Le "jardin", le "bâtiment carré" et l'enfant (II)
Maurras commet un sacrilège...
"...Aux premières vacances, celles de 1882, on s'était tant bien que mal installé en procédant à quelques accomodations très rudimentaires. "Réformer pour conserver...", c'était déjà le bon programme. Or, parallèle à la maison, perpendicualire à l'allée centrale, il existait, comme un petit jardin dans le grand, complètement effacé du sol aujourd'hui : quelques pauvres carrés d'iris, d'oeillets et de roses, abondamment tendus de toiles d'araignées, bornés par des demi-lunes de pierre grise et - écoutez-moi bien ! - complantés de puissants cyprès, de neuf grands cyprès plus que beaux qui passaient pour avoir deux siècles. On disait au juste : cent quatre-vingt-dix ans. Notre malchance voulut qu'un nouveau fermier vint d'entrer en charge, excellent homme, mais maniaque : il détestait nos cyprès parce que leurs racines énormes lui mangeaient de la bonne terre arable et, disait-il, empiétaient sur le verger, sur le fruitier. Ses premières réclamations furent mal reçues, il les répéta, il osa parler d'abattre nos arbres...
- Les plus anciens ! les plus grands ! les plus beaux ! c'était un péché !
Ma mère et mon frère en étaient indignés. Quel mauvais démon me fit prendre le contre-pied ? Je plaidai pour l'ennemi des arbres et sur un ton de fausse raison, si persuasif que peu à peu j'obtins le plus triste et le plus honteux des succès. On peut trouver comme un écho de ma faute flagrante et de mon repentir gêné dans un petit poème de ma Musique intérieure qui a pour titre "Les témoins" :
"Le sort et ses coups, la Vie et ses songes / Ne sont pas obscurs, / Disent les cyprès que la lune allonge au ras de ton mur. / Devant la maison que trois siècles dorent, / Fuseaux ténébreux, / Nous recommençons le rêve d'enclore / Votre jardin creux... / Tu dis que la loi les a fait renaître ? / Mais je vois encor quel rustre acharné qui te dit son maître / Nous porta la mort."
Si la jeunesse est folle, l'adolescence l'est bien plus. Dans ses dix ans, mon jeune frère était bien plus sage que moi...
Plus donc j'y réfléchis en y appliquant toutes les ressources de la mémoire et de l'expérience, et plus il me semble certain que je ne pris parti contre nos beaux cyprès qu'en raison de leur charme mystérieux et de cette beauté contre laquelle je voulais me mettre en garde, au nom de quelque chose de meilleur encore, pour y faire un sacrifice dont la peine me semblait avoir aussi sa beauté. Tout est dit contre l'erreur de cette Antiphysie stoïcienne. Il me fut dur et long de m'affranchir de ce préjugé de raison appauvrie ou dénaturée. Alors que le paysan avait réagi en fonction de ce qu'il croyait son intérêt, moi, nouveau philosophe scythe, je m'étais plu au conformisme de cette barbarie.
Elle eut donc le dessus et les cyprès furent abattus. Je vois encore saigner entre leurs ramures d'un vert bronzé la chair rose de leurs aubiers... Le dernier tronc à peine couché au sol, tout aussitôt, sans intervalle, j'eus la claire conscience de la faute, et le deuil du malheur, et le désir de réparer l'irréparable ou de le compenser..."
Illustration : l'un des nombreux cyprès plantés par Maurras pour "racheter" sa faute (ici, au-dessus du Mur des Fastes)...