Un médecin, dégoûté et éloigné du Corps médical...
Préface intégrale de "Devant la douleur", nouvelle Edition "achevée d'imprimer le 6 octobre 1931 par F. Paillart à Abbeville (Somme)".
Introduction à la nouvelle Edition.
"De 1885 à 1893, soit pendant neuf ans, j'ai étudié la médecine à la Faculté de Paris, séjourné dans les hôpitaux comme bénévole, externe, puis interne, provisoire.
Voici mes états de service :
Hôtel-Dieu, chez Tillaux, comme "roupiou" (étudiant remplaçant un externe dans un hôpital, hdlr), puis comme externe; hôpital Necker, puis Charité, chez Potain, comme externe; hôpital Cochin, chez Gouraud, puis chez Babinsky, comme interne provisoire; entre tant, j'avais suivi les services de Péan (Saint-Louis), de Charcot (Salpêtrière), de Besnier (Saint-Louis), de Budin (Maternité) et, assidûment, les cours de Farabeuf, de Mathias Duval et de Damaschino à l'Ecole de médecine, et les travaux pratiques de Broca (Auguste) et de Poirier; enfin, j'avais été élève d'Artaud, pendant un an, au laboratoire de Gréhaut, au Jardin des Plantes, ancien laboratoire de Claude Bernard.
C'est dire que j'avais sérieusement travaillé et passé mes examens et concours haut la main (ayant commencé ses études au Lycée Charlemagne, Daudet les poursuivit brillamment au Lycée Louis le Grand, et fut lauréat du Concours général, ndlr); et, en 1893, lors de mon premier mariage, par lequel j'entrai - pour en sortir vite - dans la famille de Victor Hugo, il ne me manquait plus que ma thèse. Je n'ai pas eu le temps, depuis, de la passer. Elle ne m'aurait servi de rien.
Alors arriva un évènement dont il reste un témoin : mon vieil ami Charles Nicolle, directeur de l'Institut Pasteur à Tunis.
J'avais eu, au concours de l'Internat, un sujet exceptionnel, auquel ni moi, ni mes camarades n'étions nullement préparés : "Muqueuse de l'utérus, diagnostic différentiel des métrarrhagies". C'était l'année où Arroux fut reçu le premier et Maurice Nicolle, frère de Charles, le second. Ma copie écrite avait été, comme chez tous les concurrents, médiocre. Mais ma question orale (innervation et irrigation de la main) fut très bonne et devait logiquement me rattraper. Comme nos professeurs et examinateurs dissertaient - dans un bureau de l'avenue Victoria - de nos mérites respectifs, je dis à Charles Nicolle : "Viens voir un peu comment ça se passe." Nous montâmes, à pas de loup, l'escalier de bois, dont j'entends encore les craquements humides, traversâmes deux salles encombrées de bancs et de pupitres, et arrivâme à la porte entr'ouverte de l'aréopage. Le moment était bien choisi : Albert Robin, agérégé de la Faculté, non encore professeur, avait la parole et disait ceci, que Charles Nicolle et moi écoutâmes pieusement :
"Daudet pourrait être titulaire, vu sa composition orale, qui a eu le maximum. Mais son ami, le fils du professeur X... étant recalé, nous ne devons l'admettre que comme provisoire, le premier, si vous voulez."
J'étais fixé. Je poussai le coude de Charles Nicolle, avec qui j'avais suivi, auprès de Leredde, le grand syphiligraphe, de Grandmaison et de Camescasse, les conférences d'internat, à l'hôpital des Enfants-Malades, rue de Sèvres, et nous redescendîmes l'ecalier moisi.
Dès le lendemain, indigné, je prenais ma plume, littéraire cette fois, et traçais le scénario des "Morticoles", paru chez Fasquelle en 1894, où j'exhalais, avec ma légitime rancune, ma colère de candidat laborieux, et sacqué pour une raison futile.
"Les Morticoles", aussitôt signalés par Séverine, Mirbeau et bien d'autres, eurent un vif succès. Trois ans plus tard, comme je faisais mes vingt-huit jours à Grenoble, en qualité de médecin-auxiliaire, puis d'aide-major (1897), mon supérieur immédiat me disait avec ravissement : "Vous avez un fameux toupet ! Mais ce que vous avez écrit est encore au- desous de la vérité."
