fonction de rédacteur en chef.
Jules Lemaître devait donner un entretien sur son adhésion au royalisme dans notre premier numéro, à l’imprimerie, rue du Croissant.
C’est à peine si nos confrères parisiens signalèrent l’apparition de notre journal, considéré comme un phénomène, parce qu’il combattait la démocratie et affirmait la nécessité de restaurer la monarchie, et avec elle l’équilibre européen, que nous considérions comme gravement menacé.
À peine, paraissions-nous depuis un mois que l’on racontait que de graves querelles avaient éclaté entre Maurras et moi; et je dois dire que ce bobard, du type "désir pris pour une réalité", fut renouvelé de six mois en six mois, pendant quinze ans, pour cesser brusquement en 1923.
Il me manque beaucoup, ce bobard, ainsi que cet autre, d’après lequel, comme administrateur d’une société danubienne, j’aurais fait de fortes pertes en Bourse !
Ce qui est précisément remarquable, c’est que les comités directeurs de l’A.F. aient vécu pendant vingt ans dans un contact journalier, au milieu de vicissitudes de toutes sortes, sans le moindre dissentiment sérieux. Cette union, que l’on peut dire indissoluble, est à l’origine de nos succès et est le signe de notre victoire certaine.
Car, en vérité, ce qui nous reste à réaliser, PAR TOUS LES MOYENS LÉGAUX ET ILLÉGAUX, est peu de chose vis-à-vis des tours de force que l’A.F. a déjà réussis et dont le plus rare est cette unanimité dans la détermination et dans l’action. En effet, vingt ans c’est un laps; et quelles années, celles du cycle de la guerre, de ce qui l’a précédée et suivie !…
Je ne sais s’il y a beaucoup d’exemples d’amitié aussi enracinée que la nôtre, que les nôtres, aussi ardentes et vigilantes dans une lutte, on peut le dire, de tous les instants.
Pour qu’il y ait union à la périphérie, il faut qu’il y ait union au centre et c’est ce qui s’est produit.
Notre groupe initial a subi deux pertes irréparables : Vaugeois et Montesquiou. Nous les avons pleurés ensemble et cela a créé un lien de plus entre les survivants.
La guerre a fauché dans les rangs de nos jeunes amis; mais Maurras a écrit "Tombeaux" pour empêcher, autant que faire se peut, leur mémoire de s’affaiblir, puis de s’éteindre; et un homme d’État, un poète, un écrivain n’est vraiment fort et digne de commander aux autres que s’il se mesure avec le temps, avec l’oubli, la poussière et la Cendre.
Élever des autels au patriotisme et à l’amitié, au sacrifice, au dévouement, au devoir, tel fut, pendant et après la guerre, le travail herculéen - au sens mythologique du mot - de Charles Maurras.
Ce qu’il y a de plus curieux dans l’histoire de notre collaboration, c’est que nous sommes venus nous grouper autour de Maurras de points très différents de l’horizon.
Nous nous sommes rassemblés, vers le milieu de la vie normale, dans cette certitude que, seule, la monarchie capétienne pouvait sauver notre pays des abîmes où l’entraînait la démocratie; nous avons eu - je le dis sans fausse modestie - le mérite de comprendre que nous devions mettre de côté toute mesquinerie, tout enfantillage, tout esprit de rivalité, ou même de simple personnalisme, pour courir, comme on dit, droit au but.
Nous ne sommes pas tombés dans l’erreur des chefs chouans qui, sans leurs querelles, l’auraient emporté de haute lutte.
Nous avons banni entre nous tout dissentiment, réfréné tout accès de mauvaise humeur.
Les gens qui nous observent du dehors, avec les lunettes ordinaires de l’esprit de parti ne peuvent pas comprendre cela. Ainsi s’expliquent tant de méprises récentes, couronnées de découvertes exemplaires.
On avait négligé de se documenter au préalable, autrement que dans des rapports de police.
Mais comment se documenter sur le potentiel moral d’un groupement comme le nôtre et trempé, on peut le dire, par des épreuves aussi exceptionnelles.
J’ai connu et fréquenté des milieux très divers, de lettres, de politique, de médecine, d’art.
Je n’ai jamais rien vu qui ressemblât, de près ou de loin, à l’A.F., à cette essence mystérieuse qui fait que, même éloigné de mes amis, je les vois, je les entends, je sais ce qu’ils discutent, ce qu’ils décident, en étant sûr de ne pas me tromper.
Quand je les retrouve, les uns et les autres, après quelques jours ou quelques semaines de séparation, je vérifie, nous vérifions en riant l’exactitude de mes conjectures.
Mais notre plus grand sujet de divertissement, c’est l’idée baroque que se font, de nos relations et de notre intimité, d’importants ou d’augustes personnages, s’imaginant qu’on manœuvre des hommes de lettres et des hommes d’action, nés en France de parents français, il y a déjà un certain nombre d’années, comme des "bleus" dans la cour d’un quartier d’infanterie :
"Eh ! là-bas, numérotez-vous, quatre !… Maurras, sortez !… Vesins, rentrez !.., Daudet, Pujo, Moreau, appuyez à gauche !… Bainville, un peu plus à droite, mon garçon… Larpent, vous aurez quatre jours… Pas de réplique, ou ça sera six !... etc."
