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Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet

L'Union sacrée : comme une tragédie antique (II)

L'Union sacrée : comme une tragédie antique (II)

2. Le texte de Maurras : article "La Vérité" (paru dans L'Action française du 4 août 1914) :

"La défense nationale tend à rendre unanimes la pensée et le cœur français.
Le gouvernement annonce qu'il laissera ouverts les deux cents établissements congréganistes dont la fermeture était annoncée. Les manifestants socialistes, qui se prenaient pour des anti-militaristes, ne seront pas poursuivis et feront de très bons soldats.
Ne serait-ce que pour remplacer, dans les hôpitaux et dans les écoles, les instituteurs, les professeurs, les infirmiers qui seront à la frontière, le rappel de soixante mille religieux exilés s'imposerait au nom des mêmes convenances morales, des mêmes nécessités politiques (1). Il ne faut plus former qu'un peuple. L'intensité de notre lutte extérieure dépendra toujours, dans quelque mesure, de la profondeur de la paix que nous aurons fait régner entre nous.

En proclamant hier, à cette place, une volonté d'amnistie nationale, nous ne prétendons pas amnistier les institutions destructives ni aucune des idées qui feraient descendre ce noble peuple au tombeau. Nous n'oublions pas que la folle arrogance des Barbares vient uniquement des forces publiques et militaires que leur procure leur organisation politique. Nous ne tromperons pas, nous ne laisserons pas tromper le pays sur les vraies causes de l'invasion germanique. La distinction que l'on cherche à introduire entre les peuples allemands et les "castes" ou les dynasties qui les dirigent sont plus que faibles. Voyons les choses et les nations comme elles sont. L'État teuton est l'expression de la nature, de la situation, de l'intelligence et de la volonté teutonnes, ni plus ni moins. Si, de Belgrade à Yokohama, si d'Alep à Rio, l'Allemand est l'objet de la haine de tous les peuples, c'est qu'il est en train de leur voler leur place à tous. À l'étroit sur un territoire à peine supérieur à celui où 59 millions de Français vivent à l'aise, ses 67 millions de nationaux étouffent, essaiment, chicanent, brutalisent en tout lieu sans pouvoir réussir chez aucune race, qu'elle soit rouge, jaune, noire ou blanche, à se faire autre chose que des ennemis obliques ou francs. Leur caractère haïssable, leur appétit inépuisable, voilà les deux facteurs d'un impérialisme qu'il faut voir et juger tel qu'il est.

À quoi bon des erreurs nouvelles ! Une République allemande, à supposer qu'elle se fondât, ne tarderait pas à nous donner un spectacle analogue à celui que nous offrirent vers la fin du XIXème siècle les États-Unis d'Amérique, cette République qui ouvrit en 1898 la série des grandes effusions de sang par sa guerre de Cuba et des Philippines, dont les violences matérielles le cèdent encore à l'indignité de la procédure diplomatique, à la honteuse tragi-comédie du Maine (2), aux pacifiques rapines du traité de Paris. Donnerez-vous une Constitution plus libérale à l'Allemagne ? C'est précisément la Constitution qui florissait au Japon à l'heure où fut commis le guet-apens de Port-Arthur. Les sauvageries de ce genre ne sont pas le fait des régimes, mais des nations : sur ce point-là, l'absolutisme de Guillaume II peut invoquer le patronage du Sénat américain et de la monarchie tempérée du Japon. Aux uns comme aux autres, il n'y a pas à dire à bas la Monarchie, ni à bas la République, mais bien à bas la barbarie ! Il y a six cents ans, le roi de France, Philippe le Bel l'avait jugée et condamnée en deux mots : "Troup alemant" (3) ! Reste à sentir par les trois exemples de l'Amérique, de l'Asie et de l'Allemagne, donnés en seize années à peine, le peu de fonds que l'on doit faire sur les superstitions juridiques et ce respect du droit des gens que tant de bons esprits préférèrent longtemps à nos troupes de couverture (4). Tant valent la faim, la soif, la jalousie, le fol orgueil de l'Allemand, tant vaudrait l'esprit de justice d'une Allemagne parlementaire.

Ce n'est pas du côté des chimères qu'il convient d'orienter notre esprit public. Dans la concorde revenue, dans les libres communications retrouvées, essayons, répandons et rendons lumineuses les causes vraies, profondes, de ce que M. Louis Dubreuilh (5) appelait, à la réunion socialiste d'avant-hier, "un sinistre destin". Ce destin, au point où il se dévoile, contient de précieuses révélations sur la nature exacte de la force des choses par laquelle, Français, nous ne voulons pas être emportés et qu'il nous appartient de maîtriser, puis de gouverner.

