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Ecrivains royalistes (I) : Chateaubriand

Fulgurances (3/3): christianisme, avenir du monde.

Fulgurances (3/3): christianisme, avenir du monde.

L'idée chrétienne est l'avenir du monde.

En définitive, mes investigations m'amènent à conclure que l'ancienne société s'enfonce sous elle, qu'il est impossible à quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine ou l'idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangile.

Au fond des combinaisons des sectaires actuelles, c'est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangile, toujours le principe apostolique qu'on retrouve: ce principe est tellement ancré en nous, que nous en usons comme nous appartenant; nous nous le présumons naturel, quoiqu'il ne nous le soit pas; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables n'y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avait été posé par le Fils de l'homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée: c'est toujours le verbe qui se fait chair !

Voulez-vous que l'idée chrétienne ne soit que l'idée humaine en progression ? J'y consens; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'était pas venu, et qu'il n'eût point parlé, comme il le dit de lui-même, l'idée n'aurait pas été dégagée, les vérités seraient retsées confuses, telles qu'on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'est donc, de quelque façon que vous l'interpretiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout; c'est du Sauveur, Salvator, du Consolateur, paracletus, qu'il nous faut toujours partir; c'est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admets que des peuples entiers soient voués à la destruction; j'admets aussi que la foi se dessèche en certains pays: mais s'il en reste un seul grain, s'il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'esprit catholique ranimera la société.

Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création; il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique: la loi divine, unité de Dieu en trois essences; la loi morale, charité; la loi politique, c'est-à-dire la liberté, l'égalité, la fraternité.

Les deux premiers principes sont développés; le troisième, la loi politique, n'a point reçu ses compléments, parce qu'il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'être infini et la morale universelle n'étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtrie et l'esclavage avaient encombré le genre humain.

Des personnes eclairées ne comprennent pas qu'un catholique tel que moi s'entête à s'asseoir à l'ombre de ce qu'elles appellent des ruines; selon ces personnes, c'est une gageure, un parti pris. Mais, dites-le moi, par pitié, où trouverai-je une famille et un Dieu dans la société individuelle et philosophique que vous me proposez ? Dites-le moi et je vous suis; sinon ne trouvez pas mauvais que je couche dans la tombe du Christ, seul abri que vous m'avez laissé en m'abandonnant.

Non, je n'ai point fait une gageure avec moi-même: je suis sincère; voici ce qui m'est arrivé: de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m'est retsé qu'un detromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions; il n'est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d'être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa trosième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité. L'Evangile, sentence d'acquittement, n'a pas été lu encore à tous; nous en sommes encore aux malédictions prononcées par le Christ: "Malheur à vous" qui chargez les hommes de fardeaux qu'ils ne sauraient porter, et qui ne voudriez pas les avoir touchés du bout du doigt.

Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s'éclaircir; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu'ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d'oppression nés de la chute.

Quand viendra ce jour désiré ? Quand la société se recomposera-t-telle d'après les moyens secrets du principe générateur ? Nul ne le peut dire; on ne saurait calculer les résistances des passions.

Plus d'une fois la mort engourdira des races, versera le silence sur les évènements comme la neige tombée pendant la nuit fait cesser le bruit des chars. Les nations ne croissent pas aussi rapidement que les individus dont elles sont composées et ne disparaissent pas aussi vite. Que de temps ne faut-il point pour arriver à une seule chose cherchée ! L'agonie du Bas-Empire pensa ne pas finir; l'ère chrétienne, déjà si étendue, n'a pas suffi à l'abolition de la servitude. Ces calculs, je le sais, ne vont pas au tempérarment français; dans nos révolutions nous n'avons jamais admis l'élément du temps: c'est pourquoi nous sommes toujours ébahis des résultats contraires à nos impatiences. Pleins d'un généreux courage, des jeunes gens se précipitent; ils s'avancent tête baissée vers une haute région qu'ils entrevoient et qu'ils s'efforcent d'atteindre. Rien de plus digne d'admiration; mais ils useront leur vie dans ces efforts; arrivés au terme, de mécomptes en mécomptes, ils consigneront le poids des années déçues à d'autres générations abusées qu'ils porteront jusqu'au tombeaux voisins; ainsi de suite. Le temps du désert est revenu; le christianisme recommence dans la stérilité de la Thébaïde, au milieu d'une idolâtrie redoutable, l'idolâtrie de l'homme envers soi.

Il y a deux conséquences dans l'histoire, l'une immédiate et qui est à l'instant connue, l'autre éloignée et qu'on n'aperçoit pas d'abord. Ces conséquences souvent se contredisent; les unes viennent de notre courte sagesse les autres de la sagesse perdurable. L'évènement providentiel apparaît après l'évènement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on en attendait, quand il n'a point été établi d'abord sur la morale et sur la justice.

Si le ciel n'a pas prononcé son dernier arrêt; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au-delà de l'horizon visible; on n'y pourra parvenir qu'à l'aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.

Mémoires d'Outre-Tombe, La Pléiade, tome II, pages 030/931/932/933