Fulgurances....(1/3): la société nouvelle.....
"...Quelle sera la société nouvelle ? Je l'ignore. Ses lois me sont inconnues; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme.
Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l'émancipation légale ? Je n'en sais rien. Jusqu'à présent la société a procédé par agrégation et par famille; quel aspect offrira-telle lorsqu'elle ne sera plus qu'individuelle, ainsi qu'elle tend à le devenir, ainsi qu'on la voit déjà se former aux Etats-Unis ? Vraisemblablement l'espèce humaine s'agrandira, mais il est à craindre que l'homme ne diminue, que quelques facultés éminentes du génie ne se perdent, que l'imagination, la poésie, les arts ne meurent dans les trous d'une société-ruche où chaque individu ne sera plus qu'une abeille, une roue dans une machine, un atome dans la matière organisée. Si la religion chrétienne s'éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l'esclavage.
La société moderne a mis dix siècles à se composer; maintenant elle se décompose. Les générations du moyen âge étaient vigoureuses parce qu'elles étaient dans la progression ascendante; nous, nous sommes débiles parce que nous sommes dans la progression descendante. Ce monde décroissant ne reprendra de force que quand il aura atteint le dernier degré; alors il commencera à remonter vers une nouvelle vie. Je vois bien une population qui s'agite, qui proclame sa puissance, qui s'écrie : "Je veux ! je serai ! à moi l'avenir ! je découvre l'univers ! On n'avait rien vu avant moi; le monde m'attendait; je suis incomparable. Mes pères étaient des enfants et des idiots."
Les faits ont-ils répondu à ces magnifiques paroles ? Que d'espérances n'ont point été déçues en talents et en caractères ? Si vous en exceptez une trentaine d'hommes d'un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions, sans foi politique et religieuse, se précipitant sur l'argent et les places comme des pauvres sur une distribution gratuite : troupeau qui ne reconnaît point de berger, qui court de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expérience des vieux pâtres durcis au vent et au soleil ! Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l'oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l'avenir".
Variantes et Additions aux Mémoires d'Outre-Tombe, La Pleiade, tome II, pages 1051/1052, "Avenir du monde". Et ces lignes ont été écrite vers 1834 !