L'appartement de la rue du Bac....

(Le souvenir de Jacques Bainville, Plon, 1936 - Cinquante années d'amitié, par Lucien Corpechot).

"...Les Bainville habitèrent longtemps un aimable et vieil appartement de la rue du Bac, meublé d'anciennes choses exquises et simples, auxquelles s'attachent ces souvenirs dont se nourrit le culte de l'amitié.
Je me souviens d'un soir où nous dînions là, peu de temps après l'armistice, avec le général Mangin. Le grand soldat me confia qu'il ne connaissait guère d'atmosphère plus capable de le détendre que cette maison dédiée à la sainte amitié, à l'amour des lettres et au service du bien public.
Cette soirée m'est restée dans la mémoire à cause de l'étonnant dîner que nous avions fait, ou plutôt de l'étonnante conversation à laquelle nous avions assisté.
Il y avait parmi les convives un grand seigneur autrichien. Mangin lui apprit qu'une bataille s'était livrée sur la Marne, en 1914, et qu'elle avait décidé du sort de l'Europe. A la cour de François-Joseph, pendant toute la guerre, on n'avait à peu près rien su de notre victoire. Quelle leçon de philosophie, d'histoire et de politique, Bainville avait tirée de là, à l'usage de son hôte autrichien.
Je rencontrai ce grand personnage quelques jours après, chez d'autres amis. Il évoqua le souvenir de notre dîner rue du Bac. Je crus qu'il allait me parler de Mangin. Non ! Ce qui l'avait le plus frappé, c'était l'intelligence si fine, si souple, si adroite de Bainville.
- Voilà, me dit-il, ce qui appartient en propre à la France, à Paris ! Savez-vous où M. Bainville est né ?
- Je sais qu'une partie de sa famille habite, ou a habité le Valois, mon pays. Je crois que lui est né à Vincennes...
- Vincennes ! Le Valois ! répétait l'étranger. Ah ! c'est magnifique. Il y a des terres qui produisent naturellement du goût, de la mesure, de l'esprit, comme il y en a qui produisent des hortensias bleus...!