On m'a dit cela toute ma vie. Je n'y ai d'ailleurs prêté aucune attention, n'ayant jamais été accessible ni aux compliments, ni aux blâmes. J 'écris ce que je pense, ce que je crois juste, et je me fiche des opinions aléatoires, oscillantes, éphémères, des uns et des autres.
La médecine, loyalement pratiquée, et en dehors des routines officielles, est une carrière magnifique, je dirai grandiose,, à laquelle il y a un portique de connaissance générale qui n'existe en aucune autre profession : l'internat des hôpitaux.
Cette institution mal connue - si ce n'est par son bal annuel, qui n'est pas pour les demoiselles - permet à une élite de jeunes gens - de vingt-deux à vingt-six ans (quatre ans de stage), sans compter la prolongation de la médaille d'or - d'acquérir un incomparable "thesaurus" organique, clinique, thérapeutique et, au bout du compte, philosophique.
Après trente-neuf ans écoulés, je me remémore, encore aujourd'hui, tel cancer, telle cirrhose, tel goître exophtalmique, tel kyste hydatique, tel anévrisme aortique, tel pneumothorax, que j'avais observés, tel lit, tel numéro, pendant l'explication des chefs de clinique, de Petit, Sapelier, Gilles de la Tourette, Babinsky, Foubert, Vaquez et autres.
Car le chef de clinique est très important, dans le service médical ou chirurgical. Suchard, maître en sa partie, m'a appris ce que je sais d'anatomie pathologique. Esbach, ce que je sais d'analogie. Mathias Duval m'a enseigné ce que je sais d'embryologie. Farabeuf m'a fait connaître l'anatomie et l'accouchement. Avec le génial Potain, j'ai compris ce qu'était un coeur et un rein. J'ai entrevu, aux leçons du mardi de Charcot, à la Salpêtrière, l'abîme béant du sytème nerveux.
Puis j'ai lu, énormément lu, dans les textes non expurgés, cherchant les changements de route de l'art médical, émerveillé du flux et du reflux des hypothèses scientifiques, de la candeur avec laquelle les professeurs de l'Ecole de médecine juraient s'en tenir au réel, ne rien ajouter, ne rien retrancher. Alors qu'ils pratiquaient le lit de Procuste, et dormaient, depuis trente ans, dans des draps semés de poux dogmatiques.
Nous connaissons les calamités issues des connaissances chimiques, mécaniques et autres. Nous connaissons moins, ou nous ignorons, les conséquences redoutables des erreurs de la physiologie humaine.
A côté des médecins et thérapeutes, qui cherchent à guérir, il y a les pontifes, mandarins et autres, qui ne cherchent qu'à donner le change, gagner des grades, des titres, et à faire de l'argent.
"Devant la douleur" avertit sur les uns et les autres.
Je n'ai, pour cette nouvelle édition, pas une ligne à changer, ni à retrancher.
Comme disent les marins bretons : "A Dieu Vat !"
Léon Daudet."
Faut-il regretter cette désillusion et cet éloignement de sa vocation première ? Elle lui a permis de devenir ce qu'il était : Léon Daudet...
On verra pourtant, dans les quatre documents suivants, que le jeune étudiant ulcéré par l'injustice, devenu par la suite le polémiste redoutable que l'on sait, savait admirer ce qui était admirable dans cet "ensemble" qu'il rejetait; et qu'il conserva toute sa vie un souvenir ébloui de plusieurs de ses anciens "maîtres"...
Illustration : Bas-relief dédié à Asclepios (Esculape), dieu de la Médecine (vers 325 avant J.-C. - Attique).
Dans un cadre rectangulaire délimité par des pilastres, est représenté à gauche, le dieu Asclépios, assis sur un trône ; derrière lui se dresse sa fille Hygie. Sous le trône du dieu est lové son animal symbolique, le serpent. Devant lui, en taille inférieure, selon la convention, est représenté le couple des dédicants, avec les membres de leur famille (4 enfants); à l’extrémité du relief, une servante porte sur la tête une grande « kisté » (caisse) contenant les offrandes aux deux divinités honorées.