Discours de réception du Duc de Lévis-Mirepoix
Discours de réception du duc de Lévis-Mirepoix
Le 18 mars 1954, Réception du duc Antoine de Lévis Mirepoix
M. le duc de Lévis Mirepoix, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Charles Maurras, y est venu prendre séance le jeudi 18 mars 1854, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Quand je songe à toutes les gloires dont l’Académie française reste dépositaire, à la mission qu’elle a reçue et qu’elle n’a cessé de remplir, en maintenant, à travers les orages de trois siècles, et dans l’infinie variété des pensées, des œuvres et des actions, l’harmonieuse unité du langage et de l’âme, je sens bien que, pour élever la voix sous cette coupole, il me faut demander aux vivants et aux morts une sorte de grâce d’état.
Cependant, nier tout motif de vous appartenir, ne serait-ce pas manquer de respect à votre sagesse et mal vous remercier du grand honneur que vous m’accordez ? Oubliant que je fus téméraire, je me réfugie, si je puis dire, dans cette fierté que seul peut me donner votre choix.
Mais, comment en demeurer là ?
Ce jour est d’action pour votre élu. Il a un devoir à remplir, une mémoire à faire revivre : celle d’un écrivain aussi célèbre par la maîtrise de son verbe que par les tempêtes de sa vie publique.
Comment capter quelques reflets d’un si grand art ?
Comment évoquer sans trouble cette carrière pathétique ?
Qu’attendez-vous de moi ? Sinon qu’ayant vécu, par tradition et par goût, loin des partis, et tant soit peu pratiqué cette sorte d’histoire qui, sans s’arrêter à ce qui divise, poursuit sa marche vers ce qui rassemble, j’aborde ma haute et redoutable tâche sans forfanterie et dans la sérénité.
La sérénité, Messieurs, c’en doit être ici le temple !
Ses murs abritent, comme un feu sacré, la continuité de la civilisation française. Le seuil en est ouvert à toutes les idées, mais elles ne doivent le franchir que sous une tunique de lin.
Si Charles Maurras n’avait tenu dans sa main une plume d’or, ce n’est point le seul polémiste que vous eussiez choisi, mais il était un haut écrivain et c’est celui-là que vous avez appelé à siéger parmi vous.
Vous savez quel était, de son côté, son éloignement des honneurs. Le seul auquel il se soit attaché fut celui d’être des vôtres. Il a aimé l’Académie française, non seulement dans son origine, mais dans le prestige continu de sa mission.
Cependant, en dehors des ouvrages de jeunesse qui se relient aux autres par une logique intérieure, presque tous ses livres ont un objet politique. On ne soulignera jamais assez que la matière en est principalement fournie par les articles donnés aux revues et à la presse quotidienne. La plus grande part de son œuvre et de son temps relève du journalisme.
De tout son cœur, il a soutenu cette branche de nos lettres dont l’importance n’a cessé de s’accroître au XIXème et au XXème siècle. Et il compte parmi ceux qui ont prouvé et continuent d’affirmer ici qu’un tel genre littéraire, grandi dans les tourmentes politiques, a de quoi s’égaler aux talents les plus affirmés.
De telle sorte que cet implacable adversaire de la Révolution française lui doit, au moins, une chose issue d’elle : sa profession !
Il n’a donc pas construit son système dans la retraite, à la manière de Descartes ou de Spinoza, mais il l’a martelé sur l’enclume de la discussion.
Ainsi jetées dans la mêlée, tantôt en ordre dispersé, tantôt resserrées en des formules rapides, qui n’ont leur plein sens que par les développements qu’elles rappellent, ses idées n’en forment pas moins un corps de doctrine tel qu’on ne peut ni l’adopter, ni le combattre sans s’imposer — comme l’a dit, au milieu de vous, M. Jules Romains — l’ascétisme de pensée qui a veillé à sa construction.
Et pourtant, au point de départ, se sont affrontés beaucoup de possibles et beaucoup de contraires.
« Pourquoi fais-tu cela ou ne le fais-tu pas ? »
Question que s’est posée, à vingt ans, le jeune Maurras qui ajoute : « Cela n’aurait pas fait difficulté pour nos parents. Leur vie se tenait ordonnée et claire. »
La lutte dans laquelle il va s’acharner contre les autres, il la livre d’abord à lui-même, étouffant ces effluves de romantisme qui baignent sa génération inquiète — et cela, grâce à l’autorité de son horizon natal, étendu à l’Hellade, et à la clarté de ses premières années.
Notre histoire littéraire offre peu de contrastes aussi saisissants que l’enfance de Charles Maurras et celle de Chateaubriand. C’est la clé de leur opposition d’esprit.
Votre pensée m’a déjà précédé, Messieurs, dans cette sombre galerie de Combourg, où M. de Chateaubriand, le père, devant la muette contemplation de sa femme et de ses enfants, faisait retentir ses pas. La crainte révérencielle, une interprétation tragique de la vie, favorisée par le poids des murailles, les hallucinations de la forêt, la houle impitoyable de l’Océan. Voilà les inspirations de René !
Puis, écoutons Charles Maurras :
« S’il m’était offert, écrit-il, de revivre l’une de mes heures passées, je n’hésiterais pas à choisir ma petite enfance. Un mot dira tout, mes yeux s’ouvrent et le monde visible verse, en se révélant, je ne sais quelle fête de surprise enchantée... Mon père me prenait par la main : — Allons, viens, disait-il, nous sommes des hommes ! ... — ... Il me faisait sauter et rire. Tels ont été mes premiers pas dans les jardins et dans les vergers de Martigues, grâce, à l’humeur ingénieuse et gaie que me montrait mon père.
« De condition modeste et de profession sédentaire, il formait un type accompli de petit fonctionnaire, très appliqué à des devoirs que l’amour du bien public ennoblit, mais non moins passionné pour les livres, les arts et tous les autres délassements de l’esprit. »
Charles devait le perdre dès sa sixième année.
Il demeurait sous l’égide de sa mère, elle aussi, délicate et tendre, mais dont la volonté se faisait sentir davantage ne fût-ce que par l’obligation d’accoutumer ses fils à la modeste économie du foyer où elle maintenait, grâce à de sages efforts, une atmosphère d’indépendance.
Avec un accent aussi direct, aussi personnel que celui de père et mère, la Provence agissait sur sa très vive sensibilité.
