Tranches de vie (V) : l'article quotidien....
Tiré de "Maurras et notre temps", d'Henri Massis (Tome II, pages 9 et 10) cet extrait montre bien, et d'une façon savoureuse, le contraste saisissant entre les deux tempéraments de Bainville et de Daudet, et leurs façons différentes de faire et "d'êre" : l'eau et le feu autour de la même table, pourtant réunis dans une amitié indéfectible, que seule la mort viendra interrompre...:
"...Presque tous les soirs, vers six heures, j'allais du boulevard Saint-Germain ou de la rue du Dragon à la rue de Rome ou à la rue du Boccador... J'entrais d'abord dans ce bureau où Daudet et Bainville étaient assis à la même table, cette "table magique" qui les avait suivis partout et dont Bainville disait un jour : "Je crois que si on voulait la scier elle résisterait comme du granit, bien qu'elle ne soit que de bois blanc."
Cette table avait la solidité de leur amitié. A cette heure-là, Léon Daudet, lui, ne "travaillait" pas, je veux dire que, dès le matin, Daudet avait écrit son article d'un jet, de cette plume de feu qui ne connaissait point de repentirs. Après avoir regardé les journaux du soir, il se levait, allait respirer l'air de la maison, la remplir de sa voix éclatante, la secouer de son rire, et, rien qu'en passant, animer tout et tous de sa vie prodigieuse !....
Bainville, lui, avait d'abord jeté les yeux sur la dernière heure du Temps et les informations de la presse anglaise, discernant l'essentiel d'un clin d'oeil, car nul ne débrouillait les faits avec plus de rapidité. Il semblait lire dans le présent, comme dans les lignes de la main, les traits de l'avenir. Ce dépouillement achevé (qu'il avait fait les jambes allongées, le dos appuyé à son fauteuil) Bainville se redressait, se tournait vers sa table, posait sa montre à côté de l'encrier et, d'un geste impatient, tirait du classeur deux ou trois petits feuillets de papier vert : puis il saisissait sa plume sur laquelle son index se recourbait d'une prise tenace; la tête baissée sur son papier, il le couvrait de son écriture menue, aux lignes serrées, sans jamais s'interrompre. Il ne lui fallait guère plus d'un quart d'heure pour écrire de la sorte un de ces courts chefs d'oeuvre qui, chaque jour, apportaient à l'ignorance et à l'incertitude les avertissements de la clairvoyance... Bainville relisait alors avec soin son "papier", les yeux près de son texte, précisant certaines lettres, corrigeant un mot ici ou là quand il en trouvait un autre qui fût plus simple encore, se frottant parfois les lèvres sur les doigts de sa main gauche. Puis il signait : c'était fini... L'instant était venu où il se détendait, l'instant des anecdotes, celui où, sans avoir l'air de rien il savait, si Daudet était là, jeter des brindilles de bon sens à travers leurs propos. Le lendemain, dans son article, le cher Léon en faisait une flambée étonnante : Bainville avait été l'étincelle...
Illustration : la "Une" du premier numéro quotidien, le 21 mars 1908...
C'est de cette "Une" que Proust écrivait : "Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j'entends par Léon Daudet ?
Plus loin, verticale, unique en son cristal infrangible, me conduit infailliblement à travers le désert de la politique extérieure, la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras, qui semble détenir aujourd'hui le record de la hauteur, donne sur Lamartine une indication géniale, et c'est pour nous mieux qu'un voyage en avion, une cure d'altitude mentale...."