La mondialisation a enlevé toute valeur réelle à la monnaie, par Olivier Pichon.
Mais peut-on vivre à perpétuité dans un monde magique ?
Depuis le lendemain de la Première Guerre mondiale, le monde a abandonné progressivement la référence à l’or comme fondement des monnaies. Celles-ci sont devenues discrétionnaires, à la disposition des États qui, par les banques centrales et les banques commerciales, ont eu la tentation forte d’en augmenter le volume, sans rapport avec la réalité de l’activité économique.
Les autorités s’étaient néanmoins donné des garde-fous, ce qu’on appelle traditionnellement l’effet de levier, à savoir que le volume de crédit consenti n’excède pas un ratio de 1 à 10 par rapport aux fonds propres des banques, l’ensemble étant par ailleurs plafonné par les banques centrales. L’entre-deux-guerres a connu des périodes d’inflation et c’est l’Allemagne qui remporta, si l’on peut dire, la prime, avec l’hyperinflation de 1921/1923, de sinistre mémoire dans l’inconscient collectif des Allemands (en décembre 1922, 2000 milliards de marks valaient un dollar), mais elle n’était pas tout à fait innocente puisqu’il s’agissait d’alléger le poids des réparations consécutives au traité de Versailles. Après 1945, il y eut le « dollar (is) as good as gold ! », avec la convertibilité externe imputable à la victoire américaine ; mais, là encore, le rapport fut contrarié par la guerre du Vietnam et les déficits extérieurs américains et… le général de Gaulle, inspiré par Rueff, qui ruinèrent le système de Bretton Woods établi en 1944, ruine consacrée par la suspension de la convertibilité or du dollar par Nixon en août 71. Se mit en place progressivement une valeur des monnaies qui était établie par le marché, déterminée par leur demande dans les échanges internationaux. Avec un gros problème de taux de change flottants ou variables qui introduisaient de l’incertitude sur la valeur des créances obtenues dans l’échange, renforcée par un contexte inflationniste. De telle sorte que, comme le soulignaient déjà Max Weber et Karl Marx, la monnaie passa de moyen d’échanges à objet économique en soi, avec ses produits dérivés.
La débauche monétaire contemporaine
Les banques centrales, bien avant la crise du Covid, ont décidé de sauver l’économie, déjà mal en point, par la diarrhée monétaire, la fourniture illimitée de monnaie par « la planche à billets » (une image puisque l’opération repose sur le rachat d’actifs aux banques commerciales). Un contexte où la déflation structurelle a provoqué un effondrement des taux d’intérêt et permet donc aux banques centrales de financer tous les déficits et toutes les dettes contractées par les États (alors même que les traités l’interdisaient). Mais la surprise tient en ce que les mêmes causes, pour l’instant, ne produisent pas les mêmes effets, laissant perplexes les économistes pour qui toute augmentation de la masse monétaire sans lien avec les besoins de l’économie et le volume de la production doit nécessairement produire la hausse des prix. Depuis Nicolas Oresme au XIVe siècle, Jean Bodin au XVIe, les libéraux du XVIIIe au XXe, Kenneth Arrow et Irving Fisher, Milton Friedman, tous s’accordaient sur cet effet. En revanche, Keynes pensait qu’on pouvait fournir de la liquidité en abondance et sans pleurs et que l’inflation était un moindre mal, préférable au chômage. À telle enseigne que cette politique des banques centrales est qualifiée de keynésienne. À dire vrai, avec la globalisation, les banques centrales sont plutôt dans la situation de la banque d’Union soviétique, seule dispensatrice de crédit et selon des critères politiques, souvent arbitraires. La mondialisation devenant une soviétisation monétaire ; au Japon, où le quantitative easing fonctionne à plein, la banque centrale possède déjà 40 % des actifs boursiers. Un communisme de marché où la monnaie n’a aucune valeur en soi. A fortiori si elle devient, comme le souhaite la BCE, une monnaie numérique émise par elle, qui ne serait pas une monnaie de marché (contrairement au bitcoin) : cela permettrait de se passer de l’émission fiduciaire (le billet), celle-ci “dérobant” certaines activités au Big Brother monétaire ; et subsidiairement, cette monnaie numérique publique permettrait de distribuer le revenu de base universel, soit l’aumône de la mondialisation aux laissés-pour-compte du grand reset voulu par celle-ci.
Les marchés font des bulles
Nous sommes aujourd’hui dans une mégabulle attestée par la prospérité des marchés boursiers et immobilier. Pour certains économistes, c’est là qu’est l’inflation. À l’évidence, les bourses ne montent pas parce que les entreprises créent de la valeur ou font des augmentations de capital, ou bien encore changent leurs dirigeants : si les entreprises voient leur cote augmenter, c’est par la vertu du quantitative easing qui a pour effet de rendre les liquidités tellement abondantes que l’on peut tout acheter. La conséquence étant l’enterrement de première classe du capitalisme de l’ancien monde, qui avait, dans sa dureté, la vertu d’éliminer les canards boiteux. Tandis que l’assouplissement monétaire laisse vivre des banques et des entreprises zombies à la productivité médiocre et souvent dans des niches à l’abri de la concurrence. C’est pourquoi il est douteux qu’avec de telles entreprises nous puissions renouer avec des taux de croissance élevés, 1 à 2 % maximum, ce qui, ajouté à la digitalisation de l’emploi, va nous conduire à plus de chômage. La même chose pour l’immobilier : tant mieux pour les ménages qui peuvent acheter mais, par exemple, dans le domaine de l’immobilier de bureau, la crise menace, le télétravail a déjà rendu obsolètes nombre de bureaux en surcapacité. Pourtant l’abondance monétaire permet de continuer à acheter des bureaux…
Des valorisations absurdes et irrationnelles
Il se commet d’ailleurs un contresens sur la logique des marchés : si elle est rationnelle dans son mécanisme, ses acteurs ne le sont pas. On connaît les prophéties autoréalisatrices,les effets mimétiques, sans compter la concupiscence, l’exubérance ou la panique, rien de très rationnel ni raisonnable dans tout cela.