C’est Martigues, au bord de l’étang de Berre, avec ses collines nues, ses champs de pierres plantés d’oliviers, auxquels s’adresse cette invocation :
« Petit arbre nerveux et pâle, vous n’interrompez d’aucun dissentiment la courbe déliée des collines de nos pays. Non, vous faites corps avec elles. Sans vous presser l’un l’autre, sensibles rameaux, vous aimez vous toucher en rendant un son qui ressemble aux discours de la mer.
« Le paysage, dit-il ailleurs, a des formes calmes, précises, pourtant passionnées. Nos bâtiments couleur d’or roux, aiment à montrer leur dédain du soleil et du vent. Beaucoup s’opposent, seuls et nus sur une éminence, au ciel dur ; les autres se contentent de l’ombre aérienne, spirituelle, abstraite de l’unique cyprès, planté sur le flanc de la maison et qui, bien orienté, dessine l’aiguille du cadran solaire. »
On peut déjà reconnaître chez Maurras, dans la contemplation de ce décor, son penchant pour les idées claires, les situations nettes et même tranchées. Il y trouve aussi son goût de la règle et de la cadence :
« Jamais les défilés de la nuit et du jour ne me sont apparus dans un ordre si beau. »
Après avoir montré que, devant la petite maison parfaitement orientée, le soleil, dans son majestueux arc de cercle, donne une idée des règles du monde, Maurras salue la nuit méditerranéenne :
« Ainsi, sous la tenture de cet air sombre, la campagne se soulevait avec moi : je la sentais monter comme si elle n’eût rien été que la suite de mon regard... Cette large nuit de printemps dut remuer quelques-unes des semences de poésie dont rien ne m’a plus délivré, probablement versa-t-elle un peu de raison... Le soleil est là-haut que nous ne créons pas, ni ses sœurs les étoiles. C’est à nous de régler au céleste cadran, comme au pas de nos idées-mères, la démarche de notre cœur et de notre corps ! Nous ne possédons qu’à la condition d’acquérir la notion de nos dépendances pour conserver un sens de la disproportion des distances de l’univers.
« Si, en présence de ce vaste éloignement, il nous était permis de nous contenter de nous-mêmes, ne serions-nous pas nos premières dupes ? Rien ne contente et ne rassasie que le ciel ! »
C’est dans ces dispositions, éminemment favorables, que ce fils de la petite cité gréco-romaine est allé recevoir au collège d’Aix, selon les bonnes règles, le bienfait des humanités. Il a parlé en connaisseur de ses excellents maîtres, au premier rang desquels il n’a cessé de vénérer le grand humaniste chrétien que fut Mgr Penon.
Nous avons eu sous les yeux, remis par ce prélat à l’un de ses derniers élèves, l’archiprêtre Léon Côte, un cahier d’une juvénile écriture, qui ne laisse point prévoir les mystérieux hiéroglyphes des manuscrits fameux, et qui, pourtant, est signé Charles Maurras, à l’âge de seize ans.
Rencontré au hasard, voici le commentaire d’une fable de La Fontaine : Le chat, la belette et le petit lapin. Et le jeune élève d’écrire : « La question sociale, l’origine de la propriété, tels sont les graves problèmes soulevés dans cette fable. Et l’on traite le genre de frivolités ! »
Voilà quelles étaient déjà ses préoccupations.
La surdité complète dont il fut atteint, avant même cette époque, lui fit traverser une double détresse. Il se sentit comme séparé de son corps, et la vocation de la mer, dont il avait rêvé, lui fut à jamais interdite.
Ce sera vraiment la poésie, la musique intérieure, qui lui apportera son plein réconfort. Il a dit :
« J’ai gardé la poésie comme une prière qui empêche mon âme de se dessécher. »
Mais, bientôt, un autre choc se produisit, et celui-là dans son âme. Il perdait la foi de son premier âge. La privation du secours spirituel, assez fièrement cachée, ne cessera, dès lors, de le hanter silencieusement.
Nous le retrouvons à Paris où il aborde, par le journal, l’activité, qu’il ne quittera plus jamais. Lui-même a évoqué le tourbillon d’anarchie intellectuelle où sa génération s’agitait et dans lequel il se précipita.
Alors, il sent que va lui échapper cette concentration d’esprit — le seul bien qui lui reste — et qu’il tient de ses humanités et de ses contemplations méditerranéennes. Il n’admet pas sa défaite. Il a besoin d’attaquer quelque chose ou quelqu’un. Découvrant que le romantisme a failli l’entraîner, c’est à lui qu’il s’en prend. Il le charge de tous ses maux. Et cette bataille littéraire sera le prologue de sa politique.
Le voilà aux prises avec le fantôme de Chateaubriand !
Il l’accuse d’avoir renversé toutes les positions intellectuelles des lettres françaises. Et, pour mieux l’atteindre, il drape ses invectives dans une magnificence digne des périodes de l’autre :
« Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n’a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel ; mais le passé comme passé et la mort comme mort furent ses uniques plaisirs. À la cour, dans les camps, dans les charges publiques comme dans ses livres, il est lui, et il n’est que lui, ermite de Combourg, solitaire de la Floride. Il se soumettait l’univers. »
Il y a dans cette éloquence furieuse, le tracé, en lettres de feu, d’une attitude que Chateaubriand ne se fût peut-être pas déplu à reconnaître. Mais il aurait pu justement se plaindre qu’on eût oublié quelques services éclatants, rendus au gouvernement de la Restauration et aussi l’hommage porté dans l’exil au vieux Charles X et au petit duc de Bordeaux.
Laissons un instant, face à face, ces deux illustres tenants de la monarchie. Et demandons-nous, par rapport à elle, ce qui les rapproche et ce qui les oppose.
Et d’abord, on ne saurait voir en eux des serviteurs faciles, mais ils n’ont jamais accepté d’un autre régime aucune compromission, toujours prompts à offrir leur vie à leur cause et à lui sacrifier les honneurs et les biens. Chacun d’eux est mort pauvre et solitaire, fier, ombrageux et fidèle.
Seulement le gentilhomme breton a monté, près de la monarchie, une sorte de garde funèbre, tandis que le petit bourgeois de Provence en a ranimé la flamme dans l’histoire.
Venons au grand débat qui opposait le vivant au mort : le Romantisme !
