Le martyre de la cathédrale de Reims...
18 septembre 1914, "...vers huit heures quinze..." : début du martyre de la cathédrale de Reims.
1. De Jacques Bainville, Journal (Inédit, 1914, page 94) :
"...En s'acharnant contre la cathédrale de Reims, les Allemands savent bien ce qu'ils font. Nul peuple n'a plus qu'eux l'esprit historique et le sens de la symbolique historique. Détruire la cathédrale où étaient sacrés les rois de France, c'est une manifestation de même nature que la proclamation de l'Empire allemand dans le palais de Louis XIV à Versailles..."
2. D'Anatole France (La Guerre Sociale, 22 septembre 1914) :
"Les barbares ont incendié, en invoquant le dieu des chrétiens, un des plus magnifiques monuments de la chrétienté. Ils se sont ainsi couverts d’une infamie immortelle, et le nom allemand est devenu exécrable à tout l’univers pensant. Qui donc, sous le ciel, peut douter maintenant qu’ils sont les barbares et que nous combattons pour l’humanité ?..."
3. De la revue "l'Illustration", numéro 3.734, 26 septembre 1914 : Bombardement de la
Cathédrale de Reims, par E. Ashmead Bartlett - Récit d'un Témoin :
Un des Plus Grands Crimes de l'Histoire
Un journaliste anglais bien connu, M. E. Ashmead Bartlett, correspondant de guerre du Daily Telegraph, et trois de ses confrères américains, Richard Harding Davis , écrivain réputé, le capitaine Granville Fortescue, ancien officier de l'armée des Etats-Unis, et M. W. Gerald Dare Morgan, - ont assisté au bombardement de la cathédrale de Reims par l'artillerie allemande et à l'incendie suivi de destruction partielle qui en a été la conséquence. Ils ont rapporté à L'Illustration une série de photographies prises à la première heure, quand les vénérables pierres gothiques étaient encore chaudes, et M. E. Ashmead Bartlett, qui fut déjà plusieurs fois pour nous un précieux collaborateur, a résumé ici, pour nos lecteurs, son témoignage et ses impressions :
Voici huit jours, Notre-Dame de Reims était l'une des plus fameuses et des plus belles cathédrales du monde. Avec ses innombrables sculptures, dont l'abondance n'étouffait pas, cependant, la grandeur des lignes architecturales, la façade occidentale était une merveille unique, et l'on pouvait en dire autant des sculptures qui ornaient les parois intérieures de cette même façade. Les vitraux si admirés des touristes, et principalement ceux de la grande rose de l'Ouest, entre les deux tours, où souriait, au milieu d'une cour d'anges, de rois et de patriarches, la Vierge, patronne de la basilique, comptaient parmi les plus anciens dans les églises de France.
En ce moment, il ne demeure de cette merveille que le gros œuvre de pierre, les murailles audacieuses et la voûte qui abrite l'église. De l'admirable fouillis de statues qui animaient l'extérieur de la tour du Nord-Ouest, subsistent seulement des tronçons, des fragments; et si quelques-unes des sculptures ont échappé à la destruction, elles ont été à ce point endommagées par l'incendie qu'elles ne sont plus réparables. Parmi celles qui ornaient la tour du Sud-Ouest, on en distingue beaucoup qui sont sorties presque indemnes du désastre;
mais d'autres se sont écroulées ou sont gravement endommagées. Quant aux belles images qui encadraient les portes, à l'intérieur de la basilique, il n'en reste qu'un amas de pierres calcinées.
Dans le chœur, les stalles et autres boiseries, y compris la chaire du cardinal, ont été consumées. Sur les bas-côtés, les vitraux des fenêtres supérieures et inférieures ont été presque complètement ravagés; les verrières de ces chefs-d'œuvre, dont plusieurs dataient du treizième siècle, gisent sur le sol à l'état de menus fragments. Tout en respectant son cadre de pierre, la chaleur de l'incendie a endommagé sérieusement la célèbre rosace. Les toits de pierre des bas-côtés sont entièrement détruits. Enfin, des contreforts ont beaucoup souffert. L'un d'eux, sur le côté Nord-Est, a été brisé net par un obus.
