L'Avenir de la bourgeoisie
Il est presque centenaire, ce texte écrit le 15 mai 1914, très peu de temps avant le début du grand carnage...
Et pourtant, quel drôle d'effet il produit, lorsqu'on le lit aujourd'hui ! Quel étrange sentiment de "déjà vu", de "bien connu" : mais oui, c'est cela, c'est à notre situation aujourd'hui qu'il nous fait irrésistiblement penser, en France en particulier, en Europe - et même dans le monde... - en général.
"...perdre ce respect de l'argent, hérité d'une longue série de laborieux ancêtres..."; "...l'habitude du danger et le goût de la spéculation..."; troisfamilles sur dix qui "vivent plus largement que leurs moyens ne le leur permettent", "cinq qui dépensent tous leurs revenus... et deux peut-être seulement qui observent encore les anciennes pratiques d'économie et d'accumulation..."
Et cette observation, si juste, sur cette "révolution socialiste" qui "ne se fera pas par brutale confiscation, mais par un lent processus..."
Les progrès du collectivisme, dans lequel devait choir nécessairement la République, annoncent une ère de tracasseries et de spoliation non seulement pour la "richesse acquise"", comme on dit en style radical-socialiste, mais encore pour toutes les formes de richesse. Nous avons cité l'autre jour le texte lumineux de Kautsky, où il est annoncé que la révolution socialiste ne se fera pas par brutale confiscation mais par un lent processus. Eh bien ! nous avons déjà les taxes sur les successions (rendues progressives, souvenez-vous, par M. Poincaré) et qui, à chaque transmission, dévorent une large tranche des patrimoines et même engloutissent totalement les petits héritages. Avec l'impôt sur le revenu et l'impôt sur le capital, cela ferait trois fissures par où, selon le calcul des collectivistes, s'écouleraient peu à peu toutes les fortunes privées.
Or, en même temps que se dessine cette menace, voilà que les fortunes françaises sont atteintes en elles-mêmes, et cruellement, par la crise des valeurs mobilières. La débâcle a commencé par les valeurs nationales, et par les meilleures, les valeurs dites de "père de famille" (la rente, les chemins de fer etc...). Elle a continué par les valeurs étrangères où nombre de gens avaient cru trouver un refuge. (Voir la liste interminable des titres exotiques dont les cours ne représentent plus la moitié ou les trois quarts de leur prix d'achat.)
En résumé, ce que la fiscalité républicaine ne prend pas, s'en va en fumée, est perdu en compromis. Le chef de famille qui fait son inventaire, au 31 décembre, selon le vieil usage, voit, d'année en année, fondre sa fortune et il peut se dire que ce résidu n'arrivera à ses enfants que gravement entamé encore par les taxes successorales... Alors, qu'arrive-t-il ? Et croit-on que des réflexions de cette nature puissent se faire impunément dans la tête des bourgeois français. Assurément non...
Il y en a d'abord une partie qui est déterminée, par l'évidence du péril, à la résistance et à la lutte. Malheureusement ceux-là ne comprennent pas tous encore que le seul effort utile est celui qui consiste à supprimer le principe du mal. Beaucoup font des sacrifices pour aider à l'élection d'un bon député qui passera peut-être, tandis que non moins bons, deux ou trois autres à côté seront battus et remplacés par des ennemis de la propriété. Ce jeu de chassé-croisé, qui est un jeu de dupes, et qui se termine toujours par un déficit, s'est encore observé aux dernières élections. Je pourrais citer un département naguère aux trois-quarts modéré, où un grand effort a été fait contre un radical-socialiste exécré, lequel a succombé tandis que, hélas ! succombaient aussi, dans les circonscriptions voisines, deux libéraux et un progressiste. Quand les classes possédantes seront dégoûtées de cette décevante tactique, nous saurons leur indiquer un autre moyen de sauver, avec les fortunes privées, la fortune publique.
Mais, quelles que soient les vieilles et solides vertus de la bourgeoisie française, les phénomènes économiques et politiques qui sont apparus en ces dernières années n'ont pas été sans en démoraliser une autre partie.
D'abord une certain scepticisme est venu des pertes éprouvées, contre toute attente, sur les valeurs qui passaient pour offrir des garanties supérieures et dont le modeste rendement lui-même semblait un gage de sécurité. Puisqu'on était échaudé avec du 3 pour 100, pourquoi ne pas aller chercher, à égalité de risques, un intérêt plus substantiel ? Ainsi la bourgeoisie française, si prudente jadis dans ses placements, est devenue aventureuse et même téméraire. Elle a pris l'habitude du danger et le goût de la spéculation.
Et alors elle a commencé de perdre ce respect de l'argent, hérité d'une longue série de laborieux ancêtres. A quoi bon épargner, si le fruit de l'épargne doit s'en aller aux prodigalités de la démocratie ou ne plus être representé, un beau jour, que par des vignettes sans valeur ? Ainsi se sont introduites des habitudes de prodigalité qui ne manqueraient pas de s'étendre de proche en proche et de gagner tout entier le peuple où l'épargne était jadis le plus en honneur - si les évènements devaient continuer à marcher du même pas.
Les personnes qui connaissent les dessous de la société parisienne affirment qu'en ce moment, sur dix familles riches ou aisées, il y en a trois qui vivent plus largement que leurs moyens ne le leur permettent, cinq qui dépensent tous leurs revenus, et deux peut-être seulement qui observent encore les anciennes pratiques d'économiet et d'accumulation. Quand ces deux familles-là se seront dit qu'elles sont bien simples de se priver pour rien, on verra peut-être ce spectacle étrange : c'est que la fin du monde capitaliste, au lieu de se passer dans l'angoisse et dans les larmes, s'accomplira au milieu du luxe et du plaisir...
Et c'est seulement le réveil qui sera moins rose pour toute la nation.
L'Action française, 15 mai 1914.
(Illustration : quand, du bas en haut de l'échelle, aussi bien pour de simples particuliers que pour des Etats, on prend l'habitude de vivre au-dessus de ses moyens et à crédit; quand on accumule les dettes; quand on n'épargne pas, ou plus, mais qu'on dépense encore et toujours un argent qu'on n'a pas; quand on hypothèque l'avenir... La perruche de Jaco et Lori a la réponse : "Ça finira mal !"...)