Maurras n’attaque pas la sensibilité, le mal du siècle, à la manière de ces gens qui, n’ayant jamais péché, ignorent la faiblesse humaine, ou de ces bien portants qui, jetant un regard froid sur les malades, se bornent à leur dire : « Portez-vous mieux ! »
Il a participé à leur inquiétude. Sur son front a passé le vent de leur détresse. Il ne propose pas à la littérature de s’enfermer, du jour au lendemain, ni jamais, dans le genre didactique.
Ce qui l’irrite, c’est le renversement des normes, c’est le caprice individuel érigé en principe, la sensation faite règle. C’est cette hypocrisie qui transforme l’humeur en loi.
Il ne s’est jamais refusé ni à comprendre la volupté, ni à regarder vers les pentes où glisse l’humaine nature. Il demande seulement que l’intelligence mesure les passions et que le dernier mot lui reste.
Avec quelle sollicitude le voit-on se pencher sur Les amants de Venise. Sans doute va-t-il condamner l’amour romantique, l’amour prétendu de droit divin. Mais quelle tendre condamnation ! Quel beau roman compréhensif, avec tant de sympathie pour Alfred de Musset, dont le bien dire — plus classique que romantique — et la naïveté généreuse ont ému, sous toutes les réserves que l’on voudra, le cœur de Maurras.
Même, à ses yeux, « n’avoir pas déliré avec le poète des Nuits n’est pas très bon signe ».
Ce qui est grave, pour l’auteur des Amants de Venise et de l’Avenir de l’Intelligence, ce n’est pas un délire momentané. Les classiques n’ont point supprimé la sensation, mais ils l’ont maintenue sous le gouvernement de l’intelligence.
Avec les romantiques, cette royauté est renversée, comme l’autre. Il suffit de sentir et il n’est plus nécessaire d’expliquer ni de comprendre.
Maurras considère que les tendances du romantisme se sont singulièrement aggravées sous l’influence des philosophes et des poètes allemands — Goethe excepté, auquel il attribue une mystérieuse origine provençale — et il ne cessera de cribler le germanisme de ses flèches et de le repousser comme incompatible avec la tradition du génie français.
Le perpétuel devenir de la philosophie allemande se heurte à la notion de fini, de limite qui lui est chère, non pas en opposition avec l’infini divin, mais avec le désarroi humain.
S’il a dit « nature est un participe futur », il s’agit d’un futur bien déterminant, bien réglé, non d’une vague déclivité vers les gouffres obscurs.
Grave conséquence de la révolution romantique dans le langage ! Le mot prendra le pas sur la phrase. La couleur et le relief l’emporteront sur la composition.
La critique littéraire, à laquelle Maurras a consacré les commencements de sa carrière, s’inspire toujours de cette opposition tranchée entre le procédé romantique, qu’il poursuivra impitoyablement, et la norme classique, qu’il soutient partout où il la rencontre et qu’il appelle ardemment à revivre.
Avec quel empressement célèbrera-t-il le distique harmonieux de Mme Henri de Régnier :
« Le rameur qui m’a pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle aux ombres qu’il conduit. »
« Pas une épithète, s’écrie Maurras, nul mot voyant, mais, quelle noblesse d’agencement ! »
Toujours il conservera, envers Anatole France, un culte intellectuel sans ombre. Et il pardonnera tout à celui qui a gardé la beauté de l’éternelle composition.
On sait à quel point leurs opinions pouvaient différer et allèrent en s’écartant, Et Maurras note, à une certaine époque de sa vie :
« Je me suis abstenu de l’honneur et du grand plaisir de le revoir précisément pour échapper à une brouille. »
Échapper ! Ce mot, sous la plume du chef de l’ « Action Française » qui ne craignait rien ni personne, n’est-ce pas le comble de l’hommage ?
Il se plait à citer les termes de son ami Barrès :
« Tout ce que l’on voudra, mais d’abord Anatole France a maintenu la langue française ! »
Hé bien ! Je crois, Messieurs, qu’il n’est pas un lettré, quelque grief qu’il nourrisse à l’égard de Maurras, sur le plan politique et même sur le plan humain, qui, en écoutant cette phrase, ne l’applique à Maurras lui-même et ne rassemble ces trois noms : France, Barrès, Maurras, pour l’excellence du langage.
La phrase de Maurras s’apparente peut-être plus au grec que le style, plus latin de ses deux illustres émules.
Il est sobre et il est exact, mais avec les gradations de nuances et de ton que prend la Méditerranée qui a formé son goût.
La souplesse de la syntaxe, qui joue avec la disposition et la précision des termes rappelle la phrase grecque, et tout particulièrement cette habitude qu’il a de faire retentir trois termes progressifs, comme les vibrations accentuées d’un même instrument.
Par exemple : songé, mûri, conduit, absorbaient, aspiraient, captivaient.
Ainsi vu, le mot ricoche comme un galet sur la surface des eaux.
Et voici ce jeu délicatement introduit dans le mouvement de la phrase : « Le rythme naissant du poème porte un impératif qui ressemble au besoin, au devoir, à l’amour ! »
C’est ainsi d’ailleurs, selon cette pensée, groupée en peu de notes comme un air de flûte, que la poésie s’est emparée de la plume de Maurras.
Sur son Chemin de Paradis il a vu deux ornières, images, dit-il, du bonheur. Voyons-les aussi comme les deux voies, suivies parallèlement par sa prose et sa poésie.
Dans les confidences répandues à travers des œuvres comme L’étang de Berre, La Musique intérieure, Les Nuits de Provence et qui témoignent avec tant de charme combien Maurras fut autre chose qu’un froid doctrinaire, il a fort bien montré cette nécessité de son être de susciter le balancement régulier du poème, comme une méditation rituelle. Sa prose s’ouvre à plus d’intimité. Ses vers noblement mesurés semblent plus souvent exprimer une liturgie des rythmes qu’un abandon personnel et ils s’opposent à « L’impression démesurée, le sens indéfini, le rêve trop flottant, la parole trop vague. »
Mais, comme dans tout poète, quelque tendance qu’il invoque, il y a un romantique, déchaîné ou enchaîné, Maurras ne refusera pas toujours ses chants à d’insidieuses mélancolies.
À cet égard, comme à bien d’autres, on lira volontiers le Mystère d’Ulysse.
Sous le vent de l’île dangereuse, le roi d’Ithaque a bouché à la cire les oreilles de ses matelots. Lui, s’étant fait attacher à son mât, veut entendre le chant de la sirène.
