Le scriptorium (2/2), lieu de transmission....
Le point de départ de la polémique est cette question: Quelle est la part de l'apport musulman dans la constitution de la Culture européenne au Haut Moyen-Âge ?
En mars 2008, Sylvain Gouguenheim, professeur d'histoire médiévale à l'ENS de Lyon, publie "Aristote au Mont Saint Michel. Les racines grecques de l'Europe".
Sa thèse: "L'héllénisation de l'Europe chrétienne fut avant tout le fruit de la volonté des européens eux-mêmes, elle ne doit rien au monde arabo-islamique".
1. Gouguenheim ouvre son livre sur les thèses qu'il entend contredire: celle des "Âges sombres", concept hérité de Pétrarque et repris au XIXème par l'historiographie anglo-saxonne pour désigner la période comprise entre la chute de l'Empire romain et l'arrivée en Angleterre de Guillaume le Conquérant, faisant du Haut Moyen-Âge un temps d'obscurantisme et de déclin culturel; et de l'Islam un "Islam des lumières", venant réveiller (culturellement et scientifiquement) les Européens grâce à la transmission d'un savoir grec depuis longtemps oublié, et contribuant à donner à l'Europe des "racines musulmanes".
Des thèses qui, selon l'auteur, relèvent "plus du parti idéologique que de l'analyse scientifique", et sont essentiellement celles d'Alain de Libera, présentées dans un ouvrage de référence en 1991, "Penser au Moyen-Âge".
"L'argument de la dette" des Européens à l'égard du monde arabo-musulman serait cimenté par l'énorme travail de traduction des oeuvres grecques opéré par les intellectuels arabes, qui auraient permis leur diffusion en Europe.
C'est "l'intermédiaire arabe" qui expliquerait donc la redynamisation de l'Europe consécutive à la redécouverte du savoir grec.
La matrice islamique aurait littéralement donné naissance à la civilisation européenne qui s'épanouit à partir du XIIème siècle.
Bien plus, il y aurait "prééminence du monde musulman sur la chrétienté médiévale".....
Mais Gouguenheim fait remarquer que l’on confond souvent arabité et islamisme, attribuant tout le mérite de l’hellénisation du monde européen à l’Islam, alors que "les arabes chrétiens et les chrétiens arabisés" constituaient près de la moitié des habitants des pays d’Islam vers l’an mille.
Quant aux savants musulmans du monde abbasside, ils ne s’aventuraient jamais dans l’univers des sciences, se contentant de prospections dans celui de la religion.
L’historien récuse le poncif d’une Europe inculte et barbare, tortionnaire d’un monde arabo-musulman exempt de tout reproche....
2. Vient ensuite l’exposé de sa thèse : celle des "racines grecques de l’Europe", ou comment "le monde occidental chrétien du Moyen Âge fit de son mieux pour retrouver le savoir grec", tout seul.
L’ouvrage s’organise ensuite en cinq grandes parties, chacune constituant un pan particulier de la démonstration :
* Non seulement l’Occident ne perdit vraiment jamais de vue la culture grecque (chap. I), mais la diffusion du savoir grec, de toute façon, a surtout été le fait de Byzance et des chrétiens d’Orient (chap. II).
* Même en plein Occident, plus particulièrement au Mont-Saint-Michel, des moines ont joué le rôle de pionniers dans les processus de traduction des textes d’Aristote (chap. III) et de récupération de l’héritage grec avec lequel, de toute façon, l’Islam a toujours entretenu des rapports difficiles, lui qui ne connut qu’une "hellénisation limitée"(chap. IV).
* Enfin, Gouguenheim évoque les "problèmes de civilisation"permettant de comprendre pourquoi les échanges culturels Islam/Chrétienté furent minimes (chap. V)…
Le premier chapitre évoque des pans méconnus de l’histoire culturelle occidentale des VIIe-XIIe siècles.
Sylvain Gouguenheim décrit les élites intellectuelles carolingiennes avides de savoir grec et soucieuses d’étudier ses dépositaires.
De Pépin le Bref, réclamant autour de 760 des livres en grec au pape, à Charles le Chauve, dont les Monumenta Germaniae Historica dirent, en 876, que "méprisant toute l’habitude des rois Francs, il estimait que la gloire des Grecs était la meilleure", on constate qu’effectivement, comme le dit l’auteur, "la brèche [était] ouverte".
Et c’est dans cette brèche que vinrent s’engouffrer, à partir du IXe siècle, les multiples "renaissances" intellectuelles prouvant, s’il en était besoin, que la science antique ne déserta jamais totalement les terres occidentales.
Le monde byzantin manifesta le même engouement dès le VIIIe siècle, et Gouguenheim nous rappelle, que déjà un siècle auparavant un mouvement de traduction du grec en syriaque – langue sémitique issue de l’araméen –, puis du syriaque en arabe, avait été lancé par les chrétiens d’Orient.
Le chapitre III est consacré aux travaux de traduction menés au Mont-Saint-Michel, dans lesquels s’illustra le "chaînon manquant", Jacques de Venise, clerc vénitien qui y aurait, avant tout le monde, traduit les œuvres d’Aristote.
3. Une fois menée ce plaidoyer en faveur de l’Europe pas si sombre des VIIème-XIIème siècle, l’auteur conclut :
"En tout état de cause, le processus de progrès culturel et scientifique qui anime l’Europe médiévale des VIIIème-XIIème siècles paraît de nature endogène. … L’Europe aurait suivi un chemin identique même en l’absence de tout lien avec le monde islamique. L’intermédiaire arabe, sans être inexistant, n’eut sans doute pas la portée décisive qu’on lui attribue….. »