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Moyen-Orient IV) La Turquie d’Erdogan, voilà l’ennemi !, par Christian Vanneste.

La Turquie était, malgré ses coups d’Etat, un partenaire essentiel de l’Occident pendant la guerre froide. Elle gardait les détroits de la mer noire et abritait des bases américaines au bord du Caucase soviétique. Elle est un membre éminent de l’Otan et toujours plus ou moins un candidat à l’Union Européenne. En permettant à l’AKP d’Erdogan de parvenir au pouvoir et de s’y maintenir, elle a changé de visage et de rôle.

christian vanneste.jpgEn 1918, l’Empire ottoman est vaincu et dépecé. Les Jeunes Turcs qui voulaient le moderniser ont commencé surtout une unification ethnique en procédant aux génocides des Arméniens et des Assyro-chaldéens. Mais l’armée, libérée de la pression russe par la révolution bolchévique, et repliée en Anatolie par la perte des territoires arabes, va reprendre le terrain, chasser notamment l’armée grecque qui occupe la région de Smyrne. Entre le traité de Sèvres (1920) et celui de Lausanne (1923), le premier accepté par le Sultan et Calife, le second obtenu par Kémal Aratürk, fondateur de la République laïque, l’Arménie et le Kurdistan disparaissent, l’unité ethnique et religieuse de la Turquie est pratiquement réalisée avec l’exode massif des Grecs qui habitaient l’ouest de l’Anatolie depuis des millénaires. Le nationalisme turc est le fondement du nouvel Etat, qui comprend une population musulmane à 98%. Le passage à l’écriture latine, la laïcisation du pouvoir, la fin du Califat en 1924, les contraintes y compris vestimentaires font de la Turquie un pays occidental peuplé de musulmans, allié de l’Ouest, membre de l’OTAN. L’arrivée au pouvoir d’Erdogan transforme radicalement le paysage politique. La Turquie est toujours nationaliste, mais elle se réapproprie l’islamisme, celui des Frères musulmans, avec sa façade démocratique d’un parti politique, l’AKP, et sa finalité totalitaire d’une reconstitution du Califat unissant l’Oumma des croyants. La Turquie d’Erdogan joue sur les deux tableaux : elle flatte le nationalisme turc, celui des villes comme celui des champs, et l’islam des campagnes, et dans la logique propre aux Frères Musulmans, dont l’AKP est l’expression politique dans le pays, elle rayonne à nouveau dans le monde arabe, comme défenseur de l’unité islamique , contre ceux qui » veulent, avec leur patriotisme, diviser la Oumma », comme disait le fondateur de la secte, Hassan Al-Banna.

Cette dualité du nationalisme à l’intérieur et du prosélytisme à l’extérieur est perceptible dans le rôle que la Turquie a joué dans le prétendu Printemps arabe. Celui-ci semblait devoir apporter la démocratie musulmane dont la Turquie paraissait le modèle, et permettait en fait à d’autres « AKP » de prendre le pouvoir, en Tunisie avec Ennahda, avec le PJL en Egypte. Dans ce dernier pays, l’armée, c’est-à-dire les nationalistes, ont repris le pouvoir avec le Maréchal Al-Sissi. L’Egypte, contrairement à la Turquie comprend une assez forte minorité copte chrétienne, et a dans son passé cultivé une volonté d’indépendance par rapport au califat. Malgré son handicap économique, elle tient une place essentielle dans le monde arabo-musulman, et jouit du soutien de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, ennemis jurés des Frères musulmans. Deux pays n’ont pas vécu le Printemps arabe comme un changement de régime, mais comme une explosion : la Libye et la Syrie. Dans les deux cas, malgré l’extraordinaire complexité des alliances et des soutiens extérieurs, deux forces sont en présence : les nationalistes d’Assad en Syrie et d’Haftar en Libye et face à eux, les rebelles d’Iblid d’une part, et les milices de Misrata, sans lesquelles Tripoli serait tombée, de l’autre. Dans les deux cas, c’est la Turquie qui arme et protège ceux qui empêchent la restauration d’une souveraineté réelle sur l’ensemble d’un pays. Cela n’a rien d’étonnant, puisque, dès le début, Ankara a étroitement confondu ses intérêts avec la propagation du Printemps arabe et ses pires conséquences.

Quels sont ces intérêts ? Ils sont de trois ordres. D’abord rétablir l’influence turque sur le monde arabe par le biais d’un islamisme habillé d’une apparente démocratie, dont le régime présidentiel autoritaire d’Erdogan s’écarte d’ailleurs à domicile. Ensuite, renforcer l’unité du pays en écrasant la dernière minorité gênante, les Kurdes, et en privant ceux-ci d’un soutien par-delà les frontières. Cela explique l’incroyable passivité de l’armée turque, notre « alliée », lors du siège de Kobané par l’Etat islamique, avec lequel la Turquie entretenait des rapports de bon voisinage, laissant passer armes et combattants dans un sens, et pétrole volé à la Syrie dans l’autre. Erdogan préférait avoir pour voisin les fanatiques islamistes que les Kurdes. D’où sa précipitation à occuper illégalement une bande de territoire syrien et à y remplacer les Kurdes par des réfugiés opposés à Assad. Enfin, atteindre des objectifs économiques : l’abandon du projet de gazoduc qatari passant par la Syrie vers la Turquie au profit d’un contrat de 10 milliards de dollars entre Damas, Bagdad et Téhéran, pour une solution concurrente, un projet chiite face à celui des Frères musulmans, en somme, a été décisif dans la détérioration des relations entre Erdogan et Assad, qui aboutit aujourd’hui à une guerre ouverte. De même, la Turquie s’intéresse beaucoup au pétrole libyen. La Libye recèle les plus abondantes réserves africaines. Erdogan a signé deux accords avec Sarraj, c’est-à-dire le GNA, qui ne tient guère qu’une petite partie du pays entre Tripoli et Misrata : le premier promet un soutien militaire, le second établit un partage des eaux territoriales très avantageux pour la Turquie qui augmente de 30% sa part du plateau continental, alors que des forages ont découvert un considérable gisement de gaz en méditerranée orientale. Dans cette affaire, le nouveau sultan ottoman se comporte en bandit international : Il a envoyé un bateau baptisé «Fatith» («le conquérant») pour procéder à des forages dans la zone de Chypre dont son armée occupe toujours illégalement une partie. Ses projets prédateurs bousculent les intérêts de l’Egypte, d’Israël, de la Grèce et de Chypre, ces trois derniers pays ayant conclu un accord pour la réalisation d’un gazoduc, Eastmed, vers l’Europe.

La passivité de l’Europe, sa division puisque l’Italie ne manifeste pas la moindre solidarité avec la Grèce et Chypre, membres de l’UE, sa soumission puisqu’elle accepte, au sein de l’OTAN, la présence de ce régime autoritaire belliciste, qui occupe un de ses Etats, peignent suffisamment l’inexistence de la politique européenne. L’Europe préfère s’intéresser aux menaces fantômes de la Russie sur les pays baltes plutôt qu’au soutien apporté par Ankara aux islamistes, au chantage turc à l’immigration massive vers le sud du continent, à l’occupation illégale par l’armée turque de territoires dépendant d’autres Etats souverains, et enfin à son obsession répressive à encontre des Kurdes. Pour l’Europe, pour la France en particulier, dont les troupes sont exposées au Sahel, le rétablissement du verrou libyen par un pouvoir fort est primordial. Objectivement, la Turquie d’Erdogan est notre ennemie. (à suivre)

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