« Le charme est assez fort pour que son cœur faiblisse »
et il lui faut presque avouer que « le désir indompté
Fait le chant le plus doux que la terre ait porté ».
La lutte est dure ! Enfin, quand le héros aperçoit les fumées d’Ithaque, il redevient maître de lui comme de son petit royaume. N’est-il pas permis de soupçonner, en ce poème, le secret des combats intérieurs que le poète a dû livrer en lui-même, mais aussi, de sa propre victoire, dès que son regard touche à la Patrie ?
Les hasards de sa profession, concourant avec son plus vif désir, ont amené Maurras au pied du Parthénon.
Sa règle d’or était là. Les lois de la beauté, des justes proportions, de la hiérarchie du monde, que lui avait suggérées son horizon natal — la Provence n’a jamais oublié l’esprit d’Hellas, sa métropole — il les trouvait sur cette colline, au centre des harmonies pensantes, dans leur parfaite essence.
Il écrit Antinéa et cette Invocation à Minerve que ne fait point pâlir La prière sur l’Acropole.
Ainsi, c’est sur les pentes, montées et descendues par la République d’Athènes, que ce rénovateur de l’idée monarchique a exalté, fortifié, nourri ses méditations.
Il le sait bien et n’en est point embarrassé. L’échec historique de la démocratie athénienne le convaincra simplement du dommage « qu’un peuple trop intelligent peut se causer à lui-même en se jouant, dit-il, des lois de son destin. »
« Mais où la Grèce n’échoua point et laissa des lois générales, c’est dans les lettres et dans les arts. C’est là qu’elle donne une immortelle leçon de communauté sociale, d’unité intellectuelle, d’ordre vivant, d’eurythmie. »
Tout était confondu, écrit le vieil Anaxagore, l’Intelligence vint et mit en ordre. Et, invoquant Minerve, il l’appelle :
« La victorieuse du nombre, la claire et douce qualité, mesure de l’âme à la cadence de l’univers, fille de la nature et supérieure à sa mère. »
« Et d’ailleurs, ce que je loue, dira-t-il, n’est point les Grecs, mais l’ouvrage des Grecs, et je le loue non d’être grec, mais d’être beau. »
En revenant par l’Italie, en méditant sur Florence, il marquera que la culture latine est son lien nécessaire avec l’hellénisme.
À cette moisson d’humanisme et d’harmonie, dans l’esprit et le cœur de Maurras, il faut ajouter l’lle-de-France et Versailles, la plus douce cadence de l’air et du paysage et le même miracle d’apogée classique, obtenu par la France que par la Grèce !
Comment oublierai-je cet après-midi, où, par une incroyable chance, soutenue du plus pur dévouement, un ami commun, qui aujourd’hui n’est plus, l’abbé Joseph Carol, parvint à détourner Maurras de ses occupations incessantes et à l’amener flâner dans les allées de Le Nôtre, autour du palais du Grand Roi.
Le timbre extraordinaire de sa voix, d’une profondeur voilée, révélait en de véritables stances, rythmées comme, les jets d’eau des bassins, cette même ferveur sacrée qui avait exalté le poète au pied des Propylées.
Maurras avait placé son Invocation à Minerve sous les auspices de cette pensée d’Aristote :
« L’homme et non l’homme qui s’appelle Callias. »
Et nous voilà au centre du grand débat, ouvert par Maurras avec la Révolution. Qui doit prendre le pas : la société ou l’individu ?
Et pourtant, s’il a invoqué la raison sur les marches d’un temple, les hommes de la Révolution ne lui ont-ils point, de leur côté, rendu des honneurs divins ?
Maurras leur en impute un usage déréglé. S’il y a une démesure du cœur, il y a, selon lui, une démesure de la raison.
« Elle est un principe d’ordre qui se trouve dans la nature, non point subordonnée à l’homme, mais ordonnateur de son intelligence. »
Il dira dans sa prosopopée à Minerve :
« Les pauvres gens te voulaient faire à leur image.
Puisses-tu nous former, au contraire, sur ta beauté. »
Et voilà que la Société qui se rattache, ou se devrait rattacher à cette cadence, se trouve, par les héritiers du Contrat social, renversée au profit de la personne. Tout homme va prétendre porter en soi l’univers, et l’on ne tiendra plus pour règle que l’opinion de chacun, dont le nombre décide.
La société sera entièrement subordonnée à l’individu. Les contrats qui la fondent pourront toujours être rompus, toujours renouvelés.
Ces nouvelles dispositions des rationalistes du XVIIIe siècle rebondissent avec les romantiques pour qui le « moi » est tout. Ainsi les anciennes hiérarchies, les vieux ordres d’existence, famille, métier, province, considérés jusque-là comme des soutiens, sont renversés comme des obstacles.
Maurras, penché avec amour sur sa patrie qu’il considère comme l’héritière de cette intelligence aiguë, fine, déliée de la Grèce antique, se demande si, elle aussi, ne se précipite pas, comme la république athénienne, vers un destin fatal !
Il observe que, sans avoir rien perdu de leurs qualités, ni dans les arts, ni dans les lettres, ni dans les sciences spéculatives ou appliquées, ni sous les armes où ils continuent à faucher des moissons de lauriers, les Français ont eu à subir, après 1792, six invasions et ont vu leur capitale quatre fois foulée par l’ennemi, alors que la monarchie expirante leur avait légué un sol inviolé depuis plus d’un siècle, et une capitale qui n’avait pas connu d’occupation depuis qu’Henri IV avait dit aux généraux espagnols :
« Mes compliments à votre maître, mais n’y revenez plus. »
Puisque le génie national reste intact, le mal ne saurait être que politique.
Ne s’exprime-t-il point, d’ailleurs, dans l’instabilité des régimes à travers lesquels, la France, depuis qu’elle a rejeté ses institutions séculaires, paraît s’épuiser à la recherche d’un équilibre nouveau ?
Quand Maurras établissait ce bilan, c’est-à-dire au commencement du XXème siècle, on en comptait déjà douze, en moins d’un siècle et demi : Constituante, Convention, Directoire, Consulat, Premier Empire, Première Restauration, Cent Jours, Seconde Restauration, Monarchie de Juillet, Deuxième République, Second Empire, Troisième République.
Nos républiques se plaisent à porter des chiffres à la manière des rois !
