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Une visite chez Charles Maurras...

L'art poétique de Maurras (II)...

L'art poétique de Maurras (II)...

Les confusions et les malheurs du temps proviennent, pour Charles Maurras, de la dissociation de la beauté et de la vérité.
Aristotélicien par son recours à Saint-Thomas d’Aquin et à l’empirisme organisateur d’Auguste Comte, Maurras est platonicien dans sa poétique et les raisons d’être qu’il accorde à l’Idée.
Les adeptes d’un Maurras "tout d’une pièce" n’ont peut-être pas assez médité le jeu de cette contradiction créatrice.
Au voisinage d’Homère et de Platon, Maurras entretient une conversation soutenue avec le limpide mystère des Idées et des Dieux, alors qu’aussitôt paraît-il s’accorder au Dogme et à l’Eglise que son argumentation se fait pragmatique. Sans doute ne voit-il dans le Dogme qu’une limite opportune à la confusion, alors son âme frémit à l’incandescente proximité des Idées.

Hôte du Banquet en compagnie de Diotime, Maurras entrevoit la métaphysique dont il se défia, au contraire de Léon Daudet, lorsqu’elle lui advint par l’entremise des œuvres de René Guénon ; alors qu’apologiste du Dogme, la métaphysique et le Mystère semblent céder la place à des considérations organisatrices.
S’il est, pour Maurras, un Mystère vécu, un Mystère éprouvé, ce n’est point le Mystère christique de l’Eucharistie et de la Résurrection des corps, mais, ainsi que le nomme son poème, Le Mystère d’Ulysse :

"Guide et maître de ceux qui n’eurent point de maître
Ou, plus infortuné, que leur guide trompa,
Donne-leur d’inventer ce qu’ils n’apprirent pas,
Ulysse, autre Pallas, autre fertile Homère,
Qui planta sur l’écueil l’étoile de lumière
Et redoubla les feux de notre firmament !"
"La beauté parfaite, écrit Maurras, est tel un signe de la vérité qu’il devient presque superflu de se demander si la poésie d’Horace est sincère".

N’étant guère enclin à nous faire procureurs en poésie ou en métaphysique, les postulants à ces titres douteux ne manquant pas, nous nous contenterons de percevoir, à travers les incertitudes maurrassiennes, dissimulées sous un ton péremptoire, le beau signe de la vérité qui nous est ainsi adressé. Cette vérité est la connaissance de nos limites.
Le paradoxe de cette connaissance est d’être à la fois humble et orgueilleuse.
Elle est humble, car elle présume que nous sommes essentiellement redevables de ce que nous sommes à notre tradition, à notre Pays et à notre langue.
Ecrivain, moins que tout autre je ne peux oublier que ma pensée circule comme une sève dans le grand arbre héraldique et étymologique de la langue française et que ma liberté est constituée par celle de mes prédécesseurs.
Chaque mot dont s’empare notre pensée s’irise de ses usages révolus. Notre orgueil n’est alors que la juste mesure de notre humilité : il nous hausse, par la reconnaissance que nous éprouvons, à la dignité d’intercesseurs.
Maurras ne cesse de nous redire que notre legs est à la fois fragile et précieux.
Si Maurras se fourvoie quelquefois lorsqu’il tente de définir ce qui menace, il discerne bien ce qui est menacé.

"On est bon démocrate, écrit Maurras, on se montre bon serviteur de la démocratie, dès que l’on apporte aux citoyens des raisons nouvelles de quitter la mémoire de leurs pères et de se haïr fermement." »
Maurras ne voit pas seulement que la démocratie "servira les factions, les intérêts, la ploutocratie, enfin cette cacocratie devenue maîtresse de tout", il comprend aussi qu’exaltée en démagogie, la démocratie prépare un totalitarisme indiscernable à ceux qui le subissent :
"La démagogie, c’est la démocratie lorsque la canaille a la fièvre ; mais quand la canaille est sans fièvre, qu’au lieu d’être exaltée, elle est somnolente, torpide, son gouvernement n’est guère meilleur. Un peu moins violent peut-être ? Oui, mais plus vil, plus routinier et plus borné."