Aussi lorsque Tesla, qui a produit moins de 500 000 véhicules en 2020, est valorisé au moins trois fois plus que le deuxième meilleur constructeur auto en capitalisation, Toyota (215 milliards), qui produit vingt fois plus que lui et est régulièrement le champion des plus gros bénéfices du secteur, est-ce rationnel ? Volkswagen AG, le numéro un mondial et le plus valorisé des constructeurs européens, pèse 81 milliards à peine. Stellantis, le futur groupe qui devrait réunir PSA et Fiat Chrysler (FCA) représentera une capitalisation boursière cumulée de plus de 37 milliards d’euros pour 8 millions de véhicules. Allez comprendre !
Quoi qu’il en coûte !
Et pendant ce temps, en France, l’État se substitue à l’entreprise et compense, même partiellement, ses pertes. Pensez donc, avec des taux d’intérêt négatifs, pourquoi se priver ! Et Biden veut faire passer un plan de relance de 1900 puis 2000 milliards de dollars « Watever It takes » et, de ce côté de l’Atlantique, Macron : « quoiqu’il en coûte » !
La BCE achète la totalité des émissions nettes de dettes souveraines en UE : il n’y a tout simplement plus de marché.
Qui se permet de critiquer une telle folie est considéré comme complotiste, fasciste ou bien encore contre le « progrès ». Les dirigeants se rendent-ils compte qu’il s’agit en fait d’une politique d’extrême gauche de création monétaire massive (d’ailleurs, on n’entend pas Mélenchon sur la question !) alors que toute réforme structurelle et la prudence budgétaire sont dénoncées comme contraires au bien commun et dues à des politiciens cyniques. La BCE est en passe de détenir près de 70 % de l’encours de dettes souveraines en Zone euro et achète la totalité des émissions nettes de dettes souveraines (Financial Times). Là, pour le compte, il n’y a tout simplement plus de marché.
Quant aux taux d’intérêts négatifs, ils ne sauraient constituer une preuve de confiance et de prospérité puisque les prêteurs acceptent de perdre tout en cherchant la protection de leurs capitaux. Tôt ou tard la BCE et la FED, avec Biden, devront pratiquer des révisions déchirantes.
L’inflation espérée et redoutée
Les autorités monétaires rêvent d’un peu d’inflation qui ferait remonter les prix au-dessus de 2 %. Dans un contexte déflationniste elles parlent de « reflation », une petite inflation qui permettrait d’alléger les dettes par l’érosion monétaire lente. Un peu comme quelqu’un qui jetterait un peu d’essence sur un feu qui refuse de démarrer. On connaît le risque (il est loin d’être exclu !) : une reprise de l’inflation brutale, et la hausse des taux d’intérêt qui rendrait insupportable l’endettement français : 480 milliards d’intérêt de dettes payés depuis 10 ans et bien avant la crise du Covid. Imaginons maintenant ce qu’il faudra payer pour notre dette (2800 milliards d’euros) : si les taux augmentent, au lieu de 38 milliards, cette année, nous devrions passer à 60 puis 80 milliards, c’est la faillite assurée ! Pour l’année 2020, les ressources nettes du budget général de l’État sont estimées à 250,7 milliards d’euros. Presque un tiers du budget pour les seuls taux d’intérêt, est-ce soutenable ?
Hybris monetica
Le risque de krach n’est donc pas exclu, il n’est rien que détestent le plus les boursiers que la hausse des taux. Déjà les taux des bons du trésor US ont augmenté, du coup les détenteurs d’anciennes obligations (à taux moindres) vendent. Si la FED intervenait, hors quantitative easing, cela aurait pour effet d’effrayer Wall Street, tandis que de son côté le programme ultradépensier du social-démocrate Biden pourrait aggraver l’inquiétude des marchés ; et Bernie Sanders, objectivement communiste, fait quand même partie du staff Biden. Dans ce cas nous serions plus sur l’éclatement d’une bombe que d’une bulle.
Dans Faust, Goethe présente la monnaie fiduciaire (ici numérique) comme la poursuite de l’alchimie par d’autres moyens. H. C. Binswanger, professeur d’économie suisse mort en 2018, s’est employé à dénoncer la dimension théologique de l’économie contemporaine – dont la Rome est à Davos où elle tient ses conciles – et la transformation religieuse de sa corporation en Congrégation des économistes, titre d’un de ses livres. La lecture du Faust de Goethe fut une véritable découverte, pour lui, « la création monétaire a un caractère magique ».
Le temps viendra assez vite où il faudra sortir de la magie, et ce temps sera dur, très dur ! Car l’économie est la science de la mesure, l’économie faustienne qui est la nôtre est celle de la démesure, de l’hybris monetica, l’autre pandémie !
Illustration : Elon Musk, PDG de Tesla, plus de 800 milliards de capitalisation au 25 janvier 2021, avec 800 % d’augmentation du cours en 2020.
Source : https://www.politiquemagazine.fr/