La première Europe, celle "des Six"...
Dans son brillant essai, "Mélancolie française", Eric Zemmour écrit, à propos de cette "première Europe" (1) des choses fort intéressantes :
"...De Gaulle avait confié à Alain Peyrefitte le fond de sa pensée : "L'Europe, ça sert à quoi ? Ca doit servir à ne se laisser dominer ni par les Américains ni par les Russes. A six, nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux supergrands. Et si la France s'arrange pour être la première des six, ce qui est à notre portée, elle pourra manier ce levier d'Archimède, elle pourra entraîner les autres. L'Europe, c'est le moyen pour la France de redevenir ce qu'elle a cessé d'être depuis Waterloo : la première au monde."
L'Europe des six correspond exactement à la France rêvée par mille ans de rois et d'empereurs : c'est l'Hexagone, la Belgique, le Luxembourg (réclamé encore par Napoléon III), l'Allemagne rhénane (et non prussienne), et l'Italie du Nord. La France de Tilsit, avant les folies espagnoles et russes. C'est l'Europe riche, la grande nation, la France idéale.
C'est à ce projet-là que la plupart des français adhérèrent. Ils s'en éloignèrent dès que l'aventure changea de destination.
De Gaulle tenta de forger cette unité au profit de la France. Il renoua avec les principes diplomatiques de la monarchie traditionnellle : division de l'Allemagne, limitation des coups portés à l'adversaire en raison de la menace nucléaire, défense des petits à travres le monde contre l'empire américain; et alliance de revers avec Washington pour contrer la puissance renaissante de l'Allemagne. Eisenhower et Kennedy interdirent la bombe atomique à l'Allemagne à la grande fureur d'Adenauer, et de Gaulle profita de sa supériorité politique et militaire pour s'imposer comme le porte-voix d'une Europe riche du dynamisme économique, industriel et commercial allemand.
De Gaulle connaissait nos limites. Il savait ce que la France avait perdu à Waterloo. De Gaulle ne se laissait pas abuser comme les gaullistes. Sa "grande politique" n'était qu'une illusion si ellle n'était fondée sur l'arrière-plan géographique, démographique, industriel, composé par l'Europe des Six. La France était une grande puissance et entendait le rester , comme Fécamp était un port de pêche et entendait le rester. Position essentialiste, comme l'a finalement perçu Paul-Marie Couteaux, et que de Gaulle avait déjà affirmée avec éclat en juin 1940 : la vérité prime la réalité.
Au cours d'une conversation avec Edgar Faure, dans le salon d'argent de l'Elysée, de Gaulle évoquait un soir l'abdication de Napoléon poussé dehors par ses maréchaux, tandis que le peuple, massé sous ses fenêtres, lui criait de rester. Edgar Faure lut alors le début de l'acte d'abdication : "Français, en commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale", puis s'interrompit, et, avec l'aisance zozotante qu'on lui connaissait, il dit au Général : "Napoléon a cherché à obtenir l'indépendance nationale par la guerre, mais vous, mon Général, vous avez poursuivi le même objectif, mais dans la paix." Alors, le Général, amusé, lui répondit : "Vous savez, cher président, c'est une question de moyens."
Cette domination française était suspendue au retour qu'il croyait inévitable de la grande Allemagne réunifiée. Il était pressé.
De Gaulle n'était pas seul au monde..."
En effet, trente ans après l'Europe des Six (1957) l'Allemagne se réunifiait (1989) : restant un nain militaire (l'arme atomique lui est toujours interdite) elle ne tarda pas à revenir sur le devant de la scène politique, poussée par la reprise de son premier rang en Europe du double point de vue démographique et économique...
A méditer : "...le moyen pour la France de redevenir ce qu'elle a cessé d'être depuis Waterloo : la première au monde..."
(1) : Mélancolie française, Fayard/Denoël, pages 172, 173,174....