Telle est, exposée en ses grandes lignes, l'œuvre de destruction accomplie par l'armée d'un empereur qui aimait à s'intituler l'apôtre de la civilisation, et qui n'ouvrait jamais la bouche sans traiter l'Etre suprême comme son associé. La destruction de Reims occupera certainement une place des plus honorables dans l'histoire des grands crimes.
Une question se pose à l'esprit : comment s'est accompli ce forfait et comment ses auteurs chercheront-ils à le justifier ? Je commencerai par résumer la genèse même de l'acte.
Le 4 septembre, les Allemands pénétraient dans Reims après un premier bombardement qui avait détruit de nombreuses maisons et tué soixante habitants. Cet acte de rigueur provenait d'un malentendu : deux parlementaires allemands, chargés de négocier la reddition de la ville, n'étaient pas revenus en temps voulu. Toutefois, la cathédrale avait été épargnée.
Le 12 septembre, durant la nuit, les troupes françaises reprirent possession de la ville. Le lendemain, elles installèrent un projecteur sur la basilique, mais l'enlevèrent presque aussitôt, après que les deux états-majors eurent convenu qu'elle ne servirait d'aucune façon aux opérations militaires. Le 37, les batteries allemandes placées près de Nogent-l'Abbesse commencèrent à bombarder Reims, et, les obus tombant dans les quartiers voisins de la cathédrale, on se prit à penser que leurs pointeurs l'avaient prise pour cible. De nombreux habitants furent tués; cependant, l'édifice ne fut que légèrement endommagé. Pour en assurer la protection, on transporta à l'intérieur 63 blessés allemands, qui furent installés sur des couches de paille dans la nef; des drapeaux de la Croix-Rouge furent arborés sur chaque tour. En outre, ces dispositions furent portées à la connaissance du commandant ennemi.
Néanmoins, le bombardement recommença le 18, vers 8 h. 15. Cette fois, la cathédrale fut atteinte par d'énormes obus de 220, qui endommagèrent gravement les sculptures extérieures et les fenêtres inférieures du transept principal. Les verrières, datant des treizième et quatorzième siècles, volèrent en éclats. Un obus brisa une gargouille dont les débris, pénétrant par une fenêtre, tuèrent un gendarme français, en blessèrent un autre, et achevèrent deux des prisonniers blessés.
Quand je pénétrai, l'après-midi de ce même jour, dans la cathédrale, la tristesse et la désolation de la scène m'impressionnèrent. En travers du portail gisait un vieux mendiant qui, depuis bien des années, implorait à cette même place la charité des fidèles; comme indifférent à l'effroyable drame qui se déroulait autour de lui, il était demeuré là, à demi enseveli sous les éclats de pierre et de verre, mais attendant toujours l'aumône. Le sol était couvert de débris informes; sur un tas de gravats, brillait un lustre dont la chaîne avait été coupée par un éclat d'obus. Vers le fond, les blessés allemands se blottissaient derrière les énormes piliers pour échapper à la pluie de projectiles. Une flaque de sang précisait l'endroit où le pauvre gendarme avait trouvé la mort, et, tout près, deux cadavres d'Allemands étaient étendus sur la paille. Chaque fois qu'un obus éclatait dehors, les prisonniers frissonnaient de peur, sous la pluie de débris qui tombaient du toit ou des fenêtres.
Cette journée de vendredi s'était terminée sur un furieux combat d'artillerie. Mais, le lendemain, il parut que les Allemands étaient soudain en proie à une de ces fièvres de vandalisme qui avaient transformé Louvain en un monceau de décombres. Durant toute la matinée, leur tir s'acharna sur la cathédrale. Ce fut alors que souffrit principalement le côté Sud, près duquel sont situés le palais de l'archevêque et la fameuse salle du Tau, où avait lieu, lors du sacre des rois de France, le festin royal. Ces édifices furent complètement détruits. Plusieurs obus atteignirent la cathédrale; s'ils n'entamèrent pas les murailles, ils en détachèrent d'énormes fragments de maçonnerie. Un projectile s'abattit sur l'encoignure Nord-Est, brisant un contrefort et incendiant les poutres du toit. On peut s'étonner que ce monstrueux obus n'ait pas détruit l'édifice de fond en comble. La raison en est qu'il avait été tiré à une distance de 11 kilomètres et sous un grand angle; la force de pénétration des projectiles ainsi lancés était très réduite au moment où ils atteignaient leur but; ils arrivaient là morts, pour ainsi dire, dangereux seulement par leur explosion.
