1895, en Angleterre (II) : comprendre Londres...
De "L'entre-Deux-Guerres", pages 291 à 294 :
"...Pour comprendre et lire la ville de Londres, il faut connaître la littérature anglaise, il faut avoir lu et relu les dramaturges élizabethéens, Shakespeare, Ford, Webster, Cyrille Tourneur, les ouvrages de Thomas de Quincey, de Dickens, de Stevenson, de Thomas Hardy et de Meredith.
Que de fois, m’installant à un carrefour du Strand, dans un endroit pressé et populeux où les passants s’écoulent comme une eau limoneuse, je me suis laissé aller à cette rêverie éveillée où les fantômes littéraires et poétiques s’appliquent aux vivants !
Voici la petite Anne qui sort d’une pharmacie, son verre de porto épicé à la main, pour secourir l’écrivain défaillant.
Voici les camarades de Shakespeare, le poursuivant de questions baroques, auxquelles il répond du tac au tac, en accumulant les pointes et les métaphores. Car, au dire des contemporains, il était bavard et amphigourique comme un de ses personnages de second plan.
Voici l’assassin Sikes, après le meurtre de Nancy, suivi de ce chien qui l’exaspère.
Voici John Silver, le boiteux; voici le terrible personnage double Hyde-Jekyll, voici Florence et le petit infirme de Dombey et fils, et tous et toutes dont l’énumération remplirait un quartier de la ville immense. C’est l’été. Le crépuscule vient sournoisement dans une poudre rose et cuivre chaud, qui apparente tous ces hommes, toutes ces femmes, à des chefs-d’œuvre de Reynolds et de Hogarth.
Dans les profondeurs de l’esprit s’ouvre une compréhension générale, une fourmilière d’impressions neuves.
Je pourrais demeurer là des heures, des jours, des mois, comme un stylite, ayant à droite la mémoire, à gauche la pénétration psychologique, si mon estomac ne me tiraillait pas, si je ne songeais simultanément à une belle tranche d’un rostbeaf saignant, entouré de quelques pommes vapeur, le tout arrosé d’un loyal claret.
La campagne anglaise, d’un vert profond, est chargée de toute la nostalgie des marins et des voyageurs.
Mais il faut prendre un train à Saint-Pancrace, remonter jusqu’à Édimbourg, Glascow et au delà, et jouir du contraste extraordinaire des pays des lacs et des charbonnages.
Certes, ce n’est pas gai, surtout quand on est seul et alors que des bandes obliques de pluie rayent implacablement le paysage, comme des pages d’écriture à l’usage des enfants.
Certes, ce n’est pas gai, quand, au pied du pont sur la Clyde, dans l’auberge dont le cocher a l’habitude on ne trouve que des œufs au jambon et un maussade soda and whisky.
Pourtant, de cette mélancolie même, de cette mouillure, de cette intense verdure, frangée de noir et d’ocre, il demeure une hallucination délicieuse, une valse des moustiques les plus piquants de l’esprit.
C’est l’état de compréhension par le frottement des paysages, et non plus par le frôlement des humains. C’est la nature naturée de Spinoza suscitant la nature naturante.
Le déplacement n’est qu’un prétexte à métempsychose..."