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Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet

Un autre Hugo (VI) : de Guernesey à Londres

Un autre Hugo (VI) : de Guernesey à Londres

Du chapitre VI (et dernier) de "Fantômes et Vivants", pages 326 à 329 :

"...Guernesey n’est pas loin de Londres.
Aussi, avant même d’entrer même pour peu de temps dans la famille de Victor Hugo, ai-je eu l’occasion de visiter, soit à l’aller, soit au retour, la capitale de l’Angleterre, par le crochet de Southampton et du Havre.
J’ai lu de bonne heure avec délices Dickens, Quincey et Stevenson, qui ont rendu comme personne l’impression tragique et familière de l’immense fourmilière aux brouillards ocreux, aux fumées noires et rouges.
C’était une ivresse que de découvrir Oxford Street "marâtre au cœur de pierre", telle que nous l’a peinte l’érudit et sagace mangeur d’opium, que de chercher, sur chaque visage de passante, l’expression de la petite prostituée Anne, qui verse au poète défaillant un verre de porto épicé, de l’émouvante Florence Dombey, ou de cette malheureuse Nancy assassinée par l’effroyable Sikes, que de conjecturer, dans chaque cottage, la diabolique métamorphose du cher Dr Jekyll en criminel Monsieur Hyde.
À peine débarqué pour la première fois à Charing-Cross — c’était en compagnie de Lockroy — par un après-midi bas et jaune, je reconnaissais les maisons, les tournants de rue, jusqu’aux réverbères, et je serais allé, je crois les yeux fermés, à l’emplacement du Théâtre du Globe, où jouaient Shakespeare et ses amis.
Les savants ont donné à ce phénomène, à cette sensation du déjà vu dans un premier contact, le nom prétentieux de paramnésie.
Je soutiens, pour l’avoir éprouvé à maintes reprises, que les grands évocateurs comme Shakespeare, Dickens, Stevenson et Quincey, sans même nous décrire les endroits, les sites ni l’ambiance, nous les suggèrent par l’intensité du récit, l’éclairage et l’inclinaison du dialogue.
Leurs analyses de la conscience humaine ont la couleur du jour et le reflet de l’heure.
Dans une réplique, dans une exclamation, ils font exploser toute la circonstance.
La petite maison de César m’apparaît en ses moindres détails, quand le héros déclare qu’il peut y lire une dépêche à la lueur des météores.
Le chant plaintif de Desdémone, quelques minutes avant le coup de l’oreiller, m’avait livré la situation de son palais sur le grand canal et les enjolivements douloureux de sa façade, bien avant mon premier passage à Venise.
Je connais le château de Macbeth par le gîte des martinets aux angles de son toit, comme si j’y avais été en villégiature.
La vision de l’Elseneur réel, par un crépuscule gelé de grand hiver, d’Elseneur reflété dans le miroir morose et figé du Sund, ne m’a rien appris qui ne fût dans Hamlet, dans les terreurs nocturnes de ses compagnons, dans les équivoques du prince détraqué, et que l’inversion guette au tournant de l’esprit de famille et de vengeance. Bref, et sans forcer la note, les grands poèmes sont pleins de mirages exacts, topographiques; ils portent en inclusion les aspects vrais des choses..."