Les socialistes se montrent soucieux de réserver l'orthodoxie de leur doctrine et cet attachement à l'idée directrice fait toujours de l'honneur ; mais l'idée vaut par sa vérité, une idée fausse ne mérite que l'oubli. Il faut, il faut que les hommes de bonne foi, nés bons Français et qui par socialisme, radicalisme ou libéralisme, adhérèrent de près ou de loin aux idées qui font ces faillites éclatantes se mettent en présence de la réalité politique, la voient, la palpent et s'en pénètrent exactement : l'impuissance profonde de l'internationalisme n'est pas un accident, mais un fruit essentiel de vingt siècles d'histoire humaine. Il n'y a pas à rêver que voici la dernière guerre, et qu'on n'en fera plus ensuite, et que les États-Unis d'Europe s'en vont fleurir. Nous ne défendons pas une fleur idéale, mais la fleur réelle et vivante de la civilisation de notre univers. Tâchons de briser l'agression et, l'agression brisée, de créer de solides défenses pour l'avenir.

… Voilà les pensées que l'on roule. Pendant qu'on les écrit, la porte s'ouvre, un Camelot du roi, un Étudiant, un Ligueur, un vieil ami se précipite, nous embrasse ou nous dit adieu et nous laisse pleurant de rage, mais obstinés dans notre ancien effort d'éclaircissement national. En une heure où tant de biens sont mis en commun, et de si grand cœur, afin d'éloigner l'ennemi, n'a-t-on pas le devoir d'y ajouter encore le plus collectif et le plus utile de tous les biens, celui qui grandit sans cesse, au fur et à mesure qu'on le partage : la vérité (6).

P. S. — C'est une erreur matérielle pure qui a fait insérer hier notre rubrique habituelle du calendrier de l'Affaire Dreyfus. Le souvenir n'en est plus possible devant l'ennemi à la veille des luttes où chacun peut se racheter. Ces quelques lignes périmées ont été fâcheusement substituées par méprise à l'erratum suivant, relatif à l'article sur Jaurès d'avant-hier :

Erratum — Dans mon article de dimanche, vingt lignes avant la fin de la première colonne, une ligne déplacée a rendu la pensée inintelligible : au lieu de « nous assuraient une ère de quereller et donner à l'union pour une influence » il fallait lire : « nous assuraient une ère de paix européenne et planétaire. Sous une influence » etc.

Un remaniement ministériel a eu lieu hier. Il nous semble meilleur d'éviter d'apprécier un incident qui ne concerne que les partis au pouvoir. Il ne nous paraît pas moins superflu d'émettre un avis sur le point de savoir si les Chambres doivent se séparer, siéger ou laisser quelque commission permanente. Qu'on fasse pour le mieux. Nous ne donnerons notre avis qu'en cas de nécessité absolue.

Charles Maurras

(1) : La lutte contre les congrégations était une des obsessions anticléricales de la IIIe République, elle durait encore à la veille de la Grande Guerre.
(2) : L'explosion du USS Maine, qui blessa 260 matelots américains — dont six moururent des suites de leurs blessures — le 15 février 1898 dans le port de La Havane, précipita la guerre hispano-américaine. Différentes théories existent, toutes vraisemblables, qui voient dans l'explosion un accident, une provocation de cubains hostiles à l'Espagne ou même un faux attentat organisé par les États-Unis pour décider leur propre opinion publique à la guerre. Cette dernière théorie était très en vogue en France au début du siècle, c'est à elle que Maurras semble faire ici allusion.
(3) : Trop allemand", réponse lapidaire par laquelle Philippe le Bel répondit à une lettre présentant des revendications territoriales de l'empereur germanique Adolphe de Nassau qui, profitant des difficultés de la France en Flandre, réclamait Valenciennes et la suzeraineté sur la province.
(4) : Le premier volume des Conditions de la victoire, où cet article est recueilli, insère ici une note : "Le jour où parurent ces lignes, le territoire belge était envahi au mépris des conventions européennes signées par la Prusse elle-même."
(5) : Louis Dubreuilh (1862–1924), figure du socialisme français, fut le premier secrétaire général de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) de 1905 à 1918.
(6) : Le texte des Conditions de la victoire s'arrête sur ce paragraphe.

Illustration : ... et patriotisme révolutionnaire; "le patriotisme révolutionnaire a vocation à s’étendre au monde entier, à l’Allemagne aussi – peut-être à l’Allemagne d’abord en ce début de XXème siècle — parce que partout où régneront les Droits de l’homme et la république, là sera la vraie patrie du républicain..."