L’investigation de Maurras passe de la forme des gouvernements au malaise dont ils souffrent, et qui affectent les deux branches humaines du travail national : la main-d’œuvre et la pensée.
Il les voit, l’une et l’autre, désemparées, sans garantie pour leur lendemain, menacées dans leur dignité et leur indépendance par la puissance anonyme de l’argent :
« seul déterminant depuis la disparition des vieilles hiérarchies ».
Tel est, en ce qui touche aux intellectuels, le thème de son livre célèbre : L’avenir de l’Intelligence.
Quant aux problèmes ouvriers, il y revient fréquemment dans ses articles. Le droit d’association, rappelle-t-il, a été supprimé comme un privilège par la législation de 1789, de sorte que les ouvriers se sont ainsi trouvés démunis de toute organisation devant les progrès de la grande industrie. Les crises sociales des XIXème et XXème siècles ne sont pas autre chose que la recherche douloureuse d’un statut nouveau.
Remarquons que les anciennes corporations, trop limitatives, ne sauraient correspondre, sous leur forme ancienne, aux besoins d’aujourd’hui. Mais ce qui a gardé beaucoup plus de valeur d’exemple, c’est la confrérie de métier, véritable assurance sociale, indépendante de l’État, organisée par la profession.
Au temps où Maurras commençait à rassembler ses observations, le plus grand nombre des Français, s’il s’inquiétait de l’avenir, ne songeait guère au passé.
Un cénacle d’érudits, de penseurs, un Fustel de Coulanges, un Taine, un Renan, un Le Play, trouvaient une audience attentive, sans doute, mais peu étendue.
Le reste du pays acceptait, à peu près, cette étrange abréviation que d’honnêtes esprits, cédant à un impératif doctrinal, imposaient à notre histoire, en la faisant dater de 1789. Cependant quelque parti que l’on prenne dans le présent, il y a, pour une nation telle que la France, une noble curiosité à se connaître tout entière. Comme l’a dit Fustel de Coulanges, l’Histoire de France était devenue un peu honteuse d’elle-même, au delà d’une certaine époque.
Or, débordant son système, et aussi bien à l’égard de ceux qui l’acceptent que de ceux qu’il n’a pu convaincre, Maurras a tiré de la léthargie un millénaire de grandeurs, dont il est légitime d’être fier comme français, sans pour cela qu’il soit nécessaire d’être monarchiste.
Là où les deux premières dynasties avaient échoué, les Capétiens ont rassemblé patiemment, avec le concours, certes, de toutes les catégories de leurs sujets, en la variété infinie et harmonieuse de nos données terrestres, toutes les données humaines qui, dans notre hexagone sacré, ont abouti à exprimer la nation française.
Maurras ne fabrique pas de constitution. Il se borne aux conditions d’existence de ce millénaire qui ne fut certes pas d’un égal cheminement, par ces défilés, ces tourbillons, ces ravins, ces crêtes, ces floraisons, ces broussailles mais où jamais ne fut perdu le fil conducteur dynastique.
« Qui t’a fait roi ? » jetait le comte de Périgord à Hugues Capet.
L’avenir, le génie de la France, telle est la réponse de l’Histoire. Ses descendants, de valeur inégale, demeurèrent liés dans le temps, par les revers et par les triomphes et l’intérêt qui les portait à réparer les uns et à prolonger les autres.
Leur art fut de maintenir l’unité dans la variété de l’espace et du temps.
Il y a plusieurs conceptions de la monarchie, comme il y a plusieurs conceptions de la république.
Maurras donnait sa préférence à la monarchie, quelque peu romaine, des légistes, drapée dans le manteau de Louis XIV. Mais il ne s’offusquait pas de lui voir préférer la « monarchie coutumière » ressuscitée par Henri IV. C’était une occasion pour lui de rendre hommage à la variété d’adaptation, de la dynastie aux circonstances, à sa méthode expérimentale qu’il définissait en une formule célèbre : l’ « empirisme organisateur ».
Et il se demandait, ou plutôt ne se demandait plus, mais il posait à ses lecteurs cette question :
« Les hasards de l’hérédité ne comportent-ils pas moins d’inconvénients et plus d’avantages que le choix précaire et vacillant des volontés humaines ? »
Mais, ces volontés elles-mêmes, ces individus qui composent le nombre, l’homme qui s’appelle Callias, quel sera son sort dans une société, dans un état qui prétend recouvrer sa suprématie sur la personne ?
La sécurité, la stabilité qu’on lui offre en échange, suffiront-elles à compenser la perte de cette possession de soi-même, de cette fière initiative qui valent bien des sacrifices et qui forment comme le panache de la Révolution française ?
Maurras ne néglige pas ce souci et réserve à la personne humaine toute la dilection dont il entoure la part d’autonomie des provinces. C’est ici, dans le cadre de ses intérêts visibles, de son patrimoine historique et moral, dans le plein exercice de sa compétence, que l’homme qui s’appelle Callias, que l’homme qui s’appelle Maurras, que l’homme qui s’appelle un pêcheur de Martigues trouve jour à se définir, à se maintenir et à s’affirmer.
Maurras, en traçant son épitaphe, ne s’est-il pas flatté d’avoir agi « Pour que revivent en France les libertés de nos républiques ! »
Qu’est-ce à dire ?
Qu’il est une partie de la vie nationale, réservée aux groupements naturels locaux, sous le contrôle direct des individus. On a trop enseigné, selon Maurras, la partie abstraite :
« Il y eut, remarque-t-il, une France fédérative florissante jusqu’à la Révolution. »
Montaigne appréciait particulièrement cette organisation où le pouvoir central ne laissait parler de lui à un homme tranquille que deux ou trois fois dans sa vie.
Aux communes, les affaires proprement communales, aux provinces les provinciales, à l’État, les siennes. Une telle conception n’est pas seulement politique. Elle est, chez l’auteur de L’étang de Berre, profondément affective.
C’est peu de vous crier que mon cœur vous possède
O Martigues plus beau que tout
De la Conque de Fos au récif de la Mède
Laissez-moi chanter, je suis vous !
Oh ! Il n’est plus ici question de l’homme en général et de ces statues grecques, en qui s’équilibrent tant de lois de la beauté qu’elles n’ont plus l’air de ressembler à personne !