Pendant ce bombardement, les blessés allemands étaient devenus fous de peur. Les plus valides se traînaient sur les marches des escaliers pour se réfugier dans les tours.
Nous abordons maintenant la grande tragédie, celle dont les résultats allaient être irrémédiables. Depuis mai 1913, la tour du Nord-Ouest était en réparation, et des échafaudages l'escaladaient presque jusqu'à son sommet. Vers 4 heures, samedi soir, ces charpentes prirent feu. D'après M. l'abbé Chinot, qui se trouvait alors dans l'intérieur avec l'archevêque, le cardinal Luçon, qui, de retour du Conclave, avait regagné Reims sitôt qu'il l'avait pu, un obus serait tombé en plein sur le haut de l'échafaudage. L'incendie qui éclata instantanément aurait pu être éteint; malheureusement, le poste de pompiers le plus proche avait été détruit par un obus. Les flammes se répandirent dans le fouillis de poutres avec une rapidité incroyable; en quelques minutes, elles l'enveloppèrent d'une nappe de feu et gagnèrent les fermes de chêne des toits, qui s'enflammèrent comme des allumettes. La scène présenta un aspect d'une horreur sublime.
A l'intérieur, le spectacle était peut-être encore plus impressionnant. Affolés, les Allemands cherchaient une issue; mais le plomb fondu qui tombait de la toiture avait incendié la paille. L'archevêque et l'abbé Chinot montrèrent le chemin aux plus valides et entraînèrent les autres vers la porte du Nord. Là, s'était rassemblée une foule qu'exaspérait l'œuvre de destruction, et les deux ecclésiastiques eurent fort à faire pour sauver la vie des prisonniers. La plupart purent être transportés dans une imprimerie voisine; mais d'autres, qui tentaient de se réfugier dans le palais de l'archevêque, furent surpris par les flammes, quelques-uns même furent assaillis par la foule indignée. On estima le nombre de ceux qui périrent à une douzaine, y compris un officier. Les autres durent leur salut au noble dévouement du cardinal et de l'abbé Chinot.
C'est en compagnie de ce courageux prêtre que, dimanche après-midi, je pus examiner les ruines et constater l'immensité du désastre. En maints endroits, la pierre est à ce point calcinée qu'on peut, sans effort, en détacher de gros fragments. Dans la tour du Nord, une batterie de grandes cloches a complètement fondu, tandis qu'une batterie supérieure est restée intacte.
La structure de la cathédrale n'a pas trop souffert, et je ne crois pas qu'il y ait à redouter la chute de la voûte de pierre. Certes, ce n'est pas la faute du kaiser si les murailles ne se sont pas écroulées; nous n'en rendrons grâce qu'à la distance qui séparait ses canons de cette merveille historique. Un fait certain, c'est que l'aire de destruction dans la cité rémoise s'étend autour de la cathédrale dans un rayon de 500 mètres au Nord-Est et au Sud-Ouest, et un rayon à peine moindre à l'Est et à l'Ouest. Il apparaît évident que tous les obus tombés dans cet espace étaient tirés sur la cathédrale, la seule cible que pouvaient distinguer nettement les artilleurs allemands.
Les Vandales modernes ne peuvent apporter à leur acte ni justification ni excuse. Regrettons que l'arsenal des lois humaines n'ait pas prévu un châtiment proportionné à un tel crime. A peine pouvons-nous souhaiter que le Gilded Hun, le « Hun doré », comme nous disons en Angleterre, sente un jour s'éveiller ses remords, sous l'exécration du monde civilisé.
E. Ashmead Bartlett
Illustration : emplacement des cinq batteries allemandes bombardant la cathédrale : Forts de Brimont et de Fresnes, villages de Vitry-lès-Reims et de Berru, Fort de la Pompelle.....