Le Mémorial, "évangile" malfaisant... (II/III)
(De "Histoire de Trois générations, avec un épilogue pour la quatrième", Chapitre I, L'évangile de Sainte-Hélène, pages 14 à 20) :
"...De ces choses, grandes et petites, nul témoin, nul acteur n'avait mieux compris la portée, mieux dégagé le sens général que Napoléon lui-même. Sur son rocher de Sainte-Hélène, il conçut une idée qui valait ses plans de bataille et le Code civil. Pour lui ou pour quelqu'un de sa race il prépara plus qu'un retour de l'île d'Elbe, plus qu'un coup de Brumaire. Devinant le siècle, il allait en façonner, en diriger la pensée à distance. Législateur et capitaine, il se révéla profond psychologue et psychologue d'action.
De son île perdue, à deux mille lieues de la France, presque sans livres et sans journaux, il sonda mieux que personne l'esprit et le coeur des Français. Par une intuition géniale, il pressentit le mélange de sentiments qui était appelé à se former chez eux et il vit la semence à faire fructifier. En s'écoutant lui-même, en racontant son histoire prodigieuse à Las Cases et à Montholon, il entendait distinctement ce que la France se disait mal encore. Austerlitz et Waterloo, le drapeau tricolore tour à tour triomphant et humilié, la Révolution vaincue par le retour des Bourbons, c'est le principe des nostalgies, celle de la liberté, celle de la gloire, qui vont tourmenter le peuple français. Des désirs un moment étouffés renaîtront. Ils s'aviveront par le regret et par la magie des souvenirs. Dans une sorte de captivité morale, équivalant à celle que subissait l'empereur vaincu, il se formera un état d'esprit nouveau. Sed non satiata. La France n'était pas rassasiée de gloire, même de gloire vaine, coûteuse, payée par des invasions. Les principes de sa Révolution ne cessaient pas de lui être chers. Le désastre final, les traités de 1815, en laissant un sentiment d'humiliation et d'impuissance, inspiraient aussi la passion d'une revanche à prendre par les idées et par les armes. L'empereur voulut que son nom fût le symbole de cette revanche.
Ce n'était pas seulement à l'intérieur que la Révolution, continuée par Bonaparte, avait fait faillite. Elle avait échoué au dehors; pour elle, vingt ans de guerre n'avaient pas assez transformé le monde. Le cycle révolutionnaire se fermait chez nous par la restauration de la monarchie, par le gouvernement des prudents et des sages. En Europe, les traités de Vienne et la Sainte-Alliance des rois fondaient la tranquillité du continent sur les anciennes méthodes de l'équilibre , sur une combinaison de droits et d'intérêts propre à garantir chacun et tous contre les exigences des peuples, contre les mouvements nationaux et contre les appétits de domination des Etats. Ainsi d'immenses calamités étaient épargnées à la communauté européenne, où personne ne peut bouger que tous ne se heurtent. Ainsi apparaissaient des horizons sûrs. Mais c'étaient des horizons limités. Le repos, le travail pacifique succédaient à une ère de bouleversements. Etait-ce assez pour contenter les hommes ? Napoléon ne le crut pas. Toujours il avait su parler à la nation française. A Sainte-Hélène, il eut la divination des paroles qu'elle voulait entendre encore.
Par le système européen qui était sorti du Congrès de Vienne, les ambitions et les passions des peuples - non seulement du peuple français, mais celles des autres, bien plus dangereuses, - se trouvaient comprimées. Napoléon savait que les foules ne se gouvernent pas par la raison, encore moins par le bon sens. Les rois calmaient l'Europe. Il paria pour le réveil et pour l'explosion. Dans sa solitude, il élabora la doctrine qui devait rallier à sa cause les sentiments confus qu'il sentait destinés à grandir. Déjà, pendant les Cent Jours, il avait fait alliance avec les républicains et avec les libéraux. Il avait vu, après la seconde abdication, le grand Carnot pleurer sur son épaule. A ce moment une politique nouvelle lui était apparue, la seule qu'il eût encore à tenter. Les année qui lui restaient à vivre en exil, il les employa à rajeunir l'idée napoléonienne, à changer le plumage de l'aigle.