Quand le poète s’écrie « je suis vous », n’est-ce pas chacun de ses amis, les pêcheurs, qu’il rencontre en allant de sa maison au rivage ?
Il ne s’est pas borné à rimer la force et la beauté de telles existences. Il les a défendues. Et, en son extrême vieillesse, il brandissait encore la plume, dans Aspects de la France pour soutenir — à grands renforts d’arguments techniques — les pêcheurs de Martigues qui avaient refusé aux bateaux pétroliers les passages de l’étang de Berre, jusqu’à ce qu’ils cessassent d’y répandre le mazout empoisonneur.
Les fruits légitimes des travaux de ses compatriotes n’ont jamais paru négligeables à ce philosophe désincarné ! Qu’était-ce, quand il s’agissait de leurs traditions spirituelles ! Le Félibrige, qui se réunissait à Paris, dans les cafés du quartier latin, et où il s’était inscrit dès sa jeunesse, ne lui parut point assez actif et il rompit avec lui pour s’entendre avec ceux qui, plus près du sol natal, menaient la lutte au nom d’un fédéralisme réalisateur.
Son dévouement actif, fervent et passionné à Mistral et à son œuvre n’avait d’égal que sa fidélité respectueuse pour Anatole France.
Sa position n’est pas vacillante entre ces deux pôles. Elle est nette : Fédéraliste, oui, séparatiste, jamais !
Évoquant le drame lointain, où par de durs sacrifices s’est consacrée, entre le Midi et le Nord, l’unité nationale, il reprenait la parole fameuse de l’auteur de Mireille et de Calendal :
« Le Midi n’a pas été réuni au Nord comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un autre principal. »
Cependant, a-t-il pris soin d’ajouter, en accord avec le sage de Maillane, l’histoire a consacré des faits. Saint Louis, en apaisant ce drame, dont il tirait une conclusion nationale, ne pensait pas autrement.
L’unité s’est formée autour du roi de Paris. Et Paris ne peut être que la capitale de toute la France.
Personne n’a jamais contesté, dans un débat récent — qui pénétra jusqu’en vos délibérations — que « la langue provençale, selon les termes de l’un des vôtres, fît partie du domaine français ». La controverse ne portait que sur des modalités et des degrés d’enseignement. Excellent écrivain et poète d’oc, majoral du Félibrige, Maurras a soutenu la langue des troubadours pour être honorée et entretenue là où elle est née. Mais il n’a jamais songé à diviser, sur le plan national, un langage que l’histoire a donné en commun héritage à tous les Français. Sa langue patrimoniale avait son intime tendresse. Sa langue nationale avait son ardent respect.
Puis-je me permettre en cette occurrence de me souvenir, Messieurs, qu’il y a quelque vingt ans m’était échu le grand honneur de représenter, comme mainteneur, au troisième centenaire de l’Académie française, l’Académie des Jeux Floraux, fondée au XIVème siècle par les Sept troubadours, et à laquelle plusieurs d’entre vous sont liés par des lettres de maîtrise.
Les pensées qui m’animaient alors ne sauraient m’échapper aujourd’hui. Dans le mouvement intellectuel répandu sur tout le territoire, l’Académie française exerce une vertu symphonique. Loin de méconnaître la vitalité des provinces, elle a multiplié vers elles les gestes d’amitié. Elle exprime l’unité sacrée du pays, soutenue par le libre génie des provinces qui l’ont formé et qu’il garantit à son tour.
Elle rassemble dans l’espace, elle rassemble aussi dans le temps et, parlant, pour la première fois, comme l’un des vôtres, si je ne me défends pas, en exposant les idées de Maurras, d’avoir évoqué la vieille France avec un amour respiré dans mon foyer, je me garderai de méconnaître des gloires plus récentes. Elles doivent se rejoindre.
N’en est-il pas ainsi dans le cœur de chaque être, où l’on découvre, vivant ensemble, tant de disparates ?
Ainsi, de la nation elle-même, surtout quand elle est aussi ancienne et, reconnaissons-le, aussi agitée que la nôtre. Maurras n’a-t-il pas dit :
« La Révolution, sublime parfois, est une expérience infiniment honorable pour un peuple...
« ... L’association du Tiers-État aux privilèges du Clergé et de la Noblesse, les transferts de propriété, les nouveautés agraires, voilà des événements naturels, en quelque sorte physiques, qui, doux ou violents, accomplis par l’orage ou par le beau temps, se sont accomplis. Je les nomme des faits. »
Il est vrai qu’il a dit aussi : « C’est une expérience manquée. Les principes révolutionnaires ont toujours entravé l’œuvre naturelle de la Révolution. »
Discrimination d’un haut intérêt intellectuel, mais bien difficile à obtenir dans les états d’âme !
Les apports physiques et moraux de toute notre histoire fermentent dans les veines de chaque Français. On ne peut écarter ni le millénaire qui précède 1789, ni les deux siècles qui suivent. Si les esprits gardent leurs préférences, l’histoire tout entière est en chacun de nous.
D’ailleurs, quelqu’interprétation différente qu’elle ait donnée de notre caractère national, quelques controverses passionnées dont elle reste l’animatrice et la proie, si nous la considérons dans le panorama de l’Europe, jointe à l’épopée impériale qui l’enchaîne et la prolonge à la fois, la Révolution représente avec le XIIIème et le XVIIème siècle — malgré la dureté des contrastes et les réserves qu’impose le sacrifice des victimes innocentes — l’une des trois plus puissantes époques du retentissement de la France.
Du point où nous sommes, nous n’avons rien à séparer de notre patrimoine, ni notre élan vers la foi, ni notre élan vers la grandeur, ni notre élan vers la liberté !
Il n’est pas concevable, il n’est pas conforme à l’unité du Destin national, qu’un fossé reste indéfiniment creusé entre deux conceptions de la France.
Les efforts conjugués de l’histoire et de l’activité sociale contemporaine retrouvent, dans le passé, des formes de vie telles que le groupement familial et professionnel propres à répondre aux plus généreuses aspirations de l’avenir vers le bonheur de l’être humain.
L’avenir ne s’oppose pas nécessairement au passé. S’ils se comprennent, ils s’entr’aident. Il peut y avoir des crises de conscience dans une même âme. Et c’est toujours la France qui cherche, qui palpite, qui se souvient, qui pardonne et qui vit !
Un siècle et demi s’est écoulé, apportant ses épreuves et ses apaisements depuis le jour où Louis XVI, après avoir traversé en carrosse, à côté de son confesseur, un Paris morne et silencieux, aux boutiques fermées, s’arrêta sur la place nommée aujourd’hui « Place de la Concorde » et gravit d’un pas ferme les marches de l’échafaud.
Et là, par une grandeur d’âme que chacun peut comprendre, voulant noyer toutes les rancunes dans son sacrifice, il a émis ce vœu suprême :
« Je souhaite que mon sang cimente le bonheur des Français. »
Puisse ce généreux appel ne cesser de retentir, par-dessus le roulement du tambour, et le long chemin du temps !
Laissant, de nos souvenirs, s’éloigner ce qui nous divise, préservons ce qui nous unit, c’est-à-dire une pratique séculaire de toutes les formes de la dignité humaine, dans un ordre qui, pour la satisfaire, exprime, à la fois, la beauté et l’équilibre délicat de nos disciplines.
Parmi ces disciplines prend place le système d’idées que Charles Maurras a légué à la méditation de ses compatriotes.
Il n’aimait point qu’on l’appelât Maurrassisme. C’est d’abord qu’il estimait devoir beaucoup à ses compagnons, trop serrés autour de sa personne pour être séparés de sa mémoire.
L’un d’eux a siégé parmi vous, Jacques Bainville, qui faisait, à la fois, de l’Histoire un théorème par la logique de la pensée et une œuvre d’art par la pureté de son style.
C’est aussi qu’il préférait à un qualificatif individuel le nom de Nationalisme intégral.
« La nation, écrivait-il, est le cycle terminal de la société temporelle. Elle n’est pas contractuelle, elle est naturelle et historique. Depuis la disparition de l’empire romain et la rupture de la République chrétienne du Moyen Âge, la nation est la condition terrestre de la vie humaine ! »
Et il appelait en témoignage de ce fait la virulence des affirmations nationales dans le monde actuel.
L’impératif de la patrie lui semblait le plus fort des impératifs humains.
Cependant, que ce soit pour la soutenir, que ce soit pour la combattre, qui pourrait concevoir la doctrine sans la marque du fondateur, de son tempérament, de son caractère ?
Cet homme, qui, dans le privé, se montrait l’affabilité même, se prêtait aux controverses de ses amis avec cette forte douceur de la Méditerranée, agréable aux jeux du soleil et des voiles, manifestait, dans la vie publique, un penchant immodéré pour la violence.
Sa doctrine, Maurras la défendait en attaquant. C’était une marche à la tempête. Il la dépouillait de toute relativité, de toute concession. Il voulait lui faire place nette.
Mais, ne l’a-t-il pas mieux servie par la triple force incontestable de son courage, de son désintéressement, de son verbe, que par l’excès de ses polémiques ?
Lorsque M. Henry Bordeaux le recevait au milieu de vous, il disait, s’autorisant d’une longue et indépendante amitié qui fut aussi la mienne : « Logicien impitoyable, la raison vous entraîne au delà de cette mesure qu’elle enseigne. Si j’affirmais ici que vous fûtes toujours équitable, je crois bien que vous souririez le premier de ma candeur. »
Maurras lui-même, un jour qu’il avait été mordu par un chien, répondait à ceux qui s’empressaient de le soigner : « Il est bon qu’un polémiste soit un peu enragé ! »
À franchement parler, on peut dire que la rodomontade l’amusait, et cela d’autant plus que son intrépidité lui permettait de soutenir l’audace de ses propos. Ainsi en témoigne, dans Le mont de Saturne, l’épisode héroï-comique de son cartel à Mariéton, où il se met en scène avec la plus charmante ironie du pays d’oc.
S’il tenait pour vaines les discussions parlementaires, il en était autrement des polémiques de presse. C’était l’Agora pour ce fils d’Athènes. Il a dit quelquefois qu’après avoir atteint ses buts politiques, il retournerait à la littérature pure. Mesurait-il ce que lui aurait coûté ce sacrifice ? La liberté de la presse lui était sacrée, comme à tous ceux qui se réclamaient de lui, et il n’eût pas hésité à monter sur une barricade pour la défendre.
On ne saurait méconnaître que la polémique, la satire ont existé de tout temps comme genre littéraire et satisfaction donnée aux bouillonnements de la nature humaine.
Mais il arrive qu’au delà d’une certaine limite, facilement franchie, quand la fougue l’emporte sur la prudence, et parfois sur le respect d’autrui, elle stimule l’ardeur de l’adversaire au lieu de la briser. En même temps, d’ailleurs, elle nourrit la vigueur des compagnons de lutte. Et telle était la position de Maurras, le premier exposé aux coups — et ceci sans métaphore — entre les cohortes frémissantes de ses disciples et celles de ses ennemis.
C’était un rassembleur de volontés, un promoteur d’enthousiasme et les uns déplorent, tandis que les autres admirent et que nul ne conteste sa magique influence sur une partie de la jeunesse française.
Il avait dans sa démarche quelque chose d’inflexible et, sur son visage de philosophe grec, se marquait une résolution contre laquelle, aucune menace, aucun danger, aucun choc du monde extérieur ne pouvaient rien.
Il connut sans fléchir les pires vicissitudes et la plus cruelle de toutes. Un nom vient naturellement à mes lèvres. Il eût à subir, comme Socrate, la colère de la cité. (mis en gras par nos soins, ndlr)
Sans sortir, Messieurs, de la sérénité qui s’impose en ce lieu, sans se mêler aux luttes intestines, au-devant desquelles il s’est, lui-même, toujours jeté, on ne saurait loyalement évoquer la mémoire de cet homme sans apercevoir, au-dessus de tous les tumultes, son brûlant civisme, son indéfectible amour de la Patrie.
Les contresens flagrants, répandus sur ces formules avec lesquelles il aimait, avons-nous dit, à jalonner son discours, ne résistent pas à l’examen des contextes.
On a pu lui adresser bien des reproches, regretter sa violence trop érigée en préceptes, son intolérance, ses partis pris, ses injustices envers les particuliers et les gouvernants, ses outrances de langages à toutes les époques de sa vie notamment sensibles pendant la dernière guerre, mais en écoutant battre son cœur à travers son œuvre, on sentira, même si l’on diffère d’opinion sur les destinées nationales, que pas une de ses fibres n’a cessé de vibrer pour la France !