Nous ne sommes pas plus un patronage, ni un conseil de fabrique, ni une "bonne œuvre" que les Camelots du Roi ne sont des scouts, ni des groupements de bons jeunes gens.
Nous sommes un vaste rassemblement, on peut bien dire UNE ARMÉE, de trois générations d’hommes résolus qui avons fait le serment de débarrasser le pays, à l’heure choisie, d’un régime imbécile et meurtrier.
Cela, il est bon de le répéter de temps en temps, par tous les moyens, LÉGAUX ET ILLÉGAUX. Voilà. C’est ainsi.
Donc personne, au début, ne nous a aidés, dans ce qu’on appelle la grande presse, et qui n’est, en fait, qu’une presse de faits divers et de communiqués gouvernementaux.
Au contraire, on nous combattait sournoisement.
Ceci nous mettait bien à l’aise pour parler librement de tout et de tous.
En 1909 se groupent autour de Maxime del Sarte, de Plateau et de Lacour, et sous la direction de Pujo, les Camelots du Roi, agréablement plaisantés sous le nom de Camelots du "Roy" par les salonnards, ces imbéciles de tous les temps, et les républicains. Cette organisation modèle fait des progrès rapides. De grandes manifestations patriotiques, des journées de prison, des mois, des années de prison, le culte public de Jeanne d’Arc imposé au régime antifrançais, des procès incessants, nos avertissements répétés quant à une menace de guerre allemande, que nous disons et savons imminente et que le gouvernement déclare illusoire, mettent, en quatre ans, notre journal au premier plan de l’opinion.
La multiplication des ligueurs par le quotidien rallume le royalisme là où il préexistait, le fait germer et fructifier là où il n’existait plus. On sait maintenant la profondeur des racines d’A.F., dont je parle avec d’autant plus d’objectivité que j’y ai été pour fort peu de chose.
Chez nous, les fonctions, emplois, "honneurs" extérieurs ne comptent pas. Ce qui compte, c’est l’appoint de chacun à l’œuvre commune, c’est le dévouement à la cause.
Avant la date du 31 juillet 1914, qui sonna le tocsin de la Patrie et le glas de tant des nôtres, la plus vive allégresse d’action, la meilleure humeur du monde, ne cessèrent de régner dans nos bureaux.
Nous combattions la canaille républicaine et parlementaire en riant, en nous fichant de ces fantoches tant que nous pouvions. Un entourage de jeunesse conserve jeunes ceux qui en bénéficient.
Ce qui nous divertissait le plus, c’était l’hésitation des ministres et gens en place, pris entre la crainte de nous faire de la publicité, en sévissant contre nous, et celle de nous laisser avancer, en ne sévissant pas.
La loi sur la presse, œuvre des républicains, se retournait contre eux, en les empêchant de nous supprimer. Ils s’y prirent de toutes les façons pour essayer d’arrêter notre tir et d’enclouer nos canons. Ils ne réussirent à rien du tout.
La guerre faucha, certes, beaucoup des nôtres, toute une génération où nous avions des prises très importantes.
Mais, annoncée par nous dans les lignes mêmes où elle se produisit, elle vérifia et justifia tout ce que nous avions prédit, tout ce que nous avions dénoncé, toutes nos accusations de fond.
Ainsi furent précipités dans nos rangs, à partir de 1919, toute la génération suivante, puis toute la génération post-suivante. Beaucoup de jeunes gens nous amenèrent leurs parents.
A l’heure où j’écris, aucun mouvement politique ne saurait faire la pige au nôtre; tout ce que l’on a tenté contre nous a tourné à notre avantage.
Sans doute la police politique, que nous devions rencontrer au dernier tournant de notre offensive, a-t-elle réussi, avec le concours de la trahison, le triple assassinat de Plateau, du petit Philippe et de Berger.
Mais elle a attisé notre volonté de délivrer la Patrie par celle de venger nos martyrs.
Il faut bien que chacun se dise, d’abord que nous avons conscience de notre force, qui est considérable et augmente sans cesse, ensuite que, sur le chapitre essentiel de la Patrie, nous n’avons jamais cédé et nous ne céderons pas, ni d’une ligne, ni à personne.
Enfin, en ce qui me concerne, j’ai perdu un fils chéri dans la bagarre, un innocent enfant qui n’avait fait de mal à quiconque, et j’entends que cet enfant soit vengé.
Je suis certain, nous sommes certains, que deux heures après la réussite de notre entreprise, nous recevrons les adhésions les plus touchantes et les plus consolantes de ceux qui nous auront le plus vilipendés et qui auront fait le plus de vains efforts pour nous entraver.
La nature humaine est ainsi faite, et j’ai souvent cité le mot de ce pauvre Ignace, parlant des magistrats de la Cour de cassation :
"C’est étonnant, ils n’ont plus d’avancement à attendre, et ils sont les plus serviles de tous".
Cela s’explique par de mauvaises habitudes de rampement, prises le long du cursus honorum.
Mon père disait aussi, avec beaucoup de sens, "les corps constitués sont lâches", et il avait mis ce mot dans la bouche d’un des personnages de l’Immortel.
La doctrine politique de Maurras enseigne précisément à ne jamais plier l’échine devant le mensonge et l’injuste oppression."