La décomposition du Pays en factions rivales présage cette grande uniformisation qui sera le triomphe de l’informe, du confus et du vulgaire, le mépris de la mémoire et l’obscurcissement de l’entendement humain dans une goujaterie généralisée.
Maurras ne nous induit pas en erreur lorsqu’il voit dans la perpétuité dynastique un remède à la guerre de tous contre tous et une chance de subordonner le pouvoir à l’Autorité. Si nous dégageons l’œuvre de la gangue des préjugés de son temps, il nous est même permis d’y choisir ce qui n’est point frappé d’obsolescence :
"Vivre proprement c’est choisir ; et l’activité intellectuelle est, de toutes les activités permises à l’homme, celle qui renferme la plus grande somme de choix, et de choix de la qualité la plus raffinée."

Les civilisations ne sont pas plus issues du seul hasard que de la seule nécessité.
Elles sont, selon la formule de Henry Montaigu, "des dispositions providentielles" que soutient l’effort humain.
Cet effort est moral, esthétique et métaphysique et la moindre défaillance menace de réduire ses œuvres à néant.
La civilité est un savoir qui distingue. "L’individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement plus qu’il n’apporte."
Lorsque le sentiment contraire l’emporte, la civilisation est déchue.

Charles Maurras, s’il lui est arrivé de la pressentir, n’a pas connu l’extension planétaire de la démocratie totalitaire, avec son infatuation et sa pruderie, sa brutalité et ses leurres publicitaires. Face à ce "libéralisme" culminant en une société de contrôle secondée par l’informatique et la génétique, face à cette barbarie technologique, accordée à la soumission, peut-être eût-t-il renoncé à ses anciennes inimitiés pour nous inviter à d’autres formes de résistance.
J’en vois la preuve dans ce qu’il écrivait le 8 août 1927 dans les colonnes de l’Action française, à propos de l’exécution des anarchistes Sacco et Vanzetti, après sept ans d’emprisonnement dans les geôles américaines :
"L’aventure présente montre que cette race sensible et même sentimentale, profondément élégiaque, a du chemin à faire, it is a long way, oui, une longue route, pour devenir un peuple classique. Ni le progrès matériel représenté par le perfectionnement illimité du water-closed, ni la traduction puritaine de The Holy Bible dans toutes les langues du monde n’ont encore créé, là-bas, cette haute et subtile discipline du sourire et des larmes qui entre dans la définition du génie latin."

Cette "haute et subtile discipline du sourire et des larmes", certes, nous la reconnaissons également chez Novalis, Hölderlin, Nietzsche ou Heine, mais nous n’oublions pas davantage que cette reconnaissance, nous la disons en français.
De même que Léon Daudet rendit un magnifique hommage à Shakespeare, Maurras sut prolonger dans son œuvre les résonnances du Colloque entre Monos et Una d’Edgar Poe.
Pourquoi être français plutôt qu’autre chose ?
La réponse est dans le Colloque qui se poursuit entre les vivants et les morts, entre les prochains et les lointains.
Que ce Colloque se poursuive, d’âme en âme, c’est là toute la raison d’être de la tradition, et de la traduction, dont surent si bien s’entretenir Pierre Boutang et Georges Steiner.

Que retenir de l’œuvre de Charles Maurras ?

Peut-être cette obstination à défendre les limites où l’universel se recueille.
"Ai-je découvert plusieurs choses ? Je ne suis sûr que d’une, mais de conséquence assez grave : car de ce long Colloque avec tous les esprits du regret, du désir et de l’espérance qui forment le Chœur de nos Morts, il ressortait avec clarté que l’humaine aventure ramenait indéfiniment sous mes yeux la même vérité sous les formes les plus diverses."
Cette vérité, pour Charles Maurras, fut celle des "métamorphoses de l’amitié et de l’amour" de ses Maîtres platoniciens.
La véritable leçon de ces Maîtres, à qui sait les entendre, n’est point dans l’abstraction, mais dans la métamorphose.
La phrase, ou, plus exactement, le phrasé maurrassien, dans ses périodes les mieux inspirées, s’entrelace à ce mouvement d’inépuisable diversité.
Ce sont "de rapides alternances de lune et de soleil, or liquide, argent vif, qui me réchauffaient le cœur, me déliaient l’esprit, et, d’un seul coup, m’ouvraient la conscience et la mémoire toutes grandes."
L’espace à défendre est celui où cette extase est possible, où ni la conscience, ni la mémoire ne sont obscurcies ou avilies. (FIN)