Disons davantage. C’est sa doctrine du nationalisme intégral, poussée au paroxysme de la ferveur, qui lui a valu ces années douloureuses de séparation d’avec l’Église Romaine, dont il n’a cessé d’exalter la grandeur.
Le Saint-Siège jugea, quel que fût le culte dû à la nation, groupement nécessaire et admirable des sociétés humaines, qu’il fallait craindre le danger, sinon de la déifier, du moins de l’élever à un ordre métaphysique qui n’est point le sien. Au-dessus de la nation, pour les croyants, il y a la chrétienté, pour les autres, il y a l’humanité ; pour tous, la paix entre les hommes.
Ce n’est point que Charles Maurras eût confondu ces degrés. Il a explicitement reconnu que la nation devait : « entrer naturellement en rapport et composition avec les principes de vie internationale qui peuvent la limiter et l’équilibrer ».
Toutefois, son agnosticisme et la prédominance de la politique dans son activité quotidienne avaient fait appréhender que cette distinction ne demeurât trop en marge des exposés courants et hors de portée d’une information coutumière.
Il y avait aussi, dans les contes du Chemin de Paradis, certains passages heurtant l’orthodoxie. Il les a retirés.
Ma tâche n’est point de prendre part aux controverses qui restent ouvertes sur tous les plans de l’âme et de l’esprit, autour d’une œuvre aussi combative et aussi chargée d’idées que celle de Charles Maurras et jusqu’en ses derniers ouvrages.
Mais elle m’impose de retenir deux faits capitaux.
À la suite d’une lettre d’obédience publique et solennelle des dirigeants d’Action Française, le Pontife régnant a levé l’Interdit.
Quant à Maurras lui-même, quels qu’aient été auparavant les retours de griffes du vieux lion, endurci par trois quarts de siècle de combats, le dernier mot de sa vie s’exprime par son retour lucide à la foi catholique.
Il ne s’agit pas d’un aveu demi-conscient, tombé d’une bouche expirante. Il a trouvé, dans la clinique de Tours, auprès du Chanoine Cormier, son second chemin de Paradis. Dans les ornières du premier se sont fanées les fleurs païennes. Au creux de celles-ci ne descendent que les rayons de l’étoile du berger.
En vérité, Maurras a porté toute sa vie, au secret de son cœur, la hantise du divin. Tant qu’il n’a pu l’atteindre, il a trouvé chez Auguste Comte, avec une philosophie de l’ordre humain, la double qualité de la précision scientifique et de l’élévation morale. Mais voici la limite de son adhésion. Le positivisme même, abordé à la fin, n’a jamais pu le rallier à son dogme central :
« En esthétique, en politique, dit-il, j’ai connu la joie de saisir, dans leur haute évidence, des idées-mères. En philosophie pure, non ! »
Les dernières années d’épreuves, de prison, de maladie, de solitude ont été de la plus vive alacrité d’esprit, d’intense production. Il remontait aux sources métaphysiques, taries par la crise de sa jeunesse. Et c’est de là qu’est sortie l’une des plus curieuses révélations de sa vie secrète : cette intimité constante, exaspérée, comprimée, de toute sa longue existence, avec Pascal, qui, enfin, a éclaté au jour dans un de ses ouvrages posthumes : Pascal puni.
Pascal, en bannissant la raison de la recherche du divin, pour la remplacer exclusivement par le témoignage, avait précipité Maurras hors du dogme.
D’un argument des théologiens qui ne visait qu’à rabaisser la superbe, Pascal s’était servi pour diffamer, déformer la raison.
Maurras ne lui pardonnait pas d’avoir détruit : « le petit appareil que nous ont fabriqué les Puissances supérieures pour connaître et savoir ».
Il se récrie, devant la dureté de Pascal :
« Plus je le lis — mais il ne peut s’empêcher de le lire — plus il me fait horreur, lui, sa sœur, sa nièce, toute la bande ! Ils sont durs, perdus d’orgueil. Leur charité est toute hérissée de haine et, de là, sort leur tristesse, leur hargne, leur goût de la destruction. »
Et Maurras se détourne alors en pensée vers : « sa chère, belle, douce et délicieuse petite Thérèse de Lisieux ».
C’est entre les mains de la Sainte presque enfant, mais dont une saisissante vigueur de pensée anime les humbles écrits, que Maurras a remis son destin.
Elle rejoint le souvenir de cette mère intelligente, tendre et forte dont il porta, pour ainsi dire, une seconde fois le deuil, tant qu’il douta de pouvoir la retrouver.
Le problème qui hante les derniers jours de Maurras n’est pas un problème politique. C’est un problème religieux. Il a rouvert le fond de son être, où l’inquiétude métaphysique était entretenue comme une plaie sacrée.
Et le prêtre qui en a porté témoignage, affectueusement accueilli, a fait entendre au vieux penseur, avec une douce prudence, l’appel de la foi,
Celui qui a dit : « En politique tout désespoir est sottise absolue », qui, en dépit des coups les plus terribles du destin a gardé sa confiance comme une cuirasse sans défaut, que va-t-il en faire devant l’invisible, au seuil de l’au-delà ?
Sans doute, le philosophe est-il heureux que la plus juste orthodoxie lui permette de n’avoir pas à se dépouiller de cette raison — qu’il n’a jamais déifiée qu’en métaphore — mais qu’il a toujours tenue fermement, comme un bâton de marche. Toutefois, il comprend qu’elle ne peut rien sans une autre lumière.
Si Pascal a dit : « le cœur a ses raisons... » Maurras aurait pu dire : « La raison a son cœur ! »
Sans doute, les lignes du Parthénon ne s’effacent pas, mais s’éloignent dans leur azur trop vide pour laisser avancer devant elles, dans la grisaille de l’Ile-de-France — tant aimée, elle aussi — des visions de cathédrales !
Et, enfin, il n’y a plus que le monde invisible.
Le poète en Maurras exprime alors la sérénité de l’homme :
« Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine,
Entre les bras de l’espérance et de l’amour ! »
Suprême demande.
La réponse est silencieuse, comme un pas dans la nuit. Elle est pour lui seul. Il ne peut en cacher sa joie. Et c’est alors que ce penseur, isolé, par sa surdité, du contact des hommes et, par le doute philosophique jusqu’à cette heure, de la présence divine, murmure, après les derniers sacrements :
« C’est la première fois que j’entends venir quelqu’un. »