Parfois il eut l'illusion qu'il travaillait pour lui-même et que, chassant les rois, les peuples viendraient le délivrer, enflammés par ses promesses. En tout cas, il travaillait pour son fils, il travaillait pour l'avenir. Il donnait à la cause napoléonienne un fondement plus vaste et plus solide que sa personne et son génie. Il l'associait à une force universelle. Tôt ou tard, quelqu'un des siens devait profiter de cette alliance entre les souvenirs d'Austerlitz, les aspirations des peuples et les regrets de la Révolution.
C'est peut-être de Sainte-Hélène que Napoléon aura eu le plus d'action sur les destinées de la France. Là-bas il a préparé la démocratie impériale, le règne
de Napoléon III, les malheurs qui ont suivi. Le premier Empire, terminé par deux invasions, avait été liquidé par Louis XVIII dans les conditions les meilleures que pût espérer la France, alors que de folles entreprises avaient amenées quatre armées ennemies sur notre territoire. La France telle qu'elle était en 1789, avant ses aventures, ne se retrouvait plus tout à fait intacte. Du moins, l'essentiel était sauf. Nos anciennes frontières étaient à peu près respectées. Le vieux péril germanique, conjuré au XVIIème siècle, après tant de luttes, par les traités de Westphalie, ne reparaissait pas à nos portes. Nous gardions le contact et la protection du Rhin. Il n'y avait pas de puissante Allemagne unie pour menacer à toute heure la paix et notre existence. L'élément positif laissé par vingt ans de guerre nous restait aussi. C'était un capital de gloire accru, une réputation de valeur militaire qui enseignait de quoi les Français étaient capables, qui conseillait aux convoitises étrangères de ne pas s'y risquer. La France, à l'abri du danger allemand, son grand danger de toujours, pouvait vivre, prospérer, se développer conformément à son génie. Avec un peu de prudence, cette situation était facile à maintenir. Avec du temps, de la patience, elle fût devenue encore meilleure. Les dernières conséquences de Waterloo eussent été réparées. Sur tous les points, sans irriter ou blesser aucune nation, nos limites naturelles pouvaient être atteintes. Il suffisait de laisser faire ceux qui savaient, ceux qui prévoyaient, ceux qui possédaient les saines méthodes et les traditions éprouvées.
Le vade mecum diplomatique rédigé par La Besnadière, sous l'inspiration de Louis XVIII et de Talleyrand, pour nos représentants au Congrès de Vienne, traçait très exactement la ligne de conduite qu'il y avait à suivre pour épargner à la France l'invasion de 1870 et celle de 1914. Il n'était pas possible d'être plus pénétrant. Cette instruction mémorable, dont la clairvoyance a été admirée trop tard, disait en quelques mots le suffisant et le nécessaire :
"En Italie, c'est l'Autriche qu'il faut empêcher de dominer; en Allemagne, c'est la Prusse. La constitution de sa monarchie lui fait de l'ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lui est bon. Nul scrupule ne l'arrête. La convenance est son droit. Les Alliés ont, dit-on, pris l'engagement de la replacer dans le même état de puissance où elle était avant sa chute, c'est-à-dire avec dix millions de sujets. Qu'on la laissât faire, bientôt elle en aurait vingt, et l'Allemagne entière lui serait soumise. Il est donc nécessaire de mettre un frein à son ambition, en restreignant d'abord, autant qu'il est possible, son état de possession en Allemagne, et ensuite en restreignant son influence par l'organisation fédérale..."
(Illustration : "...apparu dans une île du Levant pour s'éteindre dans une île du Couchant...
...De son île perdue, à deux mille lieues de la France, presque sans livres et sans journaux, il sonda mieux que personne l'esprit et